La bataille de la Monongahéla
D’après « La Nouvelle-France » – Eugène Guénin – 1898
Les troupes envoyées d’Angleterre en Amérique étaient commandées par le général Braddock. C’était un vieux soldat, habitué à la tactique européenne, d’une extrême sévérité au point de vue de la discipline, parfaitement convaincu que des miliciens comme ceux du Canada et des sauvages ignorant les premiers principes de la guerre ne tiendraient pas un moment devant les troupes qu’il dirigeait.
Un homme sur le compte duquel la France s’est étrangement méprise, car elle n’a pas eu de plus ardent ennemi, Franklin, vint trouver le général anglais pour l’avertir des dangers qu’il pouvait courir et l’animer de sa haine contre les Français.
Braddock, riant de ses conseils, répondit simplement : « Lorsque j’aurai pris le fort Duquesne, j’irai à Niagara ; je ne suppose pas que ce fort doive m’arrêter plus de trois ou quatre jours, et de là je ne prévois rien qui puisse entraver ma marche jusqu’à Frontenac. Quant aux sauvages, ajoutait-il dédaigneusement, ils peuvent être redoutables pour des miliciens sans expérience, mais ils sont incapables de faire la moindre impression sur les troupes régulières et disciplinées du roi ».
L’armée dont il prenait la direction se composait de mille hommes de vieilles troupes amenées par lui d’Angleterre, de quinze cents miliciens de Virginie et de Pensylvanie commandés par Washington, et de quelques centaines de sauvages que la hauteur et le mépris du général pour de pareils auxiliaires fit bientôt déserter.
Le 10 juin, l’expédition, retardée par les fournisseurs qui n’avaient préparé ni approvisionnements ni moyens de transport, partait du fort Cumberland et s’engageait au milieu des forêts de la vallée de l’Ohio. La colonne occupait plus d’une lieue d’étendue ; les chariots qu’elle traînait et l’artillerie obligeaient les miliciens et les troupes, pour frayer le chemin dans les bois, à établir des ponts de troncs d’arbres sur les cours d’eau afin d’en permettre le passage. Il fallut un mois pour arriver à quelques lieues de la fourche de l’Ohio.
En Angleterre, où la nouvelle de la prise du fort Duquesne était attendue chaque jour, on trouvait que Braddock « n’était guère impatient de se faire scalper ».
Arrivé aux ruines du fort Nécessité, le général fut informé que le commandant du fort Duquesne, M. de Contrecœur, allait prochainement recevoir un secours de cinq cents hommes. Afin de devancer l’arrivée de ce renfort, il divisa sa troupe en deux sections, laissa les bagages avec sept cents hommes à l’arrière, sous les ordres du colonel Dunbar, et prit les devants avec l’élite de ses forces et dix canons.
Le 9 juillet, il traversait, à quinze milles du fort Duquesne, la rivière Monongahéla, que nos coureurs des bois appelaient, en simplifiant le nom, la Malengueulée, et s’engagea en toute hâte dans les bois de la rive méridionale, sans prendre même la peine, tant son impatience était grande d’arriver en vue du fort et sa confiance absolue dans le succès, de faire reconnaître le terrain et fouiller la forêt sur son passage.
Jamais Washington n’avait vu un plus beau spectacle que le défilé des troupes anglaises dans cette mémorable matinée : « Tous les soldats, rangés en colonnes, marchaient en bon ordre ; le soleil brillait sur leurs armes polies, la rivière coulait paisiblement à leur droite, et à leur gauche d’immenses forêts les ombrageaient avec leur solennelle grandeur. Les officiers et les soldats étaient également animés par de brillantes espérances et par la ferme conviction du succès ».
Le commandant du fort Duquesne, M. de Contrecœur, informé de l’approche de la colonne anglaise, avait pris toutes ses dispositions pour la repousser.
« Depuis le commencement de ce mois, écrivait-il au gouverneur, je n’ai cessé d’envoyer des détachements de Français et de sauvages pour harceler les Anglais, que je savais être au nombre de trois mille à trente ou quarante lieues du fort, se préparant à le venir assiéger. Ces troupes se tenaient sur leurs gardes, marchant toujours en ordre de bataille, de sorte que tous les efforts des détachements contre elles devenaient inutiles. Enfin, apprenant qu’elles approchaient, j’envoyai un officier avec quelques Français et sauvages pour savoir précisément où elles étaient. Il m’apprit le 8 que les Anglais étaient à huit lieues de ce fort. Un autre détachement m’informa qu’ils n’étaient plus qu’à six lieues et qu’ils marchaient sur trois colonnes. Le même jour, je formai un parti de tout ce que je pouvais mettre hors du fort pour aller à leur rencontre ; il était composé de deux cent cinquante Français et de six cent cinquante sauvages, ce qui faisait neuf cents hommes. M. de Beaujeu, capitaine et commandant de ce parti, se mit en marche le 9 à huit heures du matin, et se trouva à midi et demi en présence des Anglais, à environ trois lieues du fort ».
M. de Beaujeu avait sous ses ordres les capitaines Dumas et de Ligneris, quatre lieutenants, six enseignes et vingt-deux cadets parmi lesquels figuraient les jeunes de Courtemanche, Hertel, les deux frères Linctot, d’Aillebout, de Céloron, Saint-Ours, fils d’officiers canadiens et prêts à suivre l’exemple de leurs pères qui étaient l’honneur de la colonie. Cent quarante-six miliciens et soixante-douze soldats des troupes de la marine les accompagnaient.
Les sauvages alliés, apprenant que le parti allait à la rencontre d’une armée de trois mille hommes, avaient d’abord refusé de suivre Beaujeu ; mais ils eurent honte de leur hésitation en voyant la décision qui animait les Français, et, saisissant leurs armes, ils rejoignirent la colonne déjà en route.
Beaujeu, le fusil à la main, habillé à la sauvage comme la plupart des officiers qui occupaient des postes avancés au milieu des tribus, marchait en tête du détachement. Il devait se rendre à un endroit que M. de Contrecœur avait été choisir lui-même au milieu des ravins et des bois.
Il n’eut pas le temps d’y arriver, et il descendait les hauteurs bordant la Monongahéla lorsqu’il aperçut la première colonne anglaise engagée dans un sentier de chasse.
« Les sauvages s’arrêtèrent un moment pour considérer cette masse d’hommes qui s’avançaient lentement et régulièrement à travers les bois si épais de cette partie du pays. Les baïonnettes étincelantes, les brillants habits écarlates des soldats anglais étonnèrent ces enfants de la forêt accoutumés à ne rencontrer que des guerriers habillés comme eux » (Ferland).
Après avoir disposé ses Français au centre et les sauvages sur les ailes, Beaujeu ouvrit sur la colonne massée qu’il avait devant lui un feu violent qui produisit des effets terribles dans les rangs anglais et les contraignit à se replier sur le corps principal que dirigeait Braddock. Celui-ci fit reformer les rangs, reprendre la marche et avancer l’artillerie qui commença à tirer sur les Français masqués derrière les arbres, d’où ils fusillaient leurs adversaires. A la troisième décharge des canons, Beaujeu fut atteint par un boulet et tué raide. Son second, Dumas, prit aussitôt le commandement et le feu redoubla d’intensité.
Les sauvages alliés, d’abord effrayés par les coups de canon, avaient commencé à battre en retraite ; quelques-uns même et des recrues voyant le feu pour la première fois, regagnèrent en fuyant le fort Duquesne, mais les autres, rassurés par l’intrépidité des Canadiens et des troupes de marine continuant à tirailler et à démonter les artilleurs et les officiers de la colonne anglaise, reprirent avec de grands cris leurs postes derrière les arbres et dirigèrent à leur tour sur les masses ennemies un tir des plus meurtriers.
A plusieurs reprises Braddock, faisant serrer les rangs, lança ses troupes en colonne contre ces bois d’ou un adversaire invisible les décimait ; accueillies chaque fois par une grêle de balles, elles furent toujours obligées de reculer en désordre, laissant une grande partie des leurs sur le terrain.
Des rangs entiers tombaient et une grande partie des officiers furent tués à leur poste.
Après trois heures de combat, les artilleurs abandonnèrent leurs canons et se replièrent avec les soldats qui devaient les soutenir sur le corps qui suivait. Aussitôt, les Français et les sauvages, enlevés par leurs chefs, se jetèrent la hache à la main sur cette masse en désordre et l’enfoncèrent. Anglais et miliciens, épouvantés par cette charge et les hurlements terribles des Peaux-Rouges, prirent honteusement la fuite, « comme des moutons poursuivis par des chiens, au point qu’il fut impossible de les rallier » (Washington).
Un grand nombre tombèrent sous les coups des assaillants, d’autres se noyèrent en voulant traverser à la nage la Monongahéla ; plus de mille restèrent sur le champ de bataille couvert de caissons, de chariots et de tentes abandonnées. Soixante-trois officiers étaient parmi les morts.
Braddock, après avoir eu trois chevaux tués sous lui, fut atteint par une balle qui lui brisa un bras et pénétra dans les poumons. Déposé d’abord sur un tombereau, puis placé sur un cheval et enfin porté par des soldats, il expira le 13 juillet, après quatre jours de souffrance, au milieu de la retraite désordonnée des siens. Il fut enterré dans cette contrée alors déserte, aux abords du fort Nécessité.
Les restes de sa colonne, rejoignant le convoi du colonel Dunbar, lui communiquèrent leur panique. Les pièces furent enclouées ou détruites, les bagages brûlés, et les fuyards éperdus ne s’arrêtèrent qu’au fort Cumberland, leur point de départ.
Treize canons, la caisse militaire et les papiers du général Braddock restèrent aux mains des Français, ainsi que cinq cents chevaux abandonnés dans la déroute. Les vainqueurs n’avaient perdu dans toute cette action qu’une quarantaine d’hommes.
« Tous les officiers, mandait M. de Contrecœur au gouverneur, se sont distingués ; les cadets ont fait des merveilles, ainsi que nos soldats ».
Par contre, Washington, qui avait de son mieux protégé la retraite des troupes anglaises a l’aide de ses miliciens dont beaucoup étaient restés sur le champ de bataille, écrivait à la suite de cette affaire : « Nous avons été battus, honteusement battus par une poignée d’hommes qui ne prétendaient que nous inquiéter dans notre marche. Nous nous pensions presque aussi nombreux que toutes les troupes du Canada ; eux venaient dans l’espérance de nous harceler. Cependant, contre toute probabilité humaine, nous avons été défaits et nous avons tout perdu ».
La victoire de la Monongahéla assurait à la France pour cette année encore la possession de la vallée de l’Ohio, si ardemment convoitée par les Américains, chez lesquels des partis de guerre portèrent bientôt l’épouvante et levèrent des chevelures ; les frontières de la Virginie, de la Pennsylvanie et du Maryland furent de nouveau désertées par leurs habitants dont les Peaux-Rouges détruisirent les propriétés, après en avoir scalpé les défenseurs.