Le combat de Togbao
D’après « Histoire militaire de l’Afrique Equatoriale française » – Cdt M.-E. Denis et col R. Viraud – 1931
La convention du 14 juin 1898 et l’accord franco-anglais du 21 mars 1899, précisant les termes de la convention du 5 août 1890, confirmaient les résultats obtenus. L’Angleterre reconnaissait à la France la souveraineté des rives Nord et Est du lac Tchad. Mais, conclue seulement avec l’Angleterre, cette convention ne réservait nullement les droits vis-à-vis des autres puissances. Pour se prémunir contre toute éventualité, il convenait de réaliser dès que possible une occupation de fait des pays du Tchad.
Dès le milieu de 1898, une nouvelle mission était confiée au lieutenant de vaisseau Bretonnet, depuis peu administrateur des colonies. Il devait ramener au Chari les envoyés du Baguirmi venus en France avec Gentil et procéder à l’occupation voulue par le gouvernement.
Bretonnet était au poste de la Nana en février 1899. Il y apprit le départ pour le Chari de M. de Béhagle, agent commercial, qu’un peu hâtivement, l’administrateur Rousset, commandant la région du Haut-Chari, avait chargé de mission auprès des sultans du Baguirmi et du Ouadaï. Inquiet de ce départ qu’il estimait inopportun, Bretonnet décida de se porter sans tarder vers le Baguirmi.
Il fit presser le transport du matériel, six canons de 65 de marine et les pièces de rechange pour le Léon-Blot. Il renforça en outre le personnel de sa mission en s’adjoignant le lieutenant Durand-Autier, de la compagnie de relève de la mission Marchand (compagnie Julien).
A la nouvelle de l’invasion du territoire baguirmien par Rabah, qui voulait punir ce pays de l’accueil fait à la mission Gentil, le ministre des colonies avait mis à la disposition de la mission du Ghari la compagnie de relève de la mission Marchand, alors à Bangassou et sans emploi par suite du traité franco-anglais.
Bretonnet reçut connaissance de cette décision le 12 mars 1899. Dès le début d’avril, le lieutenant d’artillerie de marine Braün, le médecin de marine Ascornet, le maréchal-des-logis Martin, qui appartenaient à des titres divers à la relève de la mission Marchand, le rejoignirent à Gribingui.
Le 15 avril, Bretonnet envoyait le lieutenant Durand-Autier comme résident au Baguirmi à Kouno en remplacement de M. Prins. C’est en ce point que s’était réfugié Gaourang, chassé de Massénya par Rabah. Il donnait en outre au capitaine Julien l’ordre de venir avec sa compagnie à Krébedjé (appelé par la suite Fort-Sibut).
Impatient d’arriver au Baguirmi, redoutant d’être devancé au Tchad par une autre puissance, Bretonnet quittait Gribingui (Fort-Crampel) le 1er mai 1899 avec le lieutenant Braün, le maréchal-des-logis Martin et 15 miliciens. Il y laissait le Léon-Blot non réparé et gagnait par voie de terre N’Délé, puis Kouno où il arriva le 15 juin.
Rabah, qui venait d’assurer sa domination sur le Bornou et le Baguirmi, avait été vivement contrarié dans ses projets par la venue de Béhagle et de Bretonnet. Il rêvait en effet, pour accroître sa puissance, d’attaquer le Ouadaï et le Kanem. L’intervention dans le centre africain d’une puissance européenne ne pouvait lui plaire.
Apprenant que Gaourang allait recevoir des armes et des renforts et qu’une forte expédition française allait sous peu le soutenir, il résolut de se porter sur Kouno : il battrait Gaourang, réduirait ensuite Senoussi qui avait accepté le protectorat français et ruinerait la ligne de ravitaillement Fort Crampel-Kiébedjé.
Après avoir concentré ses troupes à Kousseri, Rabah marcha sur Kouno.
Le 15 juillet, devant l’avance de Rabah, Kouno fut évacué par Bretonnet et Gaourang. Rabah s’y installait le lendemain dans le tata de Gaourang, tracé et construit par M. Prins. Le 17, avant le jour, il se portait sur les collines rocheuses de Niellim dont le défilé sur le Chari était occupé par Bretonnet et Gaourang.
Sentant l’imminence de l’attaque, Bretonnet avait, le 6 juillet, de Kouno, appelé à lui le capitaine Julien. L’ordre parvint trop tard à cet officier qui, exécutant le premier ordre reçu, avait quitté les sultanats le 29 mars avec ses 135 fusils marchant par voie de terre sur Krébedjé, tandis que les pirogues et les baleinières disponibles transportaient son matériel.
En France, Gentil, inquiet de la tournure des événements, avait demandé et obtenu son renvoi dans le Chari avec des forces suffisantes pour refouler Rabah et se mettre en rapport avec le Ouadaï. Il s’embarqua à destination du Congo le 25 février 1899 avec les capitaines Robillot, de Cointet, de Lamothe, et le lieutenant Kieffer. En route, il recruta 200 auxiliaires au Sénégal.
Très préoccupé à son arrivée au Congo par les nouvelles reçues de Bretonnet, Gentil, commissaire du gouvernement dans le Chari, faisait diligence. A Bessou, il rencontra la compagnie Julien qui effectuait son mouvement sur Krébedjé. Il fit hâter la marche de cette unité et la poussa jusqu’à Fort-Crampel qu’elle atteignit le 27 juin.
Le Léon-Blot n’était pas encore réparé. Le travail fut poursuivi activement.
Le 2 août, parvenait un courrier de Bretonnet, expédié de Niellim le 16 juillet, laissant prévoir l’attaque imminente de Rabah et ordonnant à la compagnie Julien de se diriger le plus vite possible sur Niellim, soit pour débloquer la position, soit pour aider dans la poursuites.
Gentil ordonna le départ immédiat. Les munitions et l’artillerie, deux pièces de 65 m/m furent embarquées en hâte sur le Léon-Blot, et trois sections prirent place sur un chaland. Le vapeur, dont la réparation n’était pas terminée, partit le 3 août, naviguant à la perche, pendant qu’on poursuivait la remise en état. Etaient à bord, le commissaire du gouvernement Gentil, le capitaine Robillot, commandant des troupes, le capitaine Julien, le docteur Allain, le lieutenant Galland. Avant son départ, Gentil avait ordonné aux compagnies d’auxiliaires des capitaines de Gointet et de Lamothe de se rapprocher de Fort-Crampel.
Le 16 août seulement, au soir, Gentil arrivait au village de Tounia Kankao (chef Gaoura) sur le Chari. Il y apprenait, par les fuyards baguirmiens et par le sergent Samba Sali, la nouvelle du combat du 17 juillet, à Togbao, de la mort de Bretonnet et des membres de la mission qui l’accompagnaient.
Il eut été imprudent avec les seules forces du Léon-Blot de courir sus à Rabah. Celui-ci pouvait d’ailleurs prendre l’offensive et il convenait de se garder contre une surprise. Enfin, la nouvelle du désastre de Togbao pouvait inciter Senoussi, sultan de N’Délé, dévoué à Rabah, à attaquer Gribingui. Gentil décida en conséquence d’établir un poste au point atteint et de repartir dans l’Oubangui pour en ramener des renforts.
La compagnie, le matériel et les munitions furent débarqués. Le 17 août, Gentil retournait à Fort-Crampel, laissant les capitaines Robillot et Julien édifier le poste qui prit le nom de Fort-Archambault.
Le 9 septembre, le Léon-Blot était de retour à Fort-Archambault avec la compagnie de Gointet (2e compagnie) renforcée d’une partie de la compagnie de Lamothe. Arrivaient en outre, le capitaine de Lamothe, le lieutenant Kieffer, le docteur Ascornet et les maréchaux-des-logis de Possel et Levassor.
D’autre part, Gentil envoyait 1′ administrateur Bruel à Bangui pour réquisitionner la compagnie de l’Oubangui et l’acheminer sur le Chari (compagnie du capitaine Armentier).
A ce moment, solidement retranché à Fort-Archambault, rapidement fortifié par Julien, le premier échelon de la mission, sous les ordres du capitaine Robillot, était à l’abri d’un coup de main et pouvait attendre de nouveaux renforts.
Les récits des fuyards baguirmiens et du sergent Samba Sali, l’examen des lieux permirent de reconstituer les différentes phases du combat de Togbao.
Le 16 juillet, l’administrateur Bretonnet et le sultan Gaourang étaient venus occuper le village de Togbao, au bord du Chari. Ce village est dominé par une chaîne rocheuse. Au nord, s’étend une plaine marécageuse et herbeuse limitée à l’est par le Chari, infranchissable sans embarcations.
La position était constituée par un défilé compris entre les rochers et le Chari. Au sud, un marigot difficilement franchissable rendait très incertaine toute retraite dans cette direction.
Bretonnet et Gaourang prirent les dispositions suivantes : le sultan avec ses guerriers, 300 fusils environ, s’installa à Togbao et fit entourer son camp d’une mauvaise palissade. Dans ce village, se trouvaient entassés les femmes, les enfants, les animaux et les bagages de Gaourang et de sa suite. Le lieutenant Durand-Autier et 10 miliciens occupèrent l’entrée du défilé en aval de Niellim. Bretonnet avec le lieutenant Braün, le maréchal-des-logis Martin et 30 miliciens prit position au sommet d’un piton à flancs escarpés sur le versant nord des collines à 2 kilomètres 500 du fleuve. Aucun travail de fortification ne fut exécutée.
Les deux pièces de 4 dont disposait Bretonnet étaient en position avec lui sur le rocher. Sur la gauche, à l’ouest, étaient détachés 300 cavaliers et fantassins baguirmiens sous les ordres du premier chef de guerre de Gaourang.
Vers 8 heures, Rabah était en vue de la position avec 12 000 hommes dont 2 345 fusils.
La première attaque paraît s’être produite vers 9 heures 30 sur le mamelon occupé par Bretonnet. La position n’était abordable que par deux passages enfilés par son artillerie. Malheureusement, les pièces ne purent tirer que huit obus à balle, dans des conditions mauvaises, le champ de tir étant très restreint. Dès lors, la petite troupe, renonçant à se servir de son artillerie, ne combattit plus qu’à coups de fusil. Un seul feu de salve fut tiré à 250 mètres et arrêta un instant la première attaque. Sur un nouveau bond en avant des soldats de Rabah, le feu à volonté fut ouvert.
Les assaillants avançaient lentement en s’abritant et en rampant, tout en dirigeant un feu extrêmement nourri sur les défenseurs. Malgré la défectuosité du tir ennemi, ceux-ci succombèrent enfin sous la masse considérable de projectiles.
Le lieutenant Braün tomba le premier, frappé par une balle de gros calibre à la poitrine. Avant de mourir, il Conseilla la retraite à Bretonnet. Celui-ci répondit qu’il était décidé à mourir. Le sultan Gaourang proposa également la retraite, après destruction de ce qui ne pourrait pas être emporté. Le chef de mission précisa à nouveau que pour l’honneur de la France, la mort était préférable à une retraite.
Le maréchal-des-logis Martin fut tué d’une balle au front. Bretonnet fut peu après frappé d’une balle à la poitrine ; il donna alors ses derniers ordres et envoya chercher le lieutenant Durand-Autier pour prendre la direction du combat. Puis, assis sur une caisse vide, le dos à un bloc, le revolver suspendu au poignet droit, il attendit. Une deuxième balle l’atteignit entre l’épaule et la poitrine ; il s’évanouit. Durand-Autier rallia le rocher avec ses 10 miliciens.
Il était environ midi. Les rabhistes, repoussés deux fois et laissant sur le terrain 500 tués ou blessés, marquèrent un temps d’arrêt. Le lieutenant jugea la situation désespérée, mais estima la retraite possible encore. Il redescendit le mamelon pour en conférer avec Gaourang.
L’attaque reprit sur ces entrefaites. Il était 13 heures. Une attaque frontale commandée par le lieutenant de Rabah, Bou Beker se maintint à quelques centaines de mètres de la ligne, fixant les 20 Sénégalais survivants qui tiraient avec rage contre un ennemi 500 fois supérieur. Les rabhistes postés assez près entretinrent un feu violent « sur les Français et les Sénégalais placés sur la table rocheuse nue et unie, tels des héros sur leurs piédestaux de bronze ou de marbre, devançant ainsi l’Immortalité. La constitution géologique de la position n’avait guère permis d’y entreprendre la moindre fortification passagère et on s’était contenté de l’entourer de ronces, un vrai calvaire » (Capitaine Julien).
Dans le même temps, une colonne sous les ordres de Mohammed Niebeh, deuxième fils de Rabah, exécutait un mouvement tournant par l’ouest.
Avec les femmes et les enfants entassés dans Niellim, pleurant et criant, les dispositions pour la retraite furent trop longues. Lorsque Durand-Autier, retourné sur la position, s’apprêta à prendre le sentier avec les 18 miliciens survivants pour rejoindre la colonne baguirmienne et se faufiler vers l’ouest derrière la masse rocheuse, il n’était plus temps.
Le chef de guerre chargé par Gaourang de garder la gauche de la position, sur lequel on pensait se replier, avait jugé prudent de se retirer sans avoir tiré un coup de fusil. Les rabhistes s’engouffrèrent sans difficulté dans le passage.
Le lieutenant, déjà blessé au bras, descendait lé sentier avec ses 18 Sénégalais, quand il se trouva subitement face au flot ennemi. A ce moment, les Bornouans de Bou Beker atteignaient le faîte des rochers. Le lieutenant tomba après avoir déchargé son revolver et les miliciens, surpris dans le chemin creux, furent tous tués à part trois blessés, qui furent faits prisonniers, dont le sergent Samba Sali. Gaourang, abandonnant femmes, enfants et bagages, put se faire jour et s’enfuir. L’agent français Pouret, resté auprès de Gaourang, se fit tuer sur les bagages dont il avait la garde.
Au moment où les rabhistes envahissaient le rocher, Bretonnet, revenant à lui, chercha à se dresser. Un fanatique l’acheva et lui coupa la tête qu’il porta à Rabah.
Rabah, ayant compté les cadavres des Européens et des Sénégalais, fut étonné de la résistance rencontrée et surtout des pertes subies par ses troupes. Il se retira à Kouno qu’il mit en état de défense. Bou Beker, avec quelques bannières, fut envoyé à la poursuite de Gaourang retiré sur le Logone à Laï.
Rabah pensa dès lors être débarrassé définitivement des Français. Il envoya l’ordre à Dikoa d’exécuter de Béhagle qui y était détenu prisonnier. Celui-ci fut pendu ; sa courageuse attitude au moment de l’exécution produisit une impression considérable sur l’esprit des Bornouans.