L’attaque de la ferme de Sudel
D’après « La Grande guerre du XXe siècle » – 1916
Extraits des communiqués officiels français :
Dans les Vosges, nos Chasseurs ont enlevé la cote 937, à 300 mètres Nord-Ouest de la ferme Sudel. Ce brillant fait d’armes, accompli sous une violente tempête de neige, ne nous a occasionné que des pertes minimes [12 février 1915].
En Alsace, l’ennemi a canonné les positions que nous avons conquises le 12 février dans la région du Sudelkopf : en raison de l’organisation de nos tranchées, les effets de ce bombardement ont été insignifiants [13 février 1915].
En Alsace, nous nous sommes rendu maîtres des croupes qui dominent la ferme de Sudel et nous avons conservé tout le terrain conquis [17 février 1915].
En Alsace, des détails complémentaires font connaître que le piton Sud de la ferme Sudel, conquis par nous, constituait un réduit formidablement organisé. Nous y avons pris un lance-bombes, cinq mitrailleuses, des centaines de fusils, de boucliers, de bombes, d’outils et de réseaux de fils de fer, des appareils téléphoniques, des milliers de cartouches et de sacs à terre [18 février 1915].
Enfin, ils viennent d’être mis à l’honneur !
Plusieurs communiqués officiels récents ont signalé les brillants exploits de nos skieurs. Pour une fois, on a renoncé à la « couleur kaki ».
Ce n’est pas d’hier, c’est dès le premier jour des hostilités, que nos vaillants Chasseurs alpins ont prouvé qu’ils sont une troupe d’élite. Mais jamais peut-être ils n’avaient encore déployé leurs qualités d’initiative, d’audace et de courage aussi brillamment qu’à l’attaque de la ferme de Sudel.
Depuis plusieurs jours, ils évoluaient sur les contreforts des Vosges qui abritent Thann et Steinbach et regardent Cernay et la plaine d’Alsace. Leurs avant-postes étaient parvenus à s’installer à la source de la petite rivière de Sutz.
La neige tombait par rafales. De temps en temps, à travers les flocons épais, un obus sifflait. Des hauteurs de Cernay, où l’ennemi s’était formidablement retranché, les 77 Allemands envoyaient leur salut. Mais d’Allemands, il n’y avait pas trace. Nos skieurs couraient la montagne blanche de neige sans rencontrer aucune patrouille ennemie. Il ne fallait pas songer, cependant, à attaquer de front les retranchements de Cernay.
Les Chasseurs prirent l’offensive le long des crêtes qui séparent les vallées de la Lauch et de la Thur. L’attaque fut menée avec autant d’habileté que de prudence.
Après deux jours de marche sans incident et sans alerte, le gros de la colonne s’arrêta un soir, par une nuit claire et froide, dans un petit bois à droite de la route de Freudstein, à quelques kilomètres seulement de ce village. Malgré le froid très vif, il fut formellement interdit d’allumer le moindre feu. On se contenta de balayer la neige, et pour tout potage, de manger les provisions froides.
Le jour allait se lever quands ils entendirent tout près d’eux une vive fusillade. C’étaient nos éclaireurs, qui, après avoir battu toute la nuit les alentours, venaient de découvrir l’ennemi. D’un bond, les Chasseurs furent debout et prêts au combat.
Quelques instants après, ils voyaient accourir, de toute la vitesse de leurs skis, les éclaireurs qui ramenaient deux officiers et plusieurs camarades blessés. Ils ramenaient autre chose aussi : l’indication précise de l’emplacement des batteries allemandes qu’ils étaient parvenus à découvrir et à repérer dans les ruines du vieux château de Freudstein.
Les Allemands, prévenus par leurs espions ou leurs aéros de la marche d’une colonne de Chasseurs alpins, espéraient les attirer dans un guet-apens. Le silence de leurs canons n’était qu’une feinte et n’avait pas d’autre but. Il est vrai que, sans la reconnaissance de nuit des hardis skieurs qui découvrirent l’embuscade, et sans les précautions prises par les officiers pour empêcher le bivouac qui n’était plus qu’à 3 kilomètres, de se signaler par ses feux, le calcul des Allemands eût réussi.
Furieux d’être repérés, ils lancèrent, une compagnie de fantassins bavarois à la poursuite de nos éclaireurs. Mais ceux-ci, grâce à la vitesse de leurs skis, mirent rapidement une bonne distance entre eux et l’ennemi. Et, à peine eurent-ils rapporté le résultat de leur reconnaissance, qu’un téléphone de campagne avertissait nos batteries lourdes de la plaine de Thann. Tout cela fut fait avec tant de promptitude et de précision que quelques minutes plus tard, nos canons crachaient sur les batteries allemandes de Freudstein et les mettaient hors d’état de répondre.
Dès lors, nos Chasseurs avaient la route libre. Ils eurent vite fait de parcourir la distance qui les séparait de la ferme de Sudel, point central des retranchements allemands. Ils n’avaient plus que cinq cents mètres à faire pour aborder l’ennemi à la baïonnette. Mais tandis que jusque-là ils avaient marché à l’abri des sapins, ces cinq cents mètres en terrain découvert constituaient la plus périlleuse étape, d’autant que derrière les murs crénelés de la ferme et les fagots entassés comme des barricades, les Allemands attendaient le moment de faire pleuvoir les balles et la mitraille.
Nos Chasseurs s’arrêtèrent. Un certain nombre d’entre eux se déployèrent en tirailleurs à la lisière de la forêt de sapins qui regardait la ferme. Puis les clairons sonnèrent la charge. L’ennemi s’imagina que les Français allaient déboucher en trombe dans le champ découvert et s’offrir à leur fusillade. Mais pas du tout. Nos officiers avaient fait passer rapidement un ordre, et tandis qu’un rideau restait déployé devant la ferme, le gros de la colonne s’élançait à gauche, vers un mamelon défendu seulement par une section de landsturm qui, surprise, fut culbutée sans peine.
Le mamelon dominait la ferme et les ouvrages de défense des Allemands. Les Chasseurs l’occupèrent solidement et ouvrirent un feu terrible. Les Allemands, qui ne s’attendaient pas plus à ce mouvement tournant qu’au repérage de leurs batteries de Freudstein, craignirent d’être cernés et désarmés.
Quoique très supérieurs en nombre, ils abandonnèrent la ferme de Sudel. Les Chasseurs s’y précipitèrent la baïonnette haute et en délogèrent bientôt l’arrière-garde allemande, qui essayait de s’y maintenir pour couvrir le gros de la troupe ennemie qui se repliait. La matinée s’achevait quand les derniers coups de fusil furent échangés.
Cette affaire, superbement menée, était due tant à l’intelligence et à la rapidité de décision des chefs qu’à l’intrépidité de nos Chasseurs alpins. La prise de la ferme de Sudel nous ouvrait le débouché de la vallée de Reinbach et de la plaine d’Alsace.