La bataille d’Anoual
D’après « Le Figaro. Supplément littéraire du dimanche » – 4 juillet 1925
Au printemps de 1921, deux généraux espagnols se rencontraient sur une canonnière à quelques milles de Meliko, en vue de la côte marocaine. C’étaient le général Bérenguer, haut commissaire de l’Espagne au Maroc, et le général Silvestre qui commandait à Melilla. Les deux hommes avaient toujours montré la plus vive affection l’un pour l’autre, et ils disaient s’aimer comme des frères.
Ils s’enfermaient pour causer seul à seul dans la cabine du lieutenant qui commandait la canonnière, et celui-ci, au bout de peu, entendit les éclats d’une discussion violente. Tout l’équipage l’entendait comme lui. Afin de faire cesser le scandale, le lieutenant pénétra dans la cabine. Il trouva les deux généraux qui en venaient aux mains. Et, comme en dépit de sa fureur, ils continuaient de se jeter les injures à la tête, il dut les menacer de les mettre aux fers tous les deux et de les ramener à la côte.
Une rivalité de métier venait de dresser l’un contre l’autre ces deux frères ennemis.
Fils de paysans, sorti du rang, très brave (blessé plus de soixante fois), le général Silvestre était le type d’un soldat de métier qui, toute sa vie, a fait la guerre, guerre carliste, guerre aux Philippines, guerre à Cuba, guerre au Maroc. Le roi l’aimait beaucoup.
Mais quand, tout récemment, il s’était agi de choisir un haut commissaire au Maroc, le gouvernement lui préféra Bérenguer, un vieil Africain lui aussi, mais qui avait certainement plus d’intelligence, de souplesse et d’esprit politique, Silvestre fut profondément déçu. Il commandait alors à Ceuta.
Mais le voisinage de Ceuta où le haut commissaire avait sa résidence, lui était devenu insupportable, car il s’y sentait étouffé dans l’ombre de son rival. On le nomma, sur sa demande, au commandement de Melilla, et là-bas, loin de Bérenguer, il se trouva plus à l’aise.
Mais ses ambitions déçues ne lui laissaient pas de repos. Il intrigua pour que le Maroc fût divisé en deux zones : une zone occidentale réservée à Bérenguer et une zone orientale où il aurait été le maître. Son intrigue n’aboutit pas. Et tandis que Bérenguer pacifiait heureusement les tribus dans la région de Ceuta et de Larache et que toute la presse espagnole applaudissait à ses succès, Silvestre, lui, se morfondait dans son coin de Melilla, n’obtenant du haut commissaire ni un canon, ni un homme pour rien faire de quelque envergure.
A la fin, excédé de la situation humiliée où le maintenait son rival, il demanda à Bérenguer de s’expliquer face à face avec lui. Longtemps Bérenguer s’y refusa. Enfin ils s’étaient rencontrés au large, sur cette canonnière, pour se dire, loin de tout témoin, ce qu’ils avaient sur le cœur. Une fois de plus, Silvestre supplia son camarade de lui accorder les renforts pour exécuter un coup du côté d’Alhucémas. Opération, pensait-il, qui, si elle avait réussi, reléguerait au second plan les petites actions militaires auxquelles se livrait Bérenguer, et dont celui-ci tirait tant de gloire et de profit.
Mais cette fois encore, Bérenguer ne voulut rien entendre, soit qu’il jugeât l’opération hasardée, soit qu’il craignît, pour lui-même, le succès de son ami. Et voilà pourquoi les deux hommes étaient sur le point de s’étrangler lorsque le lieutenant qui commandait la canonnière était entré dans la cabine.
Ivre de fureur et da rancune, Silvestre revient à Melilla, ramasse dans la ville et dans les postes de la région pacifiée, tout ce qu’il peut trouver de soldats, une vingtaine de mille environ, parmi lesquels un tiers d’indigènes, et au mépris des ordres de son chef, il jette tout ce monde en avant du côté d’Alhucémas.
Or, jamais les difficultés pour atteindre Alhucémas n’avaient été aussi grandes, car toute cette partie du Rif venait d’être soulevée par un certain Abd el Krim. Cet Abd el Krim était alors tout à fait inconnu. D’une bonne famille indigène, il avait été élevé à Melilla dans une école espagnole. Puis il était venu en Espagne compléter ses études, et après avoir voyagé en France et en Allemagne, de retour à Melilla, il était devenu un petit fonctionnaire du bureau des affaires indigènes.
Durant toute la guerre, il se montra germanophile et grand ami d’Abd el Malek qui menait le combat contre nous sur la frontière nord du Maroc. A diverses reprises, le maréchal Lyautey se plaignit de cet Abd el Krim au gouvernement espagnol. Le général Silvestre fit venir son agent dans son bureau, l’injuria, le gifla, dit-on, et l’expédia en prison. Abd el Krim s’en évadait aussitôt et gagnait la montagne, laissant au général une lettre, dans laquelle il lui disait qu’il ne désertait pas de son propre mouvement, mais qu’on l’y obligeait, que Silvestre était responsable de ce qui allait se passer et qu’ils se retrouveraient bientôt.
En quelques jours, il soulevait le Rif et jusque dans la zone pacifiée, ses gens excitaient les indigènes en répandant le bruit qu’il allait battre les Espagnols, entrer à Melilla et qu’on devait se préparer à lui prêter main forte.
A Melilla, le bureau des affaires indigènes fut informé de tout cela mais Silvestre n’en tint pas compte, emporté par son désir d’action et de gloire, et plein de confiance dans sa troupe. Malheureusement pour lui, et aussi pour son pays, il s’était récemment produit, au Maroc, un changement, fâcheux dans le corps des officiers.
Depuis la perte des Philippines et de Cuba, l’Espagne, n’ayant plus, à proprement parler, une armée coloniale, n’envoyait au Maroc que des officiers volontaires, entraînés par le goût de l’aventure et l’espoir de l’avancement et des décorations.
Tout de suite, on dut s’apercevoir que le mouvement d’Abd el Krim était beaucoup plus puissant qu’on ne l’avait cru tout d’abord. Les Rifains attaquèrent d’abord la position avancée de Monte-Abaran, et l’enlevèrent d’assaut.
De son côté, Silvestre envoyait huit cents hommes s’installer à Igueriben, à deux kilomètres environ du poste d’Anoual. Aussitôt, Abd el Krim investit Igueriben, rendant le ravitaillement impossible. Au bout de trois semaines, les huit cents hommes de cette garnison étaient sans munitions et sans vivres. Bientôt ils n’eurent pour s’abreuver que l’urine des mulets et des chevaux.
Silvestre, dont le quartier général était à quelques kilomètres au poste de Batel, partit en reconnaissance avec deux escadrons pour voir si l’on pouvait encore dégager Igueriben. Puis il se rabattit sur le poste d’Anoual, où se trouvaient rassemblés quatre mille hommes, dont la plupart indigènes.
Par héliotélégraphe, il donna l’ordre à la colonne investie de se replier sur Anoual. Mais la retraite était impossible. Il fallait traverser un profond défilé dominé par les Rifains, et les plis du terrain empêchaient l’artillerie d’Anoual de protéger le mouvement.
Les officiers d’Igueriben comprirent que tout était perdu. Sitôt le message reçu, ils se donnèrent tous la mort, pour ne pas tomber vivants entre les mains des Berbères. La troupe, livrée à elle-même, engagea la retraite. Sur huit cents hommes, sept seulement arrivèrent à Anoual.
A la vue de ce désastre, un découragement profond saisit la garnison d’Anoual. Silvestre donna l’ordre de faire, une sortie. Mais les officiers supérieurs se réunirent en junte de chefs, et sous prétexte que les opérations avaient été engagées sans l’ordre du gouvernement, non seulement ils refusèrent l’obéissance au général, mais encore ils décidèrent à la majorité de se replier sur Melilla. Vainement, Silvestre essaya de faire revenir ses officiers sur leur vote et d’imposer sa volonté. On ne l’écouta pas et le repli, en débandade, commença sous les grenades, les fusils et les mitrailleuses des Rifains, à travers ce même défilé où les huit cents hommes d’Igueriben avaient péri.
Le général Silvestre resta seul à Anoual, avec son état-major. Il appela le chauffeur de son automobile, auquel il demanda son nécessaire de toilette.
D’après le récit de cet homme, le général se rasa la moustache, enleva sa veste, l’échangea contre la vareuse du chauffeur, et remit à celui-ci deux lettres et son uniforme, pour les porter à sa famille. A partir de ce moment, on ne sait plus rien de lui. Il s’est certainement suicidé. Mais, sous son déguisement, les gens d’Abd el Krim n’ont pas reconnu son cadavre.
Presque tous les hommes d’Anoual subirent le sort de leurs camarades d’Igueriben. Les contingents indigènes avaient passé à l’ennemi. Les quatre-vingt-dix postes de la zone pacifiée, laissés quasi sans défenseurs, étaient facilement enlevés et leur garnison massacrées.
Tous les Berbères de la région soumise, auxquels les Espagnols avaient donné des mausers pour se défendre contre les dissidents, se joignaient aux gens d’Abd el Krim. La harka s’avançait jusqu’aux portes de Melilla, et les Rifains obligeaient les canonniers espagnols, qu’ils avaient fait prisonniers, à tirer sur la ville. Ceux qui s’y refusaient avaient les mains coupées.
Le général Bérenguer apprit presque en même temps l’insubordination de son camarade et sa mort. Il accourut à Melilla, et comme il avait précédé les deux mille hommes de renfort qu’il amenait avec lui, il se trouva un moment dans la ville avec 37 fusils. Un peu plus de rapidité et d’audace, et Abd el Krim, le petit employé germanophile des affaires indigènes, s’emparait d’une ville où l’Espagne est installée depuis Charles-Quint.