La bataille de Balaclava
D’après « La guerre, histoire complète des opérations militaires en Orient et dans la Baltique pendant les années 1853, 1854, 1855 » – Jules Ladimir et Honoré Arnoul – 1856
Le 25, à sept heures et demie du matin, le général en chef fut prévenu que les Russes se portaient sur Balaclava contre les Anglais. Avant de faire le récit des combats qui eurent lieu sur ce point, il convient de décrire le lieu de la scène.
L’armée alliée forme à ce moment autour de Sébastopol un demi-cercle.
Du cap Chersonèse et de la mer, les Français s’étendent jusqu’au ruisseau qui se déverse dans le port militaire, et les Anglais depuis ce ruisseau jusqu’à la rivière Tchernaïa. A deux lieues et demie des lignes assiégeantes, se trouve Balaclava, où sont placés les magasins des alliés et par où ceux-ci communiquent avec la flotte. La garde de Balaclava a été confiée à 1000 ou 1200 hommes de l’infanterie de marine, appuyés par un détachement de cavalerie et d’artillerie.
A deux kilomètres au-dessus de Balaclava, sur la route qui mène à Sébastopol et au point où s’en détache une seconde route qui conduit à Simphéropol et dans l’intérieur de la Crimée, on rencontre les premières hauteurs de la chaîne Taurique.
En bas de ces retranchements, et à peu près en droite ligne à travers la vallée, sont quatre monticules s’élevant successivement l’un plus haut que l’autre, et dont le dernier et le plus élevé qui rejoint la chaîne de montagnes en face est appelé mont Canrobert, parce que c’est là que le général français joignit le général anglais après sa marche sur Balaclava. Ces hauteurs, qui dominent d’une part Balaclava, et de l’autre la steppe aride où sont campés les alliés, avaient été garnies de redoutes, dont la garde avait été confiée aux troupes turques.
Enfin, au pied de ces hauteurs, et en arrière des lignes assiégeantes, se trouvaient les corps destinés à couvrir le siège : pour les Français, la division Bosquet, appuyée à la mer ; pour les Anglais, la division du duc de Cambridge, composée des gardes coldstream, des fusiliers écossais et des Ecossais gris, et enfin, à l’extrême droite, les deux brigades de cavalerie sous les ordres de lord Lucan, gardant les rives de la Tchernaïa.
Depuis quelques jours les généraux Menschikoff et Gortschakoff avaient tâté cette route, et quelques Cosaques étaient venus de nuit observer la faiblesse d’une position trop étendue pour que l’armée anglaise pût la défendre et occupée par leurs ennemis méprisés, les Turcs. Après avoir reçu les renforts que lui amenait le général Liprandi, le prince Menschikoff résolut de tourner la droite de l’armée alliée, afin de placer les assiégeants entre deux feux et de tenter une pointe hardie sur Balaclava.
Si ce coup de main réussissait, les alliés ne pouvant plus communiquer avec l’escadre que par le cap de Chersonèse, n’ayant plus de route frayée vers la mer et privés de leurs magasins, obligés en outre de répondre au feu de la place et de se défendre dans leurs retranchements, fussent à leur tour devenus assiégés. Le prince comptait quelque peu sur la connivence des habitants de Balaclava ; mais par une mesure rigoureuse et pourtant nécessaire, lord Raglan, suspectant leurs sentiments, les avait fait sortir de la ville en leur permettant d’emporter ce qu’ils possédaient de précieux.
Le général Liprandi, avec toutes les troupes dont pouvait disposer Menschikoff, s’engagea donc dans les montagnes d’où descend la Tchernaïa et que l’armée alliée avait franchies dans son mouvement tournant de la Belbee à Balaclava. Il réussit complètement à dérober sa marche aux alliés. Cela n’a rien qui doive surprendre dans un pays aussi accidenté, coupé de gorges affreuses et couvert de forêts presque impraticables, où il est presque impossible à la cavalerie de faire son service d’éclaireurs. Tout ce que pouvaient faire les alliés était de se garder dans leurs retranchements, et voilà pourquoi ils avaient échelonné depuis la Tchernaïa jusqu’à Balaclava tant de points de résistance. La difficulté du terrain ne permit pas au général Liprandi d’exécuter complètement son mouvement tournant, et l’absence complète de sentiers frayés, l’obligea à se rabattre sur la route de Simphéropol à Balaclava.
Le 25, peu de temps après le lever du soleil, l’ennemi ouvrit sur les redoutes les plus avancées le feu d’une batterie de grosse artillerie qu’il avait établie pendant la nuit au sud de la chaîne de la Tchernaïa. Les Turcs, et une batterie française placée sur les hauteurs de Sébastopol, y répondirent immédiatement.
Mais à l’est de la vallée de la Tchernaïa, on vit des masses de troupes s’avancer en ordre de bataille. C’était le gros de l’armée de Liprandi, dont la réserve se tenait derrière la Tchernaïa sur la route de Simphéropol. Le feu des batteries durait depuis un certain temps sans grands résultats de part et d’autre, lorsqu’on remarqua un mouvement dans les rangs de l’ennemi. Un corps nombreux de cavalerie descendait rapidement la vallée tandis qu’une colonne d’infanterie, suivant le pied de la colline, se dirigeait vers la première redoute.
Pendant vingt minutes, les Turcs défendirent vaillamment leur position ; mais la cavalerie russe, protégée par les batteries postées sur la chaîne de la Tchernaïa, vint les assaillir, et dès lors, incapables de résister davantage, ils se retirèrent, mais en bon ordre et en faisant des pertes considérables. L’infanterie russe s’empara des redoutes et des canons abandonnés. Les Turcs qui défendaient la deuxième et la troisième redoute, voyant leurs camarades se retirer, suivirent leur exemple et laissèrent l’ennemi occuper leurs ouvrages, dont les canons toutefois, avaient été encloués à la hâte par les artilleurs anglais chargés de les servir. La quatrième redoute faisant mine de résister, la cavalerie russe se retira. L’ennemi abandonna bientôt la troisième ne conservant que les deux premières.
C’est à tort que l’on a blâmé la conduite des Turcs dans cette affaire. Sans doute des soldats français ou anglais eussent défendu jusqu’au dernier homme le poste confié à leur bravoure ; mais un officier eût peut-être commis une faute en cherchant à conserver ces redoutes dans les conditions où elles se trouvaient. Elles étaient trop éloignées de tous secours et si mal construites que les chevaux des Cosaques les franchissaient d’un bond. Si les Turcs y fussent demeurés quelques minutes de plus, pas un seul n’eût échappé et ils eussent fait de leur vie un sacrifice inutile.
Le général Canrobert, en descendant plus tard dans la plaine, déclara sans hésiter que ces redoutes n’étaient pas tenables, et, dans leurs rapports, les généraux anglais, lord Raglan et Colin Campbell, confirmèrent cette déclaration.
Après avoir emporté les redoutes, les Russes attaquèrent le front et le flanc du 93e régiment highlanders, commandés par le colonel Ainslie. Les montagnards attendaient avec calme l’approche de l’ennemi. La cavalerie russe se rassemble et se resserre de nouveau, puis tout d’un coup, fait une charge furieuse sur la ligne rouge des Écossais. A la distance de 600 mètres, les montagnards font feu ; mais c’était de trop loin, et l’élan des Russes n’est pas arrêté. On attendait le choc avec anxiété ; mais à la distance de 150 mètres, les Écossais renouvellent un feu général de leurs carabines Minié, et jettent la terreur et la déroute dans les rangs de l’ennemi. Les Russes tournent et s’enfuient au galop, et les armées, qui des hauteurs assistent à cette scène, crient : « Bravo, Highlanders ! ». Le général Campbell, pour recevoir la charge, n’avait point jugé nécessaire de changer la disposition de ses rangs qui, selon le système anglais, n’étaient que de deux hommes en profondeur.
Maintenant allait venir la rencontre des deux cavaleries. Les Russes, visiblement un corps d’élite, avec leurs habits bleu clair brodés en argent, et soutenus par des dragons, avançaient au petit galop. Bientôt ils firent halte. Leur première ligne était deux fois aussi longue, trois fois aussi profonde que celle des Anglais ; en arrière était une seconde ligne pareille.
Du haut des collines, on pouvait, comme du haut d’un amphithéâtre, embrasser toute la scène. Lord Raglan, son état-major et son escorte, des groupes d’officiers, des généraux français, des zouaves et quelques corps d’infanterie française étaient là à regarder. Presque tous étaient descendus de cheval et s’étaient assis ; on ne disait pas une parole.
Les trompettes résonnèrent ; les Écossais gris et les dragons d’Enniskillen chargèrent. Tournant un peu à gauche, dit un témoin oculaire, pour défoncer la droite des Russes, les gris se précipitent en poussant un cri qui fait frissonner tous les cœurs, et au même instant y répond le cri des Enniskillen. Comme la foudre traverse le nuage, ainsi ils passent à travers les masses noires des Russes, ils traversèrent ainsi toute la masse ennemie que les dragons achevèrent de mettre en pleine déroute. C’est une des charges les plus brillantes qu’on ait jamais vues. Malheureusement elle fut suivie d’un fatal incident qui coûta à l’Angleterre une partie de sa meilleure cavalerie.
La retraite des Russes de la 3e redoute, et un mouvement apparent dans l’autre, firent croire à Lord Raglan que l’ennemi emmenait les canons capturés. C’est sous cette impression qu’il adressa au comte de Lucan, l’ordre dont on a tant parlé et qui était ainsi conçu : « Lord Raglan désire que la cavalerie se porte rapidement en avant, qu’elle poursuive l’ennemi et tâche de l’empêcher d’emporter les canons. De la troupe d’artillerie à cheval peut accompagner. La cavalerie française est à gauche. Immédiat ».
Il fut confié au capitaine Nolan, officier de cavalerie attaché à l’état-major. On a accusé ce malheureux officier d’être la cause principale de la catastrophe qui s’ensuivit. Mais quelle qu’ait été sa conduite et quelque irritation qu’elle ait causée en Angleterre, ce fait seul qu’il était porteur d’un écrit le décharge de toute responsabilité.
Au moment où le comte de Lucan reçut l’ordre de se porter en avant et de s’opposer à l’enlèvement des canons, l’ennemi s’était reformé en bataille. La cavalerie et l’infanterie présentaient une masse épaisse sous la protection de l’artillerie. Au fond de la vallée, se tenait le gros du corps de Liprandi. Bien avant, et croisant leur feu, se trouvaient les batteries des deux premières redoutes et celle de la chaîne de la Tchernaïa. Les flancs boisés des collines étaient couverts de tirailleurs, soutenus par des colonnes d’infanterie. C’est à travers cette masse compacte que le comte de Lucan, interprétant mal l’ordre de Lord Raglan (car les Russes avaient réussi à emmener les canons et même les avaient tournés contre les Anglais) fit dire à la cavalerie légère de charger.
Le comte de Cardignan, qui la commandait, hasarda cette question très naturelle : « Qui faut-il charger ? ». « L’ennemi, lui répondit-on, est devant vous ! ». Cet ordre péremptoire fut réitéré.
Le comte de Cardignan avait fait les représentations que lui inspirait la prudence ; il ne lui restait plus qu’à remplir son devoir de soldat. Ses escadrons se formèrent sur deux lignes et s’avancèrent calmes et résolus. Les spectateurs qui, du haut de la colline, contemplaient cette scène, les virent avec une émotion profonde courir à une mort assurée. Bientôt les cavaliers disparurent enveloppés dans un tourbillon de fumée.
En tête, galopait le capitaine Nolan, brandissant son sabre et excitant ses hommes. Tout à coup, son bras levé retomba sans mouvement. Il poussa un cri de désespoir et d’agonie. L’escadron passa rapide comme l’éclair. Un cavalier arrêta le cheval du capitaine qui tomba sans vie sur le sol. La cavalerie anglaise, sans ralentir un instant sa course, arriva sur les lignes mêmes de l’ennemi. Alors, au milieu de la fumée et de la mitraille, elle s’élança en avant, et se précipitant sur la gueule béante des canons, elle dispersa et massacra les Russes qui les défendaient.
Brisées par cet impétueux ouragan, les épaisses colonnes s’écartèrent. En vain des régiments de dragons et de hussards essayèrent d’arrêter l’élan des soldats anglais. Ils ne tournèrent bride que quand ils ne virent plus d’ennemis devant eux ; 600 hommes de cavalerie légère venaient de traverser une armée russe tout entière. C’est alors que le général Bosquet prononça les paroles qui caractérisent cet héroïque mais inutile dévouement : « C’est magnifique, mais ce n’est pas la guerre ! ».
Le général comprit aussitôt que si quelques cavaliers échappés à cette terrible charge essayaient de revenir sur leurs pas, ils seraient exposés au feu des batteries de flanc, et sur-le-champ, il donna l’ordre aux chasseurs d’Afrique de réduire au silence les canons de la chaîne de la Tchernaïa.
A sa voix, cette vaillante troupe s’élança et, franchissant les épaisses broussailles et les rochers, gravit la colline. A mesure qu’il atteignait le sommet, chaque cavalier, choisissant son homme, se jetait sur les batteries, taillant en pièces tout ce qui s’offrait à ses coups. Pendant un moment, les chasseurs d’Afrique furent maîtres des canons. Mais deux fortes colonnes d’infanterie, qui jusqu’alors s’étaient tenues cachées dans un ravin profond, apparurent tout à coup sur leurs derrières, abritées par les fourrés, dirigèrent contre les cavaliers français un feu meurtrier. Ceux-ci, la batterie une fois réduite au silence, regagnèrent la plaine, laissant sur le terrain quatorze hommes et deux officiers. Ce beau fait d’armes excita l’admiration et la reconnaissance de l’armée anglaise. C’est aux chasseurs d’Afrique que durent leur vie ceux de ses cavaliers qui eurent le bonheur de rentrer au camp.
L’extrémité de la vallée était encombrée de cadavres. Les Cosaques, qui avaient pris lâchement la fuite, revinrent alors avec confiance. Les blessés qui gisaient sur le sol, en proie aux douleurs de l’agonie, ils les achevaient à coups de lance, et comme s’ils les eussent redoutés même dans la mort, on les vit s’acharner cinq ou six autour d’un mourant. La nuit mit fin au combat. Ce soir-là, les deux tiers environ de la cavalerie légère anglaise manquèrent à l’appel.
Lord Raglan s’empressa de réparer les défauts de sa position dont avait profité l’ennemi, et de resserrer le front trop étendu des lignes anglaises, en augmentant la défense d’un corps considérable de marins débarqués des vaisseaux. Ces précautions n’étaient pas inutiles, car dès le lendemain l’armée britannique avait à repousser une nouvelle agression.
Le mouvement audacieux du général Liprandi avait échoué en partie, puisque Balaclava était resté au pouvoir des alliés, et que ceux-ci conservaient leurs communications avec la mer. Il avait réussi en partie, puisque les Russes se trouvaient à cheval sur la seule route frayée conduisant de Balaclava à Sébastopol, et avaient pris position sur les derrières des assiégeants.
Aussi, dans la journée du 26 octobre, le prince Menschikoff, qui était entré à Sébastopol, fit une grande sortie contre les lignes anglaises, afin de les mettre entre deux feux. S’il eût réussi à les enlever et à venir donner la main au général Liprandi à travers l’armée assiégeante, les opérations des alliés étaient presque irréparablement compromises.
Mais la journée du 26 mit un terme aux espérances du généralissime russe. L’ennemi attaqua la première division anglaise avec plusieurs colonnes d’infanterie soutenues par l’artillerie. Au premier bruit de la canonnade, le duc de Cambridge envoya, pour soutenir la première division, la brigade des gardes, sous les ordres du major-général Bentinck et une batterie commandée par le lieutenant-colonel d’Acres. Reçus par un feu foudroyant, avec cette solidité particulière aux troupes anglaises, les Russes laissèrent sur le terrain environ 300 des leurs et furent poursuivis jus- qu’aux abords de la place. Le général Bosquet s’était approché avec cinq bataillons dont l’intervention ne fut pas nécessaire.
François Vaillant on 4 novembre 2014
Bonjour,
des recherches sur la guerre de 14-18 me conduisent sur ce blog et sur cette bataille de Balaclava.
J’ai trouvé une lettre qu’un soldat français a écrit à sa mère et ses frères.
Datée du 18 décembre 1854, il y a l’enveloppe et 3 pages
Vous la trouverez ici : http://garcelon.free.fr/gazette.html#militaires
Leynhac est une commune du Cantal.
C’est une vue de l’intérieur contée par un homme.
L’orthographe est un peu déroutant, mais prenez la peine de la lire.
Amicalement
François Vaillant