Fusillé pour un pantalon
D’après « Journal des mutilés, réformés et blessés de guerre de l’Afrique du Nord » – 30 décembre 1934
Il y a dans les conseils de guerre des histoires qui font penser à Courteline. Mais les « Gaîtés de l’Escadron », c’est la bonasse caserne du temps de paix, et le terrible adjudant Flick n’envoie jamais ses victimes qu’à la salle de police. En temps de guerre, la rancune d’un Flick, c’est le poteau et douze balles dans la peau.
Dans toute compagnie, il y a toujours un bonhomme « mal visé » ; et souvent, ce n’est pas sa faute. C’est le type qui, du premier jour, s’est fait bêtement repérer. Il a parlé quand il fallait se taire. Il a fait engueuler par un supérieur un gradé qui lui en veut. En temps de paix, ce sera la traditionnelle tête de turc, toujours privée de permission. En temps de guerre, son cas devient immédiatement tragique.
Le soldat Lucien Bersot, du 60e d’infanterie, ne savait sans doute pas pratiquer le système D. Alors que tous ses camarades avaient des pantalons de drap, en plein hiver, il ne possédait pour toutes chausses qu’une salopette de toile, et il grelottait.
Il s’en plaint plusieurs fois au sergent. Un jour, ce gradé lui trouve un pantalon : c’est un vieux froc autrefois garance, sale, froissé, rempli de crotte. Bersot déclare qu’il ne peut pas accepter cet effet qu’on a certainement pris sur un cadavre.
Comme il fait ce refus banal au « pied » de sa section, un officier passe – le lieutenant André – qui prend la mouche :
- Qu’est-ce qui m’a fichu un pareil lascar ? Il demande un pantalon, on lui en donne un et il ose le refuser ! Vous allez me faire le plaisir de prendre immédiatement ce pantalon !
Le soldat s’obstine :
- Mais, mon lieutenant…
Le ton se monte, l’officier entend avoir le dernier mot :
- Si vous ne prenez pas immédiatement ce pantalon, c’est un refus d’obéissance.
Bersot rigole. Un refus d’obéissance parce qu’un citoyen français ne veut pas accepter un pantalon « dégueulasse » ! Allons donc ! C’est bête le règlement, mais tout de même…
Le lieutenant est un pète-sec. Il porte le motif : huit jours de prison (c’est son maximum) pour « refus d’obéissance ».
Le colonel du 60e, Auroux, voit passer le motif : « refus d’obéissance » ? Refus d’obéissance, devant l’ennemi, bien entendu !
Voilà un motif qui tombe bien. Depuis l’hécatombe de Crouy, où la moitié du régiment a été descendue, les hommes ont besoin d’être « repris en mains ». Bersot passera au « tourniquet », pour l’exemple.
L’annonce de son inculpation bouleverse la compagnie. Quelques Poilus, conduits par les soldats Moline et Cottet-Dumoulin, vont protester auprès du lieutenant André et lui demander de modifier le motif porté pour éviter à Bersot une condamnation grave. Le lieutenant envoie promener les hommes et s’empresse d’avertir le colonel de cette démarche « collective » que le code militaire interdit et punit très sévèrement.
M. Perruche de Veina, qui fut commis-greffier près le Conseil de Guerre, relate ainsi la suite de l’affaire :
C’était le 12 février 1915, au château de Mardançons, commune de Fontenay, sur la rive droite de l’Aisne. Le colonel Auroux m’avait appelé à son poste de commandement. Il me dit :
- Sergent, je vous fais venir parce que je suis devant une rébellion de soldats et que je veux faire des exemples.
Il faut que j’en tue un ou deux. Mais j’entends que tout se passe selon les formes. Vous êtes bien commis-greffier au conseil de guerre permanent de la division ? Dans le civil, vous êtes bien magistrat ?
Or, vous connaissez mon but ; pour l’atteindre, j’ai besoin d’un texte, trouvez-le.
Très rapidement, je feuilletai le dossier qui m’était présenté.
Le « dossier », c’est peut-être beaucoup dire… Il y avait dans une chemise un rapport du commandant de la 8e, le lieutenant André, qui exposait en peu de mots les faits.
Le soldat Bersot, n’ayant comme pantalon qu’une salopette de toile blanche, en avait à plusieurs reprises demandé un autre. La veille, un sergent-fourrier lui en avait proposé un. Il était souillé de boue.
Bersot n’en voulut point. Le lieutenant intervint ; il ordonna ; de nouveau, Bersot refusa. Réponse du lieutenant : huit jours de prison.
A cette nouvelle, des camarades s’étaient inquiétés et, estimant la punition injuste, ils avaient adressé au lieutenant une réclamation…
- Vous voyez, sergent, s’écrie le colonel, c’est bien comme je vous le disais. De la part des camarades, rébellion ; de la part de Bersot, refus d’obéissance. Donc, peine de mort. C’est clair.
Je fis observer respectueusement au colonel qu’il allait un peu vite ; que si les camarades avaient commis une faute, c’était d’avoir fait, au mépris du règlement, une réclamation collective ; peut-être, s’ils s’étaient exprimés d’une façon vive, pourrait-on, à la rigueur, les inculper d’outrages ; de rébellion, jamais.
- Quant à Bersot, impossible de lui imputer un refus. Pour qu’il y ait refus d’obéissance, il ne suffit pas qu’il y ait eu un ordre, il faut que l’ordre ait été un ordre de service. En tout cas, la mort pour cela, la peine de mort pour n’avoir pas voulu d’un pantalon sale… je vous jure, mon colonel, que vous exagérez !
Il y avait sur la table un Code ; le colonel le compulse.
- Soit ! fit-il. Pour les camarades, je vous abandonne la rébellion. Mettez outrages… Mais l’inculpation de Bersot sera : refus d’obéissance. Je l’ordonne. Faites le papier dans ce sens. Allez, rédigez.
Bersot et deux de ses camarades furent donc traduits, séance tenante, devant le conseil de guerre.
Il est bien entendu, m’avait dit le colonel, que le conseil de guerre, c’est moi qui le préside. Et je n’avais pas pu, on le devine, cacher ma stupéfaction.
- Mon colonel, vous n’y pensez pas ! C’est vous qui prenez l’initiative des poursuites ; vous ne pouvez, en toute bonne foi, participer au jugement. En droit militaire, comme en droit civil, nul ne peut être juge et partie. Il faut choisir : vous êtes partie, vous ne pouvez être juge…
- Je présiderai.
L’audience s’est tenue quelques instants après, dans une cagna de tranchée, où les trois inculpés, le ministère public, le défenseur, le greffier et les trois juges eurent beaucoup de peine à trouver place. Ce fut un tribunal de famille.
Le colonel, je l’ai dit, présidait. A ses côtés, comme assesseur, il y avait le sergent-major du régiment, secrétaire du colonel.
Des deux soldats qui avaient réclamé, l’un fut acquitté ; l’autre envoyé aux Travaux publics. Pour refus d’obéissance, au nom du peuple français, Bersot fut condamné à mort.
Le lendemain, dès l’aube, par les soins de l’aumônier, le malheureux fut extrait de sa cellule. Il pleurait à chaudes larmes, balbutiant : – Non, ce n’est pas possible, pas possible !
Mais, dans l’ordre militaire, l’impossible quelquefois arrive. Leur justice n’est pas la nôtre…
Il fut emmené à 100 mètres du château des Mardançons dans une cour de ferme. Le colonel s’y tenait debout, en grande tenue, sabre au clair. Sans dire une parole, Bersot se laissa bander les yeux, garrotter les mains.
Telle était sa dépression qu’il s’affala sans bouger, contre un mur, sur une borne. Et comme les fusils se braquaient sur sa poitrine, il prononça un nom, qu’il répéta d’une voix éteinte : - Marie-Louise ! Marie-Louise ! Le nom de sa fille.
La Cour Suprême a réformé le jugement et a réhabilité Bersot le 12 juillet 1922 : Attendu d’une part que le colonel Auroux, qui avait signé l’ordre de mise en jugement a présidé le Conseil de Guerre, prenant ainsi part au jugement de l’affaire dont il avait précédemment connu comme administrateur et d’autre part que l’injonction adressée à Bersot par le lieutenant André ne peut être considérée comme ayant constitué un ordre de service donné pour l’accomplissement d’un service militaire en présence de l’ennemi …
La veuve Bersot écrivait aux défenseurs de son mari, le 26 février 1924, cette lettre où est tragiquement relaté le dur calvaire de la femme d’un fusillé.
« Il y a donc toujours des gens de cœur ! Ah, vous ne sauriez imaginer ce que je pus souffrir lorsque j’appris dans la rue, le 18 février 1915, l’épouvantable nouvelle.
Et à la douleur de l’éternelle séparation s’ajoutait la honte. Oui, je devais avec ma chère fille porter le poids de la honte.
Je n’étais pas la femme d’un héros. Mon mari n’était pas mort pour une noble cause. Il était mort par le caprice d’un lâche.
Quelle douleur pour une femme, pour une fille de savoir qu’il était mort dans des circonstances aussi abominables !
Quelques jours après, je reçus l’avis de décès de mon mari. Il n’était pas conçu en termes infamants, mais il ne portait pas comme les autres la mention « Mort au champ d’honneur ».
Je ne pouvais me présenter nulle part sans être blâmée, bafouée. Et chaque fois que je devais montrer le triste document pour quelque démarche, on me renvoyait de bureau en bureau, disant : « L’avis de décès de votre mari n’est pas en règle. Comment cela se fait-il ? ».
Et chaque fois je devais répéter l’horrible chose.
Hélas ! Ce n’est pas tout. Lorsque mon cher mari fut réhabilité – le 12 juillet 1922 – j’ai demandé que la dépouille de Lucien Bersot fût ramenée ici à Besançon où il est tant aimé et tant regretté. Cette dernière satisfaction m’a été encore refusée. Les délais prescrits étaient, disait-on, dépassés.
J’aurais bien la ressource de le faire revenir à mes frais. Ma modeste situation ne me le permet pas ».
A la suite de démarches faites par les défenseurs, Mme Bersot obtint satisfaction. A l’issue des obsèques, à Besançon, l’Union des Mutilés et Anciens Combattants de Lyon demanda la mise en jugement du colonel Auroux.
Mais le colonel Auroux appartenait à l’époque au cabinet de M. Maginot, ministre de la guerre, qui lui fit décerner la cravate de commandeur de la Légion d’honneur…
Et si nous réinventions l’histoire ?
Cricri on 1 septembre 2014
Cette histoire m’a touché.
Auroux est une honte pour la nation.