La bataille de l’Alma
D’après « La première campagne de la Crimée ou Les batailles mémorables de l’Alma, de Balaklava et d’Inkermann » – Austin Layard – Traduction A.-E.-S. Jervis – 1855
Dans la matinée du 11 septembre, les escadres française et turque, au nombre de vingt-neuf magnifiques vaisseaux, s’avancèrent majestueusement, en ordre de bataille, jusqu’en vue du cap Tarkhan, lieu assigné au rendez-vous général. Là, elles attendirent le moment d’aller se joindre à la flotte britannique, qui, avec son vaste convoi de transports, comprenait près de quatre cents voiles. Elle était à l’ancre, en pleine mer, à 40 milles environ plus au nord, où elle étendait au loin ses grands mâts et ses fines esparres sur la plaine immobile des eaux, vaisseaux à voiles, bateaux à vapeur et navires de commerce, placés en ligne les uns près des autres et chacun portant son contingent de soldats.
A travers cette masse, on voyait glisser les légers cutters des grands vaisseaux et flotter dans la brise du matin des milliers de pavillons, signaux adressés aux navires restés à distance. Dès que le soleil parut, le roulement des tambours, le son des trompettes, les accents belliqueux de la musique militaire, le cliquetis des armes ébranlèrent l’espace. Jamais la puissance navale de l’Angleterre, avec ses ressources infinies, ne s’était déployée si fièrement sur les mers.
Cependant les trois vapeurs de guerre, après avoir accompli leur mission d’exploration de la côte, venaient reprendre leur position. L’Agamemnon, poursuivant sa course sinueuse à travers cette multitude de bâtiments, jeta l’ancre près du vaisseau amiral. Un dernier conseil de guerre eut lieu dans cette matinée à bord du Caradoc. Après une discussion animée, il fut décidé que la flotte irait en avant, sans tarder davantage, et que le débarquement serait effectué à l’endroit que nous venons de décrire.
Un fait qui n’est peut-être pas un des moins remarquables dans l’histoire de cette grande expédition, c’est que, même après l’embarquement des armées alliées et le départ des flottes de Varna, les doutes continuaient encore sur la possibilité d’opérer une descente en Crimée, et que c’est seulement au dernier moment qu’on se décida à persévérer dans cette entreprise.
Sans perdre de temps, le signal général fut donné; d’innombrables pavillons y répondirent et le transmirent de vaisseau en vaisseau. Soudain, un noir panache de fumée s’éleva de mille colonnes de fer, et d’innombrables voiles d’une blancheur éclatante brillèrent au soleil. La masse mobile se forma successivement en sept lignes prolongées, les grands navires sur la ligne extérieure, chargés de garantir le tout contre les entreprises de l’ennemi du côté de la mer.
Pendant la nuit, un grain dispersa les convois, et dans la matinée, plusieurs vaisseaux avaient disparu dans le lointain. Un ennemi entreprenant aurait pu, avec quelques steamers, nous causer un dommage presque irréparable ; mais aucun ennemi ne se montra. Vers le soir, les transports dispersés se réunirent et jetèrent l’ancre pour la nuit près d’une côte peu élevée, à environ 15 milles nord d’Eupatoria.
Dans la matinée suivante, les escadres française et turque joignirent la flotte britannique, et le signal de lever l’ancre fut donné dès la pointe du jour. La flotte se mit de nouveau en mouvement. Une brise fraîche venant de la terre gonfla les grandes voiles des vaisseaux de guerre qui longèrent une côte basse, riche en villages et en moissons de blé. Dans l’après-dîner, l’ordre fut donné de jeter l’ancre dans la baie d’Eupatoria. Peu après la ville russe recevait une sommation, et n’ayant pas les moyens de se défendre, elle se rendit immédiatement, mais elle ne fut occupée militairement que quelques jours après.
Plusieurs jours furent perdus dans des délais inutiles ; les commandants des forces alliées étaient impatients d’effectuer un débarquement. Par malheur, l’amiral Dundas avait changé, au dernier moment, le plan primitivement arrêté. Une grande confusion et une perte de temps précieux s’ensuivirent. Cela aurait pu avoir des conséquences sérieuses si nos opérations avaient rencontré un obstacle de la part de l’ennemi, et l’on reconnut plus tard que ce pouvait être une source de difficultés considérables.
L’ordre de débarquement fut le même que celui du départ, et conforme au plan général du capitaine Mends, préposé au service du pavillon de l’Agamemnon, officier des plus habiles et des plus énergiques.
Jamais une si immense flotte n’avait été réunie et jamais la puissance de la vapeur n’avait été employée sur une si vaste échelle. Les vaisseaux furent divisés en escadres ou détachements, et remorqués, deux par deux, à peu d’exceptions près, par un bateau marchand à vapeur. Le tout se forma en sept lignes, celle qui était le plus près de la côte portant la division légère, la première division venant ensuite, et les autres suivant dans leur ordre.
Derrière l’infanterie, s’avançaient les navires portant la cavalerie, puis les bâtiments de transport avec les trains de la grosse artillerie de siège. Les magasins d’approvisionnement arrivaient séparés de tout le reste. Chaque division se distinguait pendant le jour par son drapeau, et dans la nuit par le nombre de lumières correspondantes à son numéro, arborées au mât de misaine. En outre, chaque vaisseau avait le numéro du régiment et la désignation des troupes qu’il portait, écrits en grosses lettres sur son bordage.
L’Agamemnon, le Sans-Pareil, le Diamant et toute l’escadre, placée sous le commandement immédiat de sir Edmond Lyons, ainsi que les petits steamers qui devaient servir pour le touage et pour le débarquement des troupes, prirent position devant la côte, tandis que l’amiral Dundas, avec le reste de la flotte, devait protéger contre les attaques de l’ennemi le convoi du côté de la mer.
A chaque division, était attaché un vapeur de guerre pour lui prêter assistance en cas de besoin. Les barques de chaque vaisseau étaient si bien disposées, que si le plan primitif n’eût pas été malencontreusement changé, toutes les forces britanniques auraient pu être débarquées, même sous le feu de l’ennemi, en un seul jour. Chaque barque avait sa place marquée et son nombre d’hommes limité. Les instructions les plus claires furent données aux officiers de service et aux hommes placés sous leurs ordres, pour éviter la confusion dans l’éventualité d’une tentative faite par l’ennemi pour s’opposer au débarquement. Ces instructions furent communiquées à chaque commandant, accompagnées d’une indication des positions à prendre par tous les vaisseaux.
A minuit, le signal attendu avec anxiété fut enfin donné, et les vapeurs et les bâtiments de transport portant la division légère se formèrent en ligne. Pour prévenir la confusion, chaque division devait suivre à une heure d’intervalle, l’Agamemnon allant de çà de là, pressant les retardataires, rétablissant les lignes rompues et maintenant l’ordre de chacun. La rapidité des mouvements et les habiles évolutions de ce magnifique vaisseau, qui ne le cédaient en rien à ceux de la plus petite chaloupe, excitèrent la surprise et l’admiration de la flotte. Aussi hérita-t-il du sobriquet qu’il garda ensuite de « Lyons’ brougham ». Les deux amiraux, Dundas et Hamelin, par suite d’un arrangement concerté à l’avance, devaient prendre position ensemble au milieu de la baie choisie pour le débarquement, et divisée en deux parts égales pour la convenance des deux flottes.
Le commandant français, qui s’approcha le premier du rivage, ne jugeant pas à propos de s’arrêter au plan primitif, jeta l’ancre à l’extrémité nord de la baie qu’il occupa tout entière. Ce changement, quoique imprévu, fut avantageux aux deux armées, car elles ne pouvaient débarquer ensemble dans un espace si resserré sans un désordre considérable. L’Agamemnon chercha un ancrage à un mille environ plus au nord, en face d’une vaste lagune qui devait garantir efficacement nos hommes une fois mis à terre. Il devenait inutile d’attendre l’amiral anglais, qui ne quitta en effet Eupatoria que vers le milieu de la journée et qui resta à l’ancre, bien loin en mer, durant toute l’opération du débarquement.
Aussi l’amiral Hamelin poussa-t-il hardiment vers le bord son navire dont les barques furent ainsi des premières à toucher la côte ennemie. Cette infraction générale au plan arrêté donna lieu à une grande confusion. Un bâtiment de transport, contenant l’artillerie, s’échoua sur un banc de la côte. Plusieurs vaisseaux se heurtèrent les uns les autres, et les lignes des navires se trouvant rompues, très peu prirent la place qui leur avait été assignée. Nos alliés étaient déjà occupés depuis près de deux heures à débarquer leurs troupes avant que nous pussions mettre un seul homme à terre.
Cependant, aucune tentative n’était faite par l’ennemi pour s’opposer à nos opérations. Les habitants du pays semblaient à peine s’apercevoir de notre invasion. Les voitures continuaient à rouler le long des routes, et de longues files de charrettes à conduire les produits des champs aux villages. Un officier, escorté d’une petite bande de Cosaques, s’avança près du rivage. Là, descendant de cheval, il s’assit sur la plage, et ouvrant son carnet, sembla prendre avec beaucoup de sang-froid des notes sur la manière de procéder des flottes alliées. Quoique à une portée de fusil, il ne se troubla pas un instant dans cette occupation.
Enfin, le signal du débarquement donné, les barques chargées d’hommes se détachèrent de chaque vaisseau à voile ; sir Georges Brown fut un des premiers qui touchèrent le rivage ennemi. Accompagné d’un détachement de carabiniers, il s’avança sur une éminence qui dominait tout le pays.
De là, ils virent un parti de Cosaques qui conduisaient un convoi de fourrage et de blé. Quelques coups de fusil et l’approche d’un petit corps de troupes de ligne, suffirent pour faire abandonner aux cavaliers le convoi et les chevaux qui le traînaient. Les chariots ainsi capturés devinrent le noyau d’un petit service de transport indigène, qui, bien que défectueux, nous fut d’un grand usage dans nos opérations ultérieures. A en croire les charretiers et les paysans qui vinrent peu après dans notre camp, la population indigène n’était pas bien affectionnée au gouvernement russe, ou plutôt, elle voyait assez volontiers l’arrivée des étrangers.
Cependant les marins de la flotte, encouragés par l’exemple de leurs officiers, travaillaient avec un zèle et une énergie infatigables. Deux petits vapeurs, la Minna et la Brenda, construits exprès pour la navigation du Danube, et achetés par sir E. Lyons, rendirent de grands services, chacun d’eux pouvant débarquer d’une seule fois tout un régiment de ligne. Aussi avant la nuit, 20 000 hommes d’infanterie, 56 pièces de canon, et un grand nombre de chevaux appartenant pour la plupart à l’état-major, furent-ils mis à terre sans accident.
De leur côté, les Français avaient débarqué presque la même quantité d’hommes et de chevaux. 40 000 soldats et une force considérable d’artillerie furent ainsi jetés sur la côte en un seul jour, fait sans précédent dans l’histoire, et dont la pleine réussite fera époque dans les annales de l’art militaire. La puissance de la vapeur, en effectuant par mer une descente aussi prompte dans un pays ennemi, fut ainsi pleinement constatée.
Durant la nuit, par suite d’une forte brise soufflant du sud, la mer devint grosse, ce qui retarda de quatre jours le reste du débarquement, et nous causa quelques pertes en chevaux et en embarcations. Ce fut un motif de plus pour les alliés de regretter le retard tout à fait inexplicable de la traversée depuis Varna. Pourtant le lundi 18, les deux armées étaient prêtes à se mettre en marche.
Jusqu’ici, à l’exception de quelques Cosaques isolés qui surveillaient les mouvements des alliés, aucune troupe russe ne s’était montrée. Cela nous permit de nous établir sans obstacle sur le sol russe. Les vapeurs envoyés à la reconnaissance de la côte nous avaient rapporté qu’un camp considérable occupait les hauteurs au sud de l’Alma, mais entre le lien de débarquement et cette rivière, il n’y avait pas trace d’ennemi. Cette inertie apparente occasionna parmi nous une surprise générale. Quoiqu’il eût peut-être été impossible d’empêcher leur débarquement, une résistance déterminée aurait pu créer de grandes difficultés aux alliés. Par suite de notre manque de cavalerie, des batteries de campagne, habilement placées, auraient pu entraver nos opérations.
Les troupes britanniques, qui formaient l’aile gauche dans cette marche, étaient les plus exposées, n’ayant pas encore l’expérience d’une armée en campagne. Les traîneurs étaient si nombreux et les piquets si peu au courant du service, qu’un corps de cavalerie exercée aurait pu leur faire subir une grande perte. Mais les Cosaques ne soutinrent pas leur ancienne réputation. On les employa très rarement dans cette campagne, et ils n’ont jamais résisté même à une force de beaucoup inférieure. Aussi nos soldats commencèrent-ils à les traiter avec mépris, et il circula bientôt dans les rangs qu’un homme, armé d’un simple bâton, avait fait un Cosaque prisonnier et l’avait conduit au camp anglais.
Le manque de moyens convenables de transport se fit sentir aussitôt après le débarquement des troupes. Les tentes destinées aux divers régiments furent rembarquées le surlendemain parce qu’il n’y avait pas de chariots pour les traîner, et trois semaines s’écoulèrent avant qu’on ne nous les rendit.
Par suite, les hommes se trouvèrent exposés à la fraîcheur extrême et aux rosées abondantes des nuits, succédant aux chaleurs accablantes du jour. Les résultats furent désastreux. Le choléra éclata avec une nouvelle violence. La dysenterie et la diarrhée sévirent dans nos rangs, et il n’y avait pas moyen de transporter les malades. Les ambulances ou les wagons construits pour cet usage, et dont on a tant parlé, quoiqu’ils eussent une place assignée pour chaque division dans les notes émanées du chef du service médical, avaient été abandonnées en arrière. On laissait les hommes qui tombaient épuisés mourir sans secours, le long des routes. Ce défaut de moyens de transport se fit sentir de mille autres manières. Les officiers des régiments étaient obligés de porter eux-mêmes leurs bagages et leurs provisions pour trois jours. Beaucoup d’hommes d’une santé faible, souffrants encore du choléra et de la fièvre, succombèrent ; de là les pertes considérables parmi les officiers comparées à celles des simples soldats.
L’armée française ne fut pas exposée à tant d’infortunes. Ses officiers ne manquèrent point de tentes un seul jour, et ne se virent point obligés de porter de si lourds fardeaux, car il est bien reconnu qu’un officier, ainsi chargé, ne peut plus remplir les nombreux devoirs qui lui sont imposés. Les soldats eux-mêmes n’eurent point à souffrir du manque de couvert, car, chaque homme porte avec lui une partie d’une petite tente, et toutes ces parties réunies lui forment un abri suffisant contre le froid et la pluie. Ces petites tentes servent même aux piquets. Inventées par les troupiers eux-mêmes, elles sont universellement adoptées dans l’armée française. Peut-être, après la guerre terminée, et quand on n’en aura plus besoin, commencerons-nous à reconnaître qu’elles peuvent être introduites avec avantage dans la nôtre.
Pour expliquer la possession de ces moyens de transport, on a dit que les Français avaient envoyé en Crimée 5 000 hommes de moins que nous. Mais il ne faut pas oublier qu’en revanche, leurs vaisseaux étaient de beaucoup inférieurs aux nôtres en nombre et en grandeur. Au lieu de ces vapeurs gigantesques qui portaient un régiment d’infanterie, et quelquefois presque tout un régiment de cavalerie, ils n’avaient que des vaisseaux de petit tonnage, génois ou sardes pour la plupart, et même quelques bricks turcs. Malgré cela, ils apportèrent avec eux non seulement toutes les bêtes de somme qui leur étaient indispensables, mais encore les ambulances nécessaires pour les malades et les blessés. Le vrai secret de cette différence, c’est qu’ils ont une organisation et un système, et que nous, nous ne pouvons prétendre encore ni à l’un ni à l’autre. Par suite de ce manque d’ordre et de précaution dans tant de cas, nos malheureuses troupes se virent exposées à des privations qui diminuèrent presque de moitié le chiffre primitif de la plus belle armée du monde.
Le 19, à la pointe du jour, l’ordre fut donné de marcher en avant. Les Français, depuis longtemps aguerris à la vie des camps, se mirent en mouvement les premiers avec 7 000 Tures environ qui leur avaient été adjoints. Ils devaient rester en vue de la mer, tandis que les Anglais, formant l’aile gauche, protégés sur leurs flancs par la cavalerie légère, se trouvaient heureusement au poste du danger et de l’honneur.
L’auteur, en parlant ainsi, semblerait dire implicitement que l’armée française aurait cédé aux Anglais le poste de l’honneur et du danger. Les sentiments de toute la nation anglaise pour les alliés démentent cette interprétation. D’ailleurs nous croyons que l’auteur l’aurait évitée s’il avait connu en détail toute la vérité.
Il était convenu, pour toute la campagne, que l’armée française occuperait la droite dans l’ordre de bataille général ; mais l’amiral anglais ayant préféré le port de Balaklava que l’amiral Hamelin ne trouvait pas satisfaisant, le point de débarquement français fut fixé à Kamiesh, à gauche de Balaklava, point de débarquement des Anglais. Cela força les Anglais de prendre la droite comme les Français de prendre la gauche; sans cette précaution chaque armée eût coupé à l’armée alliée sa communication avec son port.
Les armées alliées souffrirent cruellement, durant cette marche de jour quoiqu’elle ne fût pas longue, de la chaleur et du manque d’eau. La contrée où elles s’avançaient, nue, sans arbres et presque inhabitée, ressemblait à une des plus pauvres provinces de la Turquie. Aucun enclos, aucun village pour mettre obstacle à leur marche. Les rares chemins qui traversaient la steppe étaient des sentiers à peine battus, presque impraticables en hiver. La Bulganac, petite rivière lente et boueuse, coule au pied des collines dont la pente adoucie, rompue çà et là par des ravines et les irrégularités du sol, conduit à l’Alma.
La moisson venait d’être coupée et des meules de blé et de foin parsemaient une large vallée au sud de la Bulganac. Derrière ces meules se tenait immobile et à peine distincte par la couleur, une troupe de 100 hommes environ. C’était l’avant-garde d’un corps considérable de cavalerie et d’artillerie qu’on voyait sortir du village et des jardins situés sur les bords de l’Alma pour se déployer en plaine. Deux batteries de 6 pièces de canon chacune, avec leurs trains et leurs caissons peints en vert pâle, étaient appuyées par deux régiments de cavalerie et environ 2 000 Cosaques.
Aussitôt que nos éclaireurs et notre cavalerie légère apparurent sur les crêtes de la montagne, les vedettes de l’ennemi se retirèrent peu à peu, tandis que les batteries s’avançaient rapidement, couvertes et appuyées par les Cosaques et par un régiment de dragons. Les Russes se formèrent en ligne et commencèrent le feu aussitôt que la division d’infanterie légère anglaise fut en vue. L’artillerie à cheval du capitaine Maude répondit à cette attaque avec un grand succès.
L’ennemi, dont l’intention était seulement de reconnaître les armées qui s’avançaient, se retira. Pour couvrir sa retraite, apparemment, un second régiment de dragons, faciles à distinguer par leurs vestes blanches et leurs chevaux gris, s’avança au grand galop et forma ses rangs avec beaucoup d’habileté sur une éminence en face de la droite des Français. Mais quelques volées de canon ayant été dirigées contre lui, il se mit à fuir avec autant de précipitation qu’il était venu. L’artillerie russe, les prenant pour un corps de cavalerie française, ouvrit son feu sur eux et en tua ou blessa dix-sept.
Comme il n’était pas poursuivi, le régiment opéra sa retraite en bon ordre et, traversant l’Alma, rejoignit l’armée russe. Le lieu qu’il avait occupé resta de nouveau désert, mais sur les pentes qui dominaient l’Alma, on voyait se mouvoir de noires masses d’hommes et briller l’éclat de l’acier. L’étroite rivière, en creusant son lit à travers une steppe, avait laissé une éminence de 500 ou 400 pieds de hauteur. De ces rocs escarpés, on découvrait, à deux milles environ de la mer, un vaste amphithéâtre, entrecoupé de profonds ravins et de chaînes étroites.
Sur la pente orientale de cet amphithéâtre, on pouvait distinguer une batterie de terre composée de grosse artillerie. Cette batterie se trouvait séparée par une gorge étroite, ou plutôt par un ravin, d’une batterie de campagne de 12 canons, placée un peu plus haut. Derrière la batterie de gauche, qui était celle de droite pour les Russes, entre elle et la crête de la montagne, étaient massés deux grands carrés d’infanterie. Cette partie de sa position était couverte elle-même et flanquée par une batterie de grosses pièces protégées par un parapet sur les hauteurs à l’extrême droite des Russes. Une ou deux tentes blanches brillaient sur le sommet de l’éminence au centre de l’amphithéâtre, et des corps d’infanterie, de cavalerie ct d’artillerie apparaissaient disséminés sur la cime des montagnes dominant l’Alma.
Telle était la position choisie par le prince Menschikoff pour s’opposer à la marche des alliés, et d’où il attendait avec confiance leur attaque.
Les alliés bivouaquèrent pendant la nuit sur les rampes au sud de la Bulganac. Leurs feux, dont l’éclat se projetait sur la colline, semblaient reflétés par ceux des Russes sur les hauteurs opposées. Le plan d’attaque fut arrêté immédiatement.
Une division française, sous le commandement du général Bosquet, soutenue d’une partie du contingent turc, s’avançant le long de la mer, devait forcer les hauteurs et tourner le flanc gauche de l’ennemi, et le reste de l’armée française, quand cette manœuvre aurait été accomplie, attaquer le centre des Russes, posté sur l’éminence, au-dessus du village d’Almatomak. Les Anglais, conservant leur position dans l’intérieur des terres, devaient attendre, au-dessus du village de Bouliouk, que les Français fussent maîtres des hauteurs, et alors tourner la droite de l’ennemi, en évitant, autant que possible, le feu des batteries du centre. Les escadres des deux flottes, abritées par le rivage et composées principalement de steamers, devaient se tenir près de la côte, pour couvrir la marche et l’attaque de la division du général Bosquet.
Quand le jour parut, un brouillard épais couvrait la terre, mais il fut bientôt dissipé par une légère brise. Aucun mouvement n’avait lieu dans le camp russe, et l’on aurait pu croire qu’ils avaient abandonné leur forte position ; mais bientôt le soleil fit briller les baïonnettes et éclaira les caissons verts de l’artillerie. Les deux noirs carrés d’infanterie se reformèrent successivement derrière la principale batterie, et la cavalerie et l’infanterie reprirent leurs positions sur les hauteurs. Dans la plaine, au nord de l’Alma, quelques Cosaques galopaient çà et là, tandis que d’autres se tenaient immobiles sur leurs chevaux, surveillant les mouvements des alliés.
Dès la pointe du jour, l’Agamemnon, escorté d’une escadre anglaise et de vapeurs français, longea majestueusement la côte, et prit position près de l’embouchure de l’Alma. Peu d’instants après, une colonne d’infanterie, précédée de tirailleurs, descendit de la montagne qui domine la Bulganac, et s’avança lentement sur le rivage de la mer. C’était la division du général Bosquet, accompagnée des troupes ottomanes. Bientôt suivit, plus avant dans les terres, le gros de l’armée française, composée des divisions du prince Napoléon et des généraux Canrobert et Forey. Le tout fit halte à environ un mille de l’Alma.
Les troupes anglaises ne s’étaient pas encore mises en mouvement. Le défaut d’habitude du bivouac fit qu’elles tardèrent davantage à quitter leur campement de nuit, et quelques heures se trouvèrent ainsi perdues qu’auraient pu mettre à profit les alliés dans la dernière partie du jour.
Il était déjà dix heures quand les colonnes anglaises, apparaissant comme de brillantes masses d’écarlate sur le fond du paysage, avec leurs baïonnettes rayonnantes au soleil du matin, se groupèrent au pied de la montagne. Elles s’étaient formées en ordre de marche : la division légère et la seconde division en avant ; la première et la troisième au centre, et la quatrième avec les bagages et le commissariat, en arrière ; l’artillerie entre ces divisions, puis les carabiniers en tirailleurs pour protéger, avec la cavalerie légère, le flanc gauche et le front de l’armée. Les Anglais firent halte aussitôt qu’ils furent en ligne avec les alliés.
Immédiatement après, la seconde division se déploya en quatre carrés pour rencontrer l’extrême gauche des Français. Alors les deux armées marchèrent en avant comme une seule masse. Le petit nombre de Cosaques postés en vedettes au nord de l’Alma se replièrent. Une fumée épaisse, sillonnée de brillantes lueurs, s’éleva d’entre les arbres ; c’était le village de Bouliouk auquel avaient mis le feu les vedettes en se retirant. Les deux armées firent de nouveau halte et se formèrent en ordre de bataille.
Ce fut un moment de profonde anxiété pour les témoins de cette grande scène. Une lutte terrible, d’où dépendait le sort des armées alliées, allait avoir lieu. Nul ne doutait de la valeur anglaise ; mais ici se présentait une tâche presque au-dessus des forces humaines. La plupart de ceux qui étaient dans nos rangs et qui allaient rencontrer, dans un combat meurtrier, un ennemi supérieur en nombre, et attaquer une position qui semblait presque imprenable, n’avaient jamais fait la guerre. Ces roches escarpées, ces pentes rapides, hérissées d’artillerie, semblaient un rempart inaccessible qui défiait toute attaque. Cà et là les sentiers étaient rompus par des ravines ou par les pluies d’hiver. Qui donc oserait traîner de l’artillerie par ces sentiers étroits et rapides ?
Les canons ennemis qui balayaient les approches excédaient de beaucoup en calibre ceux des alliés. La position avait été habilement choisie, et la portée de ces pièces avait été soigneusement constatée par des expériences devenues familières aux artilleurs russes, qui, cette fois, pouvaient lancer leurs volées meurtrières sur nos lignes compactes d’une manière infaillible.
Une partie de la pente elle-même était traversée par une tranchée d’une profondeur suffisante pour protéger les canonniers russes et pour servir d’obstacle aux assaillants, tandis que les batteries de campagne occupaient presque toute la hauteur dominant la plaine où nos troupes devaient s’avancer. En outre, les bords escarpés de la rivière étaient suffisamment boisés pour servir d’abri aux carabiniers qui, cachés dans les villages et dans les vignobles, faisaient un feu incessant sur les premiers rangs des alliés. Le pont de bois posé sur l’Alma avait été en partie détruit, mais la rivière était presque partout guéable.
Il était près d’une heure avant que le général Bosquet eût déployé sa colonne sur le rivage, pour commencer l’attaque. Quelques cavaliers ennemis avaient tenté d’occuper les hauteurs qui commandaient immédiatement la mer, mais le feu des vapeurs français les en avait promptement délogés. La rivière coule au pied même des rochers. Elle n’est guéable que dans la dernière partie de son cours, à son embouchure, où un banc de sable forme une barrière à ses eaux qui ordinairement ne s’élèvent guère plus haut que ceinture d’homme. Mais ce jour-là, la mer s’y brisait en larges flots d’écume. Le capitaine Peel, en dépit des batteries ennemies qui tiraient des hauteurs, avait disposé de bon matin une barque sur ce point, pour faciliter le passage des troupes françaises.
Sur le plateau dominant la rivière, presque à la portée des canons des vaisseaux, se tenait, en attendant l’attaque, un corps assez considérable d’artillerie, de cavalerie et d’infanterie.
Pendant que sa colonne faisait halte, jusqu’à l’arrivée des Anglais, le général Bosquet, à la tête de son état-major, avait soigneusement reconnu la position de l’ennemi, et étudié la nature du terrain qu’il occupait. La division se remit en marche et il en détacha un régiment de zouaves, qui, à la faveur des arbres et des buissons, parvinrent à se glisser inaperçus dans la rivière, à un mille environ de sa source, puis émergeant tout à coup du milieu d’un taillis, nous les vîmes bientôt grimper comme des fourmis sur la rampe presque perpendiculaire des rochers.
Une énergie extraordinaire et un courage indomptable leur fit surmonter tous les obstacles et atteindre le sommet. Les Cosaques placés la pour surveiller les mouvements de la division qui menaçait la droite des Russes ne s’étaient pas aperçus de cette incroyable manœuvre, mais voyant tout à coup l’ennemi sur leurs derrières, ils tournèrent bride au grand galop, se repliant vers le centre. L’infanterie et la cavalerie les suivirent aussitôt. Les zouaves, après avoir atteint un à un le sommet du plateau, tombèrent en ligne, protégés par une butte artificielle qui couronnait cette partie des hauteurs. Mais à peine avaient-ils eu le temps de se former, que les Russes ouvrirent sur eux un feu meurtrier de mousqueterie et d’artillerie.
Le général Bosquet se hâta de faire avancer à leur secours le reste de sa division. En même temps le gros de l’armée française, sous le prince Napoléon et le général Canrobert, traversa rapidement le village d’Almatomak, ct passant la rivière à gué, gagna un sentier qui conduisait sur le plateau. Ce ne fut qu’à la suite d’efforts extraordinaires que l’artillerie, traînée par des relais de chevaux, put être montée sur ces pentes abruptes, couronnées à peine de quelques troupes qui se précipitaient en désordre pour commencer l’attaque.
Une batterie appartenant à la division du général Bosquet fut la première qui atteignit les hauteurs. Bravement conduite, elle s’avança rapidement au secours des zouaves, et soutint pendant quelque temps, mais non sans grande perte, une lutte inégale avec les deux batteries russes qui se composaient de pièces de plus gros calibre. A ce moment l’issue de la journée dépendait du courage et de la fermeté des zouaves et du petit nombre de troupes qui avaient pu joindre leurs rangs fort diminués.
S’ils eussent cédé, forcés de se replier sur les colonnes qui escaladaient la rampe à leur tour, il s’en fût suivi un funeste désordre. Mais ils se tinrent noblement à leur poste, et le général Bosquet, rétablissant avec une admirable habileté les lignes rompues de la partie de sa division déjà parvenue sur les hauteurs, s’élança avec elle contre l’ennemi. Quelques régiments de ligne qui tentèrent de forcer la position russe à la gauche des zouaves furent reçus, à leur arrivée sur le plateau, par un feu si bien nourri, qu’ils fléchirent et cherchèrent un moment un abri sous l’angle des rochers. Mais leurs tirailleurs, cachés derrière les irrégularités du sol et dans les petits ravins, faisaient des décharges continuelles sur l’ennemi.
Le gros des Russes se trouvait massé autour d’un tumulus artificiel, couronné d’une tour octogone en construction. Ainsi en partie protégé, il maintenait sa position. Pour le déloger, les zouaves, qui réunissaient maintenant une force considérable, appuyés d’ailleurs par quelques régiments de ligne, chargeront à la baïonnette. Le lieutenant Poitevin et un sergent des zouaves s’élancèrent même sur la tour, mais tous deux, après y avoir planté fièrement le drapeau français, tombèrent couvert de blessures.
Un trait caractéristique de cette troupe si brave, mais un peu excentrique, c’est que ce sergent avait sur les épaules un singe, qu’il légua en mourant à sa compagnie et qui depuis en a partagé tous les dangers.
Les Russes disputèrent bravement l’avantage de la position, et c’est ici qu’eut lieu le combat le plus meurtrier pour les Français. Tout autour et en dedans de cette tour en construction s’amoncelaient les morts et les mourants ; mais enfin les Russes cédèrent devant des charges impétueuses et répétées, et lâchèrent pied de nouveau.
Le prince Menschikoff, voyant que sa gauche allait être tournée, détacha de son centre un corps considérable d’infanterie et d’artillerie pour la soutenir. Cependant la masse au secours, de l’armée française avait gagné rapidement les hauteurs, et sa grosse artillerie avait ouvert un feu suivi d’un grand effet. Sur ces entrefaites, un corps de marins, sous le commandement du colonel Duchâteau, venait de se porter bravement sur la déclivité formant l’extrémité occidentale de l’amphithéâtre, où se touchaient les lignes françaises et anglaises.
Les Russes, s’apercevant que la position était emportée, et craignant de se voir entourés, firent rétrograder leur grosse batterie, qui, ainsi que nous l’avons dit plus haut, commandait les pentes occidentales de cet amphithéâtre, et qui enfila aussitôt l’ouvrage de terre disputé si chaudement plus tard par les Anglais.
Jusqu’à ce moment, les troupes britanniques étaient restées immobiles. En partie cachées à l’ennemi par la fumée du village incendié et par les arbres du bord de la rivière, elles avaient fait halte, comme cela avait été convenu, jusqu’à ce que les Français eussent gagné les hauteurs et tourné la gauche des Russes.
Cependant le maréchal Saint-Arnaud, voyant des renforts d‘infanterie et de nouvelles batteries de gros canons dirigées contre lui, et craignant d’être accablé par la grande supériorité du nombre, envoyait à lord Raglan les invitations les plus pressantes de s’avancer sans délai.
« Nous sommes massacrés », disaient ses aides de camp dans le langage quelque peu passionné qui caractérise nos braves alliés. Le moment était critique. Sans faire attention aux masses écrasantes d’artillerie qu’il avait en face, et sans s’arrêter plus longtemps au plan primitif, le commandant anglais donna l’ordre de marcher en avant.
Mais soudain les batteries russes, placées sur le versant de la montagne, et qui jusqu’alors étaient restées silencieuses, firent éclater leur feu meurtrier. En même temps les tirailleurs, postés derrière les murs du village et dans les vignobles, commencèrent leurs décharges sur nos lignes, mais ils furent bientôt rejetés de l’autre côté de la rivière par nos carabiniers. Pour un moment les troupes anglaises disparurent dans la fumée du village incendié, mais leur artillerie répondit soudain à celle de l’ennemi. Par un feu bien dirigé, elle causa aux Russes une perte considérable et fit sauter un caisson de poudre dans leur batterie de gauche.
A la faveur de ce feu, lord Raglan, à la tête de son état-major, se mit à traverser le gué, et, au milieu d’une grêle de balles et de bombes, parvint, sans être touché, à la rive opposée, près de l’extrême gauche des Français. La division légère qui devait commencer l’attaque s’était formée en ligne, mais ses rangs furent bientôt rompus par suite des inégalités du terrain et par l’obligation de traverser le village incendié. Plus d’une fois les hommes furent obligés de se coucher à terre pour s’abriter un moment contre le terrible feu des batteries russes.
Elle traversa la rivière en désordre, et, parvenue sur la rive opposée, elle ne se rétablissait qu’avec peine, lorsque, excités par sir Georges Brown, le 7e, le 23e et le 33e régiments, formant la brigade du général Codrington, se précipitèrent au milieu de la canonnade, sur la pente où était placée la grosse batterie de terre. Avec un courage sans pareil, ces braves régiments chassèrent l’ennemi devant eux, et, en dépit des décharges répétées qui fauchèrent leurs rangs, ils arrivèrent jusqu’à la bouche même de ces lourdes pièces. Quelques hommes sautèrent dans la batterie, mais ils furent aussitôt forcés d’un sortir par le terrible feu des bataillons russes qui balayaient les pentes.
A ce moment, une colonne d’ennemis, descendant la colline, fut prise pour une colonne française, et nos troupes cessèrent un moment de tirer sur elle. Mais bientôt elle se fit reconnaître par une décharge générale qui fit fléchir ce qui restait des trois régiments et les lit reculer dans un affreux désordre. Les Russes, encouragés par ce succès, sautèrent par-dessus le parapet de terre et chargèrent à la baïonnette ces débris précipités sur les pentes de la montagne.
Un instant, l’issue de ce terrible combat sembla douteuse. Les gardes, qui s’étaient avancés au secours de la division légère, recevaient l’ordre de battre en retraite, et la seconde brigade de la division légère s’était malencontreusement formée en carré sous le feu redoutable de l’ennemi. En cet instant critique sir C. Campbell, qui a fait ses preuves sur plus d’un champ de bataille comme général, et qui a contribué, comme chacun sait, à la victoire de plus d’une grande journée, insista pour qu’on fit avancer immédiatement les gardes et la brigade fermée en carré. Ce conseil fut heureusement suivi, et les gardes s’élancèrent de nouveau à la charge avec une ardeur irrésistible.
Sir Colin lui-même, conduisant sa vaillante brigade écossaise, composée du 42e, du 79e et du 93e régiments, accomplit cette manœuvre de flanc qui décida de cette partie de la bataille. Le son aigu des cornemuses accompagnait le mouvement de ces longues rangées de soldats qui marchaient au pas lent et mesuré d’une parade ordinaire. Devant leur air calme et déterminé, l’étrangeté de leurs costumes, l’ennemi sembla frappé de terreur. Ils atteignirent, avec une perte relativement peu considérable, le côté droit de la redoute. Au même moment, les gardes escaladaient la pente avec non moins de résolution.
Des volées de mitraille et de mousqueterie les accueillirent, mais, sans répondre au feu des Russes, ils s’avancèrent à cent pas d’eux, puis, après une décharge terrible de leur artillerie, ils s’élancèrent à la baïonnette sur la redoute. Les Russes reculèrent, et, voyant la brigade écossaise sur leur flanc, abandonnèrent à la hâte le fort, mais en laissant cette fois entre nos mains deux canons comme trophées du combat. Après une lutte courte, mais décisive, les gardes restèrent victorieux, au milieu d’un monceau de cadavres.
Cependant la seconde division, conduite par son brave et vieux général sir de Lacy Evans, s’était avancée d’un pas ferme, sur le côté occidental de l’amphithéâtre; en dépit du feu gênant de la redoute elle-même et des batteries de campagne qui la flanquaient, elle atteignit le milieu du versant au moment où cette redoute fut emportée.
Une desbrigades, sous le commandement du général Pennefather, se forma en ligne près des gardes victorieux, puis s’élança en avant avec une nouvelle ardeur. Au-dessus d’elle, les deux massifs carrés d’infanterie russe restèrent inébranlables à leur poste élevé, semblant opposer une barrière infranchissable à nos troupes presque épuisées. Lord Raglan vit le danger, et aussitôt, par ses ordres, deux canons appartenant à la batterie du capitaine Turner furent traînés à la hâte sur une éminence près de celle où il se tenait lui-même.
Alors la mitraille faucha les rangs épais de l’ennemi. Aussi commença-t-il à fléchir, et peu d’instants après on le vit se disperser sur les pentes de la montagne. La masse suivit bientôt, cédant à l’attaque des Highlanders, mais opérant sa retraite en bon ordre. Les commandants russes s’efforcèrent de rallier les fuyards, et l’on vit un officier à cheval ramener à la charge sa colonne qui était considérable. Mais cette colonne elle-même céda avant l’arrivée des lignes anglaises, et fut rejetée sur l’armée en retraite.
La réserve russe, sur la droite, fit un dernier effort par un mouvement de flanc, pour arrêter la marche de la brigade écossaise et lui disputer la crête de la montagne, mais ce fut en vain. Un de nos régiments fit volte-face pour la recevoir, et une simple décharge, bien dirigée, suffit pour la mettre en déroute.
De leur côté, les Français avaient chassé l’ennemi des hauteurs sur tous les points. Une vallée profonde, partant de la mer, et s’étendant bien loin dans l’intérieur des terres, empêchait la gauche des Russes de se retirer sans faire un détour considérable qui l’obligeait à se mêler au centre, et à y augmenter le désordre. Les batteries françaises tirèrent sans relâche sur cette masse de fuyards. Il s’ensuivit une scène d’horrible confusion, c’est-à-dire une complète déroute plutôt qu’une retraite. Les soldats russes, jetant leurs armes, leurs bottes, leurs havresacs, et tout ce qui pouvait gêner leur marche, quittèrent leurs rangs et cherchèrent leur salut dans 1a fuite.
Notre artillerie à cheval les poursuivant, lançait sur eux, par intervalles, lorsqu’elle était à portée, son feu meurtrier. Vainement la cavalerie russe, qui n’avait encore pris que peu ou point de part à la bataille, chercha-t-elle à arrêter cette poursuite. Elle fut impuissante à couvrir la retraite de cette masse en proie à la terreur.
Mais notre artillerie, n’étant pas soutenue, fut bientôt obligée de retourner en arrière, et à quatre heures environ on entendait résonner dans le lointain le dernier coup de canon. Ainsi en trois heures, pendant deux desquelles seulement les Anglais s’étaient trouvés engagés, les armées alliées avaient, avec un courage et une audace irrésistibles, enlevé une position réputée imprenable.
On laissa l’ennemi se retirer sans l’inquiéter davantage, quoique la troisième et la quatrième division de l’armée anglaise, restées pendant toute l’action en réserve sur la rive droite de l’Alma, et la quatrième division de l’armée française, ainsi que deux brigades, avec tout le contingent turc, n’eussent pris aucune part à la bataille.
Les raisons alléguées, pour ne pas continuer la poursuite, furent le défaut de cavalerie, et cela était malheureusement vrai, l’état épuisé des hommes, mais cela ne s’appliquait qu’à ceux qui avaient été engagés, et enfin l’heure avancée du jour, ce qui devait être attribué au retard que nous avions mis dans nos mouvements de la matinée.
Quelques-uns des officiers des plus distingués de l’armée, ainsi que nous l’avons entendu dire, étaient d’avis de continuer la poursuite, et il est à regretter que cet avis n’ait pas été écouté, car telle était la panique régnant dans l’armée des Russes pendant la nuit qui suivit la bataille, qu’une fausse alarme ayant été répandue, ils se mirent à fuir précipitamment de la Katcha, où ils avaient bivouaqué, laissant derrière eux leur artillerie. Leur frayeur ne cessa que dans les murs de Sébastopol. On trouva jusque près de la Belbec des trains de munitions abandonnés sur la route.
Il est impossible de dire quel aurait pu être le résultat, si les alliés avaient poursuivi leur succès. Peut-être ce jour aurait-il vu la destruction totale de leur armée et la prise de cette forteresse, qui nous défie maintenant.
La perte des Russes fut évaluée à près de 8 000 hommes, dont 900 prisonniers, parmi lesquels deux généraux de brigade. Celle des alliés s’élevait à 619 tués et 2 840 blessés.
Pour leur part les Anglais, eurent 562 morts et 1 640 blessés. Comme ils avaient attaqué le centre d’une position formidable, et qu’ils avaient été conduits à l’attaque d’une redoute armée de pièces d’artillerie de gros calibre, telles qu’on en voit rarement en campagne, ils avaient plus souffert que les Français. C’est devant cette redoute et dans l’intérieur qu’eut lieu la lutte la plus terrible de la journée, lutte signalée par des actes de valeur héroïque.
C’est là aussi que trois régiments anglais furent presque entièrement détruits et que l’on voyait étendus pêle-mêle des monceaux de morts et de blessés, Anglais et Russes, tels qu’aucune guerre précédente n’en a offert de pareils sur un si petit espace. Le chiffre total des forces russes engagées semble avoir été, d’après le rapport d’un de leurs généraux, de 55 000 hommes d’infanterie, 5 000 de cavalerie, 2 000 marins environ, et 100 canons. Les armées alliées comptaient à peu près 50 000 hommes, mais un peu moins de 50 000 prirent part à la bataille.
Cependant, le bruit lointain de l’artillerie avait à peine cessé, que les Français commencèrent à prendre soin de leurs blessés, et avant la nuit tombée, il n’y en avait plus un seul sur le champ de bataille. On les hissait sur des sièges et des matelas attachés aux dos des mulets ; ou quand leurs blessures étaient trop graves pour supporter le mouvement de l’animal, on les transportait dans des litières à bras d’hommes. Des officiers de tout grade aidèrent les soldats dans l’accomplissement de ce devoir sacré, et le général Canrobert lui-même, malgré sa blessure, surveillait l’opération. Les prêtres attachés à l’armée administrèrent les mourants.
Mais quelle différence de notre côté ! On sait trop combien les blessés anglais ont souffert cette nuit-là. Quelques-uns purent à peine se traîner mourant de l’endroit où ils étaient tombés. La plupart restèrent sur le champ de bataille, exposés à une rosée abondante et à un air glacial, avec le peu de couverture et de secours que leur apportait la main charitable d’un ami. Il y en eut qui passèrent deux longues nuits agonisant sur cette terre glacée. Dans un petit groupe, composé d’Anglais et de Russes, un sergent, dont la jambe était cassée, se traîna jusqu’au bord de la rivière, afin d’y chercher de l’eau pour ses compagnons de souffrance.
Ces malheureux ainsi abandonnés avaient encore à craindre un autre ennemi, c’est-à-dire les maraudeurs de nuit, qui se glissent parmi les morts, et qui, pour accomplir leur œuvre de brigandage, épargnent rarement les vivants. Les hommes de corvée, il est vrai, furent employés au transport des blessés dans les chaumières des villages qui leur avaient été assignés, mais leur nombre était tout à fait insuffisant pour ce service.
C’est une chose triste de voir qu’on ait mis en usage si peu de moyens pour venir au secours du soldat, ou même pour sauver sa vie, lui qui venait de répandre si noblement son sang pour la patrie.
La plus grande quantité de morts de l’armée anglaise, comparée à ceux de l’armée française, ne doit-elle pas être en partie attribuée à cette négligence ? C’est ainsi que les troupes anglaises et françaises se trouvèrent pour la première fois face à face avec celles de la Russie.
La bataille de l’Alma nous révéla tout d’abord l’infériorité de l’infanterie et de la cavalerie ennemies, mais en même temps le mérite réel de son artillerie, et nous fûmes confirmés dans cette opinion par les épreuves ultérieures. Un général russe, resté notre prisonnier, attribuait la perte de la journée à la mauvaise conduite de la cavalerie, et dans aucune autre occasion par la suite cette arme n’a rétabli sa réputation. L’infanterie ne pouvait tenir contre la valeur résolue et l’attaque énergique des troupes anglaises, pas plus que contre les charges impétueuses des Français. Aussi une fois rompue, elle ne put se rallier de longtemps.
Les régiments russes qui furent engagés étaient fort différents pour l’attitude et la tenue. Ceux qui avaient été tirés des Principautés, au milieu du dernier mois seulement, et du centre de la Russie, se composaient d’hommes grands et forts, tandis que ceux qui venaient de la Crimée et de la Circassie n’avaient que des recrues faibles d’apparence, mal nourries et mal habillées.
Quant à l’artillerie, elle était admirablement servie et faisait feu avec autant de rapidité que de précision, mais ses canonniers retiraient trop vite leurs pièces, faute qu’elle a répétée pendant toute la campagne et qu’on peut attribuer à la grande importance attachée par l’empereur à la perte d’une pièce de canon. L’infanterie russe ne combat avec confiance que sous le couvert d’un puissant corps d’artillerie.
La position des Russes était fortifiée par la nature, mais elle fut mal défendue. Trop confiant dans les escarpements du terrain, et ignorant encore l’audace et l’énergie des troupes d’Afrique de nos alliés, le prince Menschikoff n’avait pas suffisamment protégé son flanc gauche. C’est uniquement par suite de cette négligence que sa position fut si promptement forcée, et que son centre, menacé par l’arrivée inattendue des Français sur ses derrières, abandonna ses batteries et se retira sur la crête de la montagne.
La marche des troupes anglaises sur les pentes, exposées au feu terrible de la grosse batterie qui en balayait tous les côtés, a été l’objet de beaucoup de critiques. L’engagement de la division légère, avant qu’elle fût formée en ligne, fut sans doute une faute grave qui entraîna des pertes cruelles pour les trois régiments. La prise d’assaut de cette formidable redoute fut surtout provoquée par les messages pressants et répétés du commandant en chef de l’armée française, dont l’esprit impétueux aurait pu justifier quelque hésitation de notre part, si le plan primitif d’attaque n’avait été cependant complètement abandonné.
Le courage indomptable et la fermeté avec laquelle les troupes anglaises accomplirent cette périlleuse tâche, devinrent un objet d’admiration pour les Français et leur méritèrent parmi nos alliés cette réputation que plus d’un engagement subséquent n’a fait que confirmer. Aucune armée au monde n’aurait pu se comporter avec un plus noble dévouement. C’est un fait qui a été bien remarqué, que dans la bataille de l’Alma, chaque armée s’est heureusement assigné la part qui convenait le mieux à ses qualités particulières.
Tandis que les Anglais montraient tout leur calme, leur fermeté et leur courage éminent à l’attaque du centre russe, nos alliés déployèrent une énergie, une intelligence et une valeur non moins remarquables à l’escalade de rochers presque perpendiculaires, et cela en face de l’ennemi. Par l’audace incomparable avec laquelle ils se mettaient en ligne, un par un, à mesure qu’ils parvenaient sur les hauteurs, sous un feu redoutable, les zouaves se rendirent vraiment dignes, dans cette circonstance, de l’éloge que leur a décerné le commandant en chef de l’armée française en disant : « Ce sont les premiers soldats du monde ».
Après cette bataille, les armées alliées furent retenues pendant deux jours sur l’Alma. Le maréchal Saint-Arnaud proposait de marcher en avant dès le 22 ; mais les morts anglais n’étaient pas encore enterrés, et les blessés n’avaient pas encore été transportés à bord des vaisseaux. Ce n’est qu’à une heure avancée du lendemain que les derniers purent être amenés sur le rivage de la mer, grâce aux efforts sans pareils des officiers et des marins de l’escadre placée près de la côte. Au moyen d’un hamac suspendu à une rame, quatre hommes portaient, non sans beaucoup de fatigue, un soldat blessé jusqu’aux bateaux disposés pour recevoir ces malheureux. Les Français y employèrent aussi leurs mules et nous prêtèrent cette cordiale et généreuse assistance qu’ils sont toujours prêts à nous donner.
Beaucoup de blessés russes furent eux-mêmes placés à bord des vaisseaux ; mais on en laissa momentanément 700 environ en arrière, sous la garde du docteur Thomson, dont la conduite héroïque dans cette campagne assure à son nom une réputation bien méritée.