L’attaque de Port-Arthur
D’après « La Revue de Paris » – Mars 1904
A l’évacuation de la Mandchourie et de la Corée, imposée en 1895 par la Russie, l’Allemagne et la France, le Gouvernement de Tokyo répondit par l’établissement d’un vaste programme de constructions navales, que la Diète japonaise vota par acclamations en avril 1896.
Une somme de 550 millions de francs y fut consacrée : 300 millions pour la commande de nouvelles unités de combat ; 150 millions pour l’amélioration des ports et la création d’un outillage national (usines, arsenaux, chemins de fer stratégiques, etc.) ; 100 millions pour la défense des côtes. Quatre cuirassés de 15 000 tonnes, 6 croiseurs cuirassés de 9 500 tonnes, 5 croiseurs protégés, 20 destroyers et 60 torpilleurs devaient être prêts à entrer en service pour l’année 1906 : le Japon était à même de construire tous les autres types de bateaux ; mais pour les cuirassés et croiseurs cuirassés il devait encore s’adresser à l’étranger.
Les arsenaux de Yokosuka, de Maizuru et de Sasebo commençaient la construction de bassins de radoub : leur mise en état de défense devait être achevée pour la même année 1906. L’établissement d’artillerie de Kuré s’organisait pour fournir aux armées nationales tout ce que le Japon demandait encore aux manufactures étrangères.
Le développement de la puissance russe en Sibérie orientale, la construction du Transsibérien et du tronçon mandchourien, enfin, et surtout, l’occupation de Port-Arthur accéléreront l’exécution du programme des Japonais, à qui l’indemnité de guerre payée par la Chine fournit justement de quoi payer la dépense : en 1903, tous les navires achetés ou construits entraient en service.
Pour les arsenaux, les efforts furent concentrés sur Sasebo, la véritable base d’opérations contre Port-Arthur : Sasebo se trouve, en effet, tout proche de Nagasaki, sur le détroit de Corée, en face de Fousampo et de Port-Hamilton.
En octobre 1903, au moment où la crise avec la Russie prend un caractère aigu, le Japon peut présenter comme escadre de première ligne :
- 6 cuirassés de première classe : Mikasa, portant le pavillon du commandant en chef, Hatsasé, Asahi, Shikishima, Yashima, Fusi (Fusiyama) d’un déplacement total de 84 000 tonnes, portant 24 pièces de grosse artillerie, 76 pièces d’artillerie moyenne, et montés par 4 250 marins ;
- 6 croiseurs cuirassés : Tokiwa, Asama, Yakumo, Azuma, Idzumo, Iwaté : 58 400 tonnes, 24 pièces de grosse artillerie, 80 pièces d’artillerie moyenne, 4 300 marins ;
- 15 croiseurs protégés : Tagasuko, Kasigi, Chilosé, Itsukushima, Chiloda, Hashidaté, Matsushima, Yoshino, Naniwa, Takachiho, Akitsushima, Nittaka, Tsushima, Suma, Akashi : 62 000 tonnes, 13 grosses pièces, 125 moyennes, 5 000 marins ;
- 20 destroyers et 60 torpilleurs.
Cuirassés et croiseurs cuirassés, avec une partie des croiseurs et des bâtiments légers, sont concentrés dès le 10 décembre à Sasebo, sous le commandement de l’amiral Togo.
Le 15 décembre, l’escadre appareille au complet pour la mer Intérieure, où elle se livre à des exercices de tir ; elle mouille le 20 devant l’arsenal de Kuré, où elle complète son approvisionnement en munitions. Du 25 décembre au 6 janvier, elle est à la mer ; le 8, réunie de nouveau à Sasebo, sur le détroit de Corée, elle se ravitaille aussitôt en combustible et n’a plus qu’à attendre les événements.
Les Russes, de leur côté, ne se sont pas montrés moins actifs durant les six années dernières. Chaque printemps et chaque automne, la période d’essais finie, tous leurs nouveaux navires viennent, de Cronstadt, grossir l’escadre du Pacifique.
Les travaux de Vladivostok, terminés en 1899, ont permis de consacrer les ressources financières à la mise en état de Port-Arthur, dont on veut faire une position imprenable.
Situé à l’extrémité sud-est de la presqu’île de Liao-Toung, le nouvel arsenal russe est juste en dehors de la limite méridionale des glaces et cette immunité constitue un de ses principaux avantages. Le port est, d’ailleurs, excellent tant du point de vue stratégique que du point de vue naval. Il est formé par un bras de mer intérieure et, toutes différences gardées, peut être comparé à Toulon pour la disposition des péninsules avançantes, qui s’imbriquent les unes derrière les autres, et des montagnes surplombantes, qui partout lui fournissent des fortifications naturelles.
Long de 2 milles de l’est à l’ouest, large d’un mille du sud au nord, il est entouré de collines dont la hauteur varie de 80 à 150 mètres. Sa seule entrée n’offre au sud qu’un chenal étroit ; elle est gardée au sud-ouest par deux dangereux récifs et protégée contre le mauvais temps de l’ouest par une bande rocheuse appelée la Queue du Tigre. A l’intérieur, des dragages inachevés ont permis de creuser dans le Port de l’Ouest un mouillage pour 3 cuirassés ; le Port de l’Est peut recevoir 12 gros navires.
L’approche de Port-Arthur est donc très facile à défendre. A l’est, la colline de Kuang-kin-Chan a ses sommets couronnés de trois puissantes batteries quatre pièces de gros calibre, montées sur affûts de côte, deux batteries de canons Canet de 138 et de 75 millimètres ; un poste de torpilles avec projecteurs est installé au bas de Tsao-tsang. A l’ouest, sur la colline péninsulaire du Ku-kuan-Chan, le fort le plus important est, à la naissance de la Queue du Tigre, le Wei-Yuen, armé de grosse artillerie et réuni à plusieurs batteries à tir rapide par des chemins crénelés, qui font de toute la péninsule de Ku-kuan-Chan un bastion inexpugnable.
Il n’y a pas bien longtemps, dit le correspondant militaire du Times, qui nous fournit la majeure partie de ces renseignements, l’ensemble de ces fortifications était entouré d’une haute palissade destinée à empêcher les curieux d’en apprendre trop long. Enfin une batterie rasante, armée de sept pièces de 138,6 Canet, est installée sur la Queue du Tigre ; elle prend en enfilade toute la longueur du goulet.
Port-Arthur possède trois cales de radoub. L’une, commencée jadis par les Chinois, a été agrandie par les Russes et peut recevoir des navires de cent cinquante mètres, calant dix mètres de tirant d’eau : le Retvizan et le Cesarevitch pourront donc y être réparés. Les deux autres bassins sont inachevés.
Mais deux séries de quatre destroyers ont déjà été lancées sur les chantiers de l’arsenal, indiquant que les Russes y possèdent un outillage complet.
Le seul inconvénient de la nouvelle base navale est l’étroitesse de son goulet. La largeur minimum du chenal est de cent quatre-vingts mètres, sa longueur de sept cents, sa profondeur à mer basse de six mètres cinquante, à mer haute de neuf mètres. Les manœuvres des gros cuirassés, qui ont de cent dix à cent trente mètres de long, de quinze à vingt mètres de large, et qui calent de sept à huit mètres, y sont délicates ; elles ne peuvent s’effectuer qu’entre deux mi-marées et, en examinant la carte, on voit que les bâtiments sont obligés de faire un coude de 90°, un angle droit, pour tourner du goulet, soit dans le Port de l’Est, soit dans le Port de l’Ouest. On comprend que l’amiral russe, voulant garder la liberté de ses mouvements, n’aurait pas hésité à laisser son escadre au mouillage de la rade extérieure, même s’il avait prévu l’agression des torpilleurs japonais : en fait, il a gardé ce mouillage, et les journaux anglais ont tort de lui en faire un crime.
Devant une position aussi formidablement armée, les Russes ont concentré les meilleurs de leurs navires. Au commencement de l’année 1904, leur escadre, placée sous les ordres du vice-amiral Stark, comprenait :
- Sept cuirassés : Poltava, Petropolosk, Sevastopol, Peresviet, Pobieda, Retvizan, Cesarevitch ; déplacement total, 75 350 tonnes ; armement, vingt-huit canons de gros calibre et quatre-vingt-deux canons de moyen calibre ; équipages, 5 000 marins ;
- Un croiseur cuirassé Bayan ; déplacement, 8 000 tonnes ; deux canons de gros calibre et huit canons de moyen calibre ; équipage, 600 hommes ;
- Cinq croiseurs protégés : Askold, Diana, Pallada, Novik, Boyarine ; déplacement, 27 000 tonnes ; trente-huit canons de moyen calibre ; équipages, 2 600 hommes ;
- Trois croiseurs torpilleurs, deux croiseurs mouilleurs de torpilles, l’Amour et l’Ienissei ;
- Douze destroyers, six torpilleurs et, parait-il, deux sous-marins.
Soit pour ne pas surcharger de besogne les ateliers du nouvel arsenal, soit dans un but stratégique, on avait détaché à Vladivostok les trois beaux croiseurs cuirassés Rossia, Rurick, Aromoboï, le grand croiseur protégé Bogatyr et le transport Léna. Enfin, dans le courant de janvier, le grand croiseur Variag et la canonnière Koreietz furent envoyés sur les côtes de Corée, à Chemulpo, avec ordre, dit-on, de s’opposer au débarquement possible des Japonais et à leur montée vers Séoul.
Le mardi 2 février, l’escadre entière, sauf le Sevastopol, sortait de la rade fermée de Port-Arthur et prenait son mouillage dans la rade extérieure.
En novembre 1903, alors que les négociations russo-japonaises commençaient à perdre de leur sérénité, le commandement de l’escadre japonaise fut confié a l’ancien chef d’état-major général, le vice-amiral Togo. Chargé par ces fonctions de préparer la guerre, nul autre ne devait être plus capable de la bien diriger.
Né en 1857, Hehatchi Togo a été envoyé à l’âge de dix-sept ans en Angleterre pour suivre, à bord du Worcester, les cours de l’École navale, Thames Nautical College. En 1883, il faisait un nouveau stage en Angleterre, comme lieutenant de vaisseau, sur un des navires de l’escadre de la Manche. Son éducation militaire et navale a donc été faite par les Anglais, au milieu desquels il a vécu de longues années, avec lesquels il a dû s’entretenir souvent des choses de la guerre. Devenu chef d’état-major, il confia aux chantiers anglais d’Elswick et de la Clyde la construction des nouvelles unités de combat : les plans ou les chantiers français avaient eu le monopole des constructions japonaises, tant qu’un ingénieur français, M. Bertin, avait été chargé de l’organisation des arsenaux japonais. Ce sont les idées anglaises que nous allons voir appliquées par l’amiral Togo dans la conduite de la guerre contre la Russie.
Les enseignements et principes directeurs n’ont pas manqué à l’amiral Togo. Le Naval Warfare, de Colomb, et les travaux de l’Américain Mahan, lui sont connus. Il n’a pas été sans lire certains « essais » parus dans les Proceedings of the Royal United Service, avec cette attention et ce véritable désir de s’instruire, avec cette habitude aussi de l’imitation, que nous avons tous remarqués chez les Japonais qui ont fréquenté nos écoles militaires. Dans le Naval Warfare, il a lu que « la guerre nécessitant l’envahissement du pays ennemi pour amener l’occupation de son territoire, lorsque deux belligérants n’ont pas d’autres points de contact que leurs frontières maritimes, tout débarquement ou tout acte de guerre sur la côte ennemie, pouvant avoir une certaine durée, ne doivent être tentés qu’à la condition d’être le maître absolu de la mer ; ce commandement de la mer est une nécessité de premier ordre ».
Dans les Proceedings of the Royal United Service, il a encore lu, et la citation prend aujourd’hui quelque valeur : « Lorsque les puissances navales des deux belligérants sont a peu près équivalentes, avant d’engager la bataille qui doit donner la suprématie sur mer, il faut s’efforcer d’obtenir dès le début la supériorité numérique sur l’adversaire, en essayant de tomber à l’improviste sur une partie de ses forces et de détruire ainsi une ou plusieurs de ses unités de combat. On lui infligera ainsi une perte irréparable pour toute la durée de la guerre, car, de nos jours, la construction d’un grand navire demandant au moins trois années, il est probable que les bâtiments mis en chantier pendant la période des hostilités ne seront jamais construits assez à temps pour être utilisés. Pour être certain de la réussite en ce genre particulier d’attaque, on pourrait l’employer comme déclaration d’ouverture des hostilités, dès que les relations diplomatiques ont été rompues ».
Et à l’appui de cette thèse, l’auteur rappelait qu’en 1881, à une séance de la Chambre des communes, le sous-secrétaire d’État à la guerre, répondant à une question posée par un membre du Parlement, déclarait que « sur soixante-trois cas de guerre entre « nations civilisées », quarante avaient été précédés d’hostilités avant que la déclaration de guerre fut faite, et, dans trente de ces derniers cas, l’agresseur n’avait eu d’autre objectif que de s’assurer un avantage dès le début, en tombant à l’improviste sur un adversaire insuffisamment préparé ».
Le colonel Maurice de l’artillerie royale, ajoutait notre auteur, fut chargé d’étudier quelles étaient en cas de guerre, les formalités habituelles entre les deux puissances. Après une compilation très soigneuse, il en vint à une conclusion surprenante.
Les termes de son rapport méritent d’être cités : « Le résultat des investigations est de nature à montrer péremptoirement qu’il n’existe à ce sujet aucune espèce de coutume établie. Pendant la période étudiée, de 1700 à 1870, on n’a pas pu trouver dix exemples de déclaration de guerre, faite avant le début des hostilités, tandis qu’on a compté cent sept cas d’hostilités engagées sans déclaration de guerre. Dans quarante et un de ces derniers cas, le motif manifeste, parfois hautement avoué, était le désir de se procurer l’avantage par la rapidité des mouvements et par la surprise en résultant pour un ennemi non préparé ».
Des considérations qui précèdent, on peut déduire avec sûreté les conséquences suivantes :
- I. Sans attendre de bataille rangée, la destruction ou la capture de navires ennemis, aussitôt que possible, est l’objectif de première importance pour une puissance attaquant une nation maritime.
- II. La destruction peut s’effectuer le plus rapidement, dans les meilleures conditions et avec le moins de risques possibles pour l’assaillant, au moyen de la torpille. Les [torpilleurs] pourraient, sans aucun délai, exécuter une attaque efficace, avant que l’attention de l’ennemi fût attirée par des préparatifs préliminaires. L’armement d’un ou de plusieurs grands navires est connu publiquement ; il est à peine possible d’empêcher l’ennemi d’en avoir la nouvelle, tandis que les manœuvres d’un ou deux torpilleurs n’attirent pas nécessairement l’attention.
L’auteur de ce travail, intitulé Attaque d’une forteresse de côtes, reçut de l’Amirauté la grande médaille d’or Duncan, qu’elle décerne chaque année au meilleur mémoire sur les questions navales.
C’est d’après ces principes qu’a été conçue l’attaque ‘japonaise contre Port-Arthur. Le but était la destruction de la flotte russe, pour obtenir la suprématie sur mer et permettre le débarquement à Chemulpo des 14 000 hommes de la Garde, réunis au nord de Nagasaki, à Takeshiki, dans l’île de Tsushima. Les moyens employés furent la surprise servant d’ouverture aux hostilités : les torpilleurs répondaient admirablement à ce genre d’action. Dix ans auparavant, dans les mêmes parages, le même amiral Togo, commandant alors le croiseur japonais Naniwa, avait coulé le Kowshing, bâtiment de commerce chinois, qui transportait à Chemulpo un corps de 1 500 réguliers. Cet acte d’hostilité tenait déjà lieu aux Japonais de déclaration de guerre contre la Chine.
Mais les Japonais n’ont pas adopté seulement les principes de notre auteur anglais. Le mémoire couronné leur fournissait en outre le détail de l’exécution, et l’amiral Togo n’a fait que suivre pas à pas, au pied de la lettre, les neuf règles posées dans cette Attaque :
- 1° Il est absolument nécessaire, avant de concerter une pareille attaque, d’obtenir de bons renseignements sur le nom et le nombre de navires dans chaque port, leur poste de mouillage, leur état de préparation ou de non-préparation, force, composition et moral des troupes, montage et service des canons, etc.
- 2° La vitesse et le secret sont également nécessaires. Une heure de plus ou de moins peut être d’une importance inestimable.
- 3° Pour que l’attaque réussisse, il lui faut un objet défini, bien préparé d’avance ; des navires chargés de faire diversion, pourront engager la lutte, mais l’attaque réelle, sans tirer un seul coup, sans même paraître agressive, devra filer, rapidement et silencieusement, tout droit sur l’objectif.
- 4° L’attention des défenseurs pourra être distraite par de fausses attaques en plusieurs directions ou par des attaques secondaires.
- 5° On essaiera par tous les moyens possibles de se mêler aux défenseurs. Si l’on peut y parvenir, la défense par le canon ou la mine en est paralysée et devient inutile, au moins pour un moment.
Il est possible de se procurer ainsi l’entrée d’un port fortifié en sortir ensuite sera relativement facile, car il y aura incertitude dans l’esprit des défenseurs sur la qualité d’amis ou d’ennemis des bâtiments quittant le port ou la passe.
- 6° Une attaque ne doit jamais être tentée par un navire isolé et sans aide. Une attaque de torpilleurs doit être exactement semblable à une attaque de cavalerie ils doivent agir en lignes successives, par deux ou trois de front.
- 7° On doit retirer tous les avantages possibles des conditions météorologiques, nuit, brouillard, brume, marée, direction et force du vent.
- 8° On doit recourir à toutes sortes de stratagèmes.
- 9° L’heure de l’attaque dépend de l’objectif à atteindre et des conditions météorologiques. Pour une attaque de torpilleurs, la nuit offre de grands avantages, surtout quelques instants avant que la mer soit étale, de façon à ce que l’assaillant puisse se retirer avant le lever du jour.
Le 3 février, l’escadre cuirassée russe, sauf le Sevastopol, laissé dans le port intérieur, appareille de Port-Arthur. Elle est signalée par une dépêche de Weï-hai-weï comme faisant route vers la Corée ; on a aperçu ses navires dans la direction du Yalou, escortant un convoi de transports ; d’après les Anglais, il y aurait eu vingt-six bâtiments.
Le 5 au soir, elle regagne son mouillage dans la rade foraine de Port-Arthur. Le lendemain 6, l’amiral Stark, commandant en chef, envoie à la découverte une division de croiseurs ; la reconnaissance ne fut pas longue et les renseignements rapportés furent bien insignifiants, puisque le 8 au soir l’escadre entière avait ses feux éteints et qu’elle ne se gardait pas.
Au mouillage, les bâtiments étaient, en effet, rangés sur quatre lignes ; en arrière, près de la passe, les deux croiseurs protégés, Boyarine et Novik ; dans le sud, en allant de l’ouest à l’est, les deux divisions de cuirassés Petropolosk, Pobieda, Poltava sur une ligne, Peresviet, Retvizan, Cesarevitch sur une autre ; au large, enfin, la division des croiseurs, Bayan, Diana, Pallada, Askold. Un transport, l’Angura, placé en dehors de toute l’armée, se servait, de temps à autre, de ses projecteurs. La position des deux croiseurs Boyarine et Novik indique bien que l’amiral Stark ne prévoyait en aucune façon l’agression des Japonais. Ces bâtiments légers, qui en principe sont destinés à garder les cuirassés, devraient être au large de ceux-ci, et non pas derrière eux, tournés vers la haute mer, et non pas vers le goulet, si l’amiral attendait une agression de torpilleurs. Ajoutez que les phares et bouées lumineuses étaient allumés en cas de guerre, une, des premières mesures est de les éteindre.
Chez les Russes, on est tout à la paix. On connaît les sentiments du Tsar ; on se trouve probablement sous l’impression de la note conciliante, qui est entre les mains de l’amiral Alexeieff et, si la rupture des relations diplomatiques a mis une certaine nervosité dans les esprits, on pense que les choses peuvent être encore arrangées, sans qu’il y ait lieu de recourir à l’emploi de la force, ce que le gouvernement russe paraît vouloir écarter à tout prix.
Aucun ultimatum n’a été lancé. A dix heures du soir, l’amiral Alexeieff télégraphie à Saint-Pétersbourg que « tout est calme à Port-Arthur ». Deux heures après, ses bâtiments étaient torpillés.
L’escadre japonaise est appareillée le 6 février de Sasebo, faisant route vers l’ouest. Composée des six cuirassés, Mikasa, Hatsusé, Asahi, Shikishima, Yashima et Fusi, qui sont la reproduction des meilleures unités de combat anglaises, et des quatre croiseurs, Idzumo, Yakumo, Asama, Iwaté, elle se fait éclairer à cinq milles par les quatre croiseurs protégés, Chitosé, Kasagi, Takusago, Yoshino, et par une division de douze destroyers, que commande en personne le contre-amiral Nagaï, un des vainqueurs dans l’attaque de la flotte chinoise à Weï-hai-weï : choix étrange, à coup sûr, que celui d’un contre-amiral pour commander des destroyers, et choix heureux, non moins certainement, que celui de l’un des vainqueurs de Weï-hai-weï.
Le 8 au soir, arrivée à dix-huit milles de Port-Arthur, l’escadre japonaise fait la rencontre « providentielle » d’un navire de commerce anglais, lequel, affrété par le consul japonais de Tché-Fou, vient de quitter Dalny et Port-Arthur, où il est allé prendre des réfugiés.
A bord de ce vapeur, qui vient de passer toute une journée dans la rade intérieure de Port-Arthur et qui a été reçu avec une cordialité parfaite, se trouve un officier supérieur de la marine japonaise, déguisé en domestique, qui a noté au passage la position des navires de l’amiral Stark et qui a pu constater l’absence de toute surveillance chez les Russes. Des signaux s’échangent entre ce navire anglais et le Mikasa. Le navire anglais débarque l’espion, qui se rend auprès de l’amiral Togo et lui fait son rapport. L’attaque est résolue. L’heure est déterminée par le moment de la disparition de la lune, qui se couche à 11h15.
C’est vers ce moment que les torpilleurs japonais se présentent à l’entrée de Port-Arthur.
Divisés en trois groupes, ils pénètrent, en se dissimulant le long de la côte, parmi les Russes qui croient avoir affaire à trois de leurs destroyers, envoyés, semble-t-il, en grand-garde. Les torpilleurs japonais entrent donc sans difficulté jusqu’au milieu de l’escadre russe et n’ont plus qu’à « taper dans le tas ».
La première torpille lancée atteint le Pallada. Le bruit de l’explosion fait enfin ouvrir les yeux à la défense ; mais comment peut-elle s’organiser d’une façon efficace ? Comment ressaisir les équipages dans de pareilles conditions ?
Il faut nous représenter, avec la soudaine brièveté de l’opération, trois minutes, cinq minutes au plus, l’effarement produit par le bruit de l’explosion. Déjà, dans les manœuvres navales, la seule approche des torpilleurs signalée, transforme en cohue nerveuse l’équipage le mieux conduit. Que peut-il se passer a minuit, avec un équipage couché pour la plus grande part, puisqu’on ne veille pas ?
Après le Pallada, le Cesarevitch et le Revizan sont touchés à leur tour ; les autres navires n’échappent que par une chance inespérée. L’attaque n’a duré qu’un quart d’heure peut-être : tous auraient pu être anéantis. L’escadrille japonaise se retire indemne et va rallier au large l’amiral Togo.
Le 9, au matin, le commandant en chef japonais ne croit pas devoir manquer l’occasion d’anéantir ce qui reste des forces russes, qu’il pressent affaiblies et démoralisées : à dix heures, il se présente avec toute l’escadre devant Port-Arthur. Aussitôt, l’amiral Stark fait appareiller ses navires.
S’il faut en croire les témoignages anglais, un certain désordre paraît régner à bord : les équipages russes sont fatigués par l’affolement de la nuit précédente et par les corvées qu’il a fallu probablement fournir pour venir en aide aux bâtiments avariés ; ils se présentent dans de mauvaises conditions au combat.
Du Columbia, – navire de commerce anglais, mouillé à l’entrée du goulet, au poste de la quarantaine, – on aperçoit les marins russes jetant en hâte à la mer les objets d’ameublement et tout ce qui peut prendre feu à bord. La lutte s’engage à cinq mille mètres ; l’amiral Stark se maintient sous l’abri des forts pour permettre à ceux-ci de coopérer. Force est à l’amiral japonais, s’il veut obtenir un résultat décisif, de pénétrer plus en avant dans la rade. Les batteries de terre entrent alors en action : la distance de combat diminuée jusqu’à moins de trois mille mètres permet au Cesarevitch, au Revizan et au Pallada, échoués à l’entrée du port, de prendre part à la lutte.
L’avantage ne peut plus tourner du côté des Japonais : au bout de quarante minutes, l’amiral Togo se retire dans la direction du sud.
Il abandonne la lutte parce qu’il a constaté que, contre des batteries de côte élevées, les plus gros navires ne peuvent rien faire, parce que d’autre part, les munitions à bord sont strictement comptées et qu’avec le tir rapide, elles s’épuisent très vite. On ignore trop souvent dans le public que les plus gros cuirassés n’ont pas à bord des munitions d’artillerie rapide pour deux heures de combat. Il faut bien méditer ce chiffre : le rendement effectif de ces géants, qui coûtent trente et trente-six millions de francs, est de fournir une heure et demie de lutte, s’ils sont obligés de recourir à toute leur artillerie rapide, et une demi-journée, au grand maximum, s’ils peuvent ne se servir que de leur grosse artillerie.
Aux Philippines, déjà, on avait vu l’escadre américaine ne pas bombarder Manille faute de munitions, après cette destruction de l’escadre espagnole, qui avait coûté moins de deux heures de combat effectif.
Encore l’amiral japonais est-il en contact avec ses arsenaux : la flotte russe, pour le renouvellement de ses munitions, se trouve dans un isolement tout à fait dangereux. Mais, pour les Japonais eux-mêmes, il faut ne pas oublier combien les réserves des arsenaux sont limitées.
L’amiral Togo n’ignore pas que l’instabilité des poudres actuelles oblige à restreindre les « avances » d’approvisionnement ; les arsenaux japonais n’ont qu’un « rechange » de munitions, c’est-à-dire que les vaisseaux japonais, ayant épuisé une première fois toutes leurs provisions de bord, ne pourront remplir leurs soutes à nouveau qu’une fois encore. Il sait aussi qu’on ne peut pas tenter avec les Russes ce qui réussit jadis avec les Chinois : à la bataille du Yalou en 1894, à la fin de la journée, les Japonais en étaient réduits à tirer des projectiles d’exercice, c’est-à-dire des obus non chargés, lestés en sable, presque inoffensifs.
Le résultat de l’action du 9 février reste indécis : c’est donc un échec relatif pour les Japonais, puisque leur but n’a pas été complètement atteint. Les deux escadres, probablement aussi maltraitées l’une que l’autre, n’ont plus qu’à aller panser leurs blessures : jusqu’au 15 février, on n’entendra plus parler de leurs mouvements.
Telle a été la première attaque de Port-Arthur : elle comporte deux phases distinctes. La première phase, c’est l’agression soudaine des torpilleurs japonais, qui aurait pu amener l’anéantissement complet de la flotte russe ; c’est la seule qui vraiment doit intéresser le grand public français.
Le Times applaudit à la vigoureuse initiative prise par les Japonais. « La tactique du Japon, dit-il, est l’idéal et le modèle de la stratégie moderne pour un empire insulaire. Plus nous nous en rapprocherons, moins nous aurons à redouter une guerre pour les vastes territoires que domine la couronne britannique ». De son côté, l’amiral Ingles (Daily Telegraph) félicite les Japonais en ces termes : « Leur dernier et si brillant succès prouve que nous n’avons pas travaillé en vain, en les aidant à fonder leur puissance navale ».
Pour nous, Français, qui avons toujours regardé comme une déloyauté et comme une atteinte au droit des gens, l’ouverture d’hostilités sans déclaration de guerre, ces applaudissements donnés par des journaux et par de hautes personnalités d’Angleterre à l’attaque de Port-Arthur, dans les conditions où elle s’est produite, nous étonnent et nous préoccupent.
Certes, nous voulons la paix ; nous ne consentirons jamais à déclarer la guerre ; nous sommes heureux du rapprochement qui s’est produit entre l’Angleterre et la France, et nous espérons que les bonnes relations ne seront pas altérées entre les deux pays, ce qui serait un absurde et épouvantable malheur.
Mais puisqu’il semble que tout est possible en ce moment, il faut bien que nous prenions note de la façon dont certains Anglais paraissent entendre aujourd’hui un début de guerre navale,
Lieutenant X.