La bataille de Lescun
D’après « La Guerre dans la vallée d’Aspe et la bataille de Lescun » – Lieutenant Charles-Louis Schmuckel – 1900
Dès le 5 septembre, les rapports des postes de la frontière et celui de la patrouille de Bélonce, ainsi que les renseignements des pâtres de la montagne signalaient la présence de nombreux maraudeurs entre le Somport et le Pétragème. Les espagnols commençaient à s’aventurer sur notre territoire pour enlever le bétail, piller les cuyalas (cabanes de bergers) et les bordes (granges) des hautes vallées. Quand ils n’y trouvaient rien, ils les livraient aux flammes.
Le commandant Guipouy, que la présence de ces maraudeurs aurait dû mettre en défiance, au lieu de rapprocher ses compagnies de la frontière ou tout au moins les unes des autres, continua de les tenir dispersées et, la veille de la bataille de Lescun, nous retrouvons son bataillon disséminé un peu partout comme il l’avait toujours été depuis sa création.
En première ligne, la 4e compagnie (Pélissié) gardait le chemin du Somport. Elle était cantonnée à Urdos avec un poste de 8 hommes à un kilomètre en avant du village et un autre de 25 hommes à Lahorque, rive gauche du gave d’Aspe. De ce point, on pouvait défendre le chemin de la Vallée et garder par de petites patrouilles celui du Baralet.
Le ravin de Bélonce n’était surveillé que par une patrouille de quatre hommes détachés de Borce et relevée tous les jours.
Le col de Pal était gardé par un solide poste fortifié, établi sur le petit plateau d’Itchaxe, à 2 kilomètres environ en arrière de la frontière. 50 hommes, sous le commandement du lieutenant de la compagnie Ferrandou (7e), étaient chargés de le défendre. Ce poste devait, par ses patrouilles, surveiller constamment le col de Lacouarde.
La 8e compagnie fournissait également un poste fortifié de 30 hommes à Lamary (4 kilomètres en arrière du col de Pétragème). Le lieutenant Mondine, de Bedous, y commandait. Le reste de cette compagnie (capitaine Castaing) occupait, à 3 kilomètres en arrière du poste de Lamary, celui de Labaigt de Lamary pour surveiller le col de Larraille et soutenir Mondine.
En deuxième ligne se trouvaient : le reste de la 7e compagnie (Ferrandou) et toute la 5e (Troussilh), à Lescun ; la 6e (Minvielle, d’Arette), à Lhers ; la 3e (Anchou) et la compagnie de grenadiers (Tresmontant) à Borce. C’est également à Borce que cantonnait l’État-major du bataillon composé du commandant Guipouy, de l’adjudant-major Guichard et du chirurgien Sarraillé, de Bedous.
Enfin, tout à fait en arrière, la 1e compagnie (Laclède) occupait Bedous. Minvielle, d’Accous, était avec la 2e compagnie à Accous même.
L’effectif du bataillon était d’environ 950 hommes. Pour le soutenir, il n’y avait plus personne jusqu’à Oloron, siège de la 6e division militaire, commandée à ce moment par le général Marbot qui, six ans plus tard, devait trouver une mort glorieuse au siège de Gênes. Le général Robert lui était adjoint. Ces deux officiers généraux ne disposaient du reste que d’un bataillon de volontaires et de quelques gardes nationaux mal armés.
Jusqu’à cette même époque, une division espagnole de 6600 hommes de bonnes troupes occupait les cantonnements de Jaca, d’Hecho et de Anso. Elle était commandée par le comte de Castel Franco, grand d’Espagne, colonel honoraire des gardes Wallonnes, capitaine général des Armées de Charles IV, et détachée de l’Armée Royale d’Aragon. A ces forces régulières, très bien organisées, pouvait se joindre un contingent de 1500 hommes de milice et un millier de paysans armés, en tout, 9000 hommes environ. Il est vrai que ces paysans aragonais n’étaient que des maraudeurs et des pillards sur lesquels on ne pouvait compter.
Cette division disposait encore de deux ou trois falconettes (petits canons) facilement transportables à dos de mulet. Dans la soirée du 4 septembre (12 fructidor an II), le comte de Castel Franco envoya à ses troupes l’ordre de se rassembler le lendemain à Hecho. Il y transporta son quartier général le 6 au matin.
Ce même jour, à la tombée de la nuit, la division aragonaise se mit en marche, suivie de 2000 hommes de milice et précédée de nombreuses bandes d’irréguliers qui avaient l’ordre de chercher à se faufiler entre nos postes pour guider la colonne après avoir franchi la montagne.
Cette première partie du plan ne réussit que trop bien, car, vers minuit, au moment même où l’avant-garde espagnole, composée du régiment des gardes Wallonnes, arrivait devant le poste d’Itchaxe, les incendies commençaient à s’allumer dans le cirque de Lescun, indiquant à la colonne par leurs sinistres lueurs, le chemin qu’elle devait suivre.
Le détachement de la 7e compagnie, mis en éveil pendant la soirée par la vue de quelques maraudeurs, se tenait heureusement sur ses gardes et lorsque le régiment des gardes Wallonnes se présenta devant Itchaxe, il fut reçu par une vive fusillade à laquelle il lui était impossible de répondre d’une manière efficace. En effet, le passage en avant du poste était très mauvais et très étroit, et, encore aujourd’hui, c’est la partie la plus difficile de la vallée. Par suite, l’avant-garde ennemie ne pouvait occuper qu’un front très resserré en face d’un poste beaucoup plus large.
Ce furent ceux qui avaient cru surprendre qui furent surpris et à l’énergie de la résistance qu’ils éprouvèrent, ils pensèrent avoir devant eux des forces sérieuses.
Voyant l’attaque faiblir, le lieutenant qui commandait à Itchaxe, et dont je regrette de n’avoir pu retrouver le nom, pensa pouvoir tenir jusqu’à l’arrivée de renforts et fit partir deux hommes connaissant bien la montagne pour annoncer à Lescun et à Borce que le poste était attaqué par des forces qui paraissaient considérables.
Pendant ce temps, un fort détachement espagnol gagnait le col de Larraille et descendait le ravin tourmenté de Lazerquet. Il arriva un peu avant la pointe du jour devant le poste de Labaigt de Lamary, que commandait le capitaine Castaing, et fut aussi mal reçu que les gardes Wallonnes l’avaient été à Itchaxe. Étonné de cette résistance à laquelle il ne s’attendait pas, le chef du détachement se replia sans renouveler son attaque sur la colonne principale. Celle-ci envoyait également un peu plus tard un autre détachement sur le col de Lacouarde avec mission de descendre dans la direction de Lhers.
Mais cette colonne avait une longue route à parcourir et ne pouvait arriver au col qu’à la pointe du jour. De plus, son chef rendu prudent par la résistance rencontrée par l’avant-garde, ne marcha que lentement. C’est ce qui sauva les défenseurs du poste d’Itchaxe, qui auraient pu facilement être tournés par le col de Gourgues. L’énergique lieutenant qui les commandait put se maintenir jusqu’à la pointe du jour.
Mais alors, les Espagnols se rendant compte qu’ils avaient été arrêtés par quelques hommes seulement, renouvelèrent leur attaque et enlevèrent le poste d’autant plus facilement que les munitions commençaient à manquer. Les volontaires Aspois, réduits de moitié, se mirent lentement en retraite vers la plaine d’où montaient des nuages de fumée.
C’étaient les bordes ou fermes de la vallée qui brûlaient. Elles renfermaient malheureusement d’abondants fourrages et céréales et leur destruction allait ruiner le pays pour plusieurs années.
Quoique l’affaire de Lescun, par le nombre de troupes engagées ait été plutôt un combat, je lui donnerai le nom de bataille, tant, parce que c’est sous ce nom qu’elle est connue dans le pays qu’à cause de son influence considérable sur la suite des opérations.
L’opiniâtre résistance de la poignée de braves contre laquelle échouèrent, cinq heures durant, les efforts des vieilles troupes de Castel Franco, avait permis à la défense de s’organiser.
Le capitaine Ferrandou accourut de Lescun avec le reste de sa compagnie, suivi de près par le capitaine Troussilh. C’est sur le plateau des Prats, au débouché du ravin d’Itchaxe dans le cirque, que ces deux compagnies rallièrent le détachement du poste, et c’est dans une ravissante clairière dont les arbres aujourd’hui centenaires ont assisté en muets spectateurs à cette lutte épique, que les deux capitaines réussirent, un moment, à arrêter la marche de l’ennemi.
De son côté, le commandant Guipouy avait quitté Borce avec la compagnie Anchou et gagné Lhers par le col d’Udapet. Il avait en même temps fait partir la compagnie de grenadiers du capitaine Tresmontant par le ravin de Bélonce, avec ordre de gagner la frontière et de couper l’ennemi vers le col de Lacouarde.
Comme l’adjudant-major du bataillon était absent, c’est son chirurgien, Sarraillé, de Bedous, que le commandant avait envoyé à Urdos porter au capitaine Pélissié la dépêche suivante :
« Citoyen Capitaine, J’ai fait partir les grenadiers vers la frontière et droit à la montagne Saubathou ; tu partiras sur le champ avec ta compagnie pour aller les joindre et moi je pars vers Lescun ».
Pélissié rassemble aussitôt ses hommes et gagne le col de Saubathou par Labaigt d’Aubisse (vallée du Baralet).
C’est non loin du Saubathou, en un point nommé Bisanère, qu’il allait rejoindre Tresmontant dont les grenadiers impatients n’attendaient qu’un signal pour se jeter dans le flanc de la colonne ennemie en marche.
A la même heure, le capitaine Laclède, de Bedous, se rendant à l’exercice avec sa compagnie, entendit le bruit lointain des détonations, répercutées par les échos de la montagne. Sans perdre une minute, il fait chercher des munitions et prévenir à Accous la compagnie Minvielle qui allait également partir pour la manœuvre.
A Lhers, Minvielle, d’Arette, n’avait pas attendu l’ordre pour remonter le Labadie et chercher à gagner la vallée de l’Itchaxe en passant par dessus la montagne. Malheureusement, la longueur et le mauvais état du chemin devaient singulièrement retarder son entrée en ligne.
Enfin, la compagnie Castaing, ralliée par son détachement de Lamary (lieutenant Mondine) recevait de Ferrandou le conseil de se replier tout en restant sur le flanc gauche de l’ennemi.
Vers huit heures, les positions occupées sont à peu près les suivantes. La colonne espagnole débouchant dans le cirque se déploie lentement. Elle renforce son avant-garde pour chercher à envelopper les deux compagnies Ferraudou et Troussilh qui lui opposent une résistance énergique.
Le détachement espagnol envoyé par le col de Lacouarde, s’avance péniblement dans la vallée du Labadie et ne va pas tarder à rencontrer la compagnie Anchou qui arrive de Borce par le col d’Udapet.
En dehors des trois compagnies, Ferrandou (7e), Troussilh (5e) et Anchou (3e), qui sont ou vont être en ligne, le reste du bataillon avance rapidement.
Les compagnies Tresmontant (Grenadiers) et Pélissié (4e) sur le flanc droit et en arrière de l’ennemi vont se rejoindre près du col Saubathou ; Minvielle, d’Arette (6e) débouche entre Ferrandou et Anchou, mais un peu en retrait. Plus en arrière encore, les compagnies Minvielle, d’Accous et Laclède (2e et 1e) viennent de quitter Bedous et Accous ; enfin, à l’extrême droite, la compagnie Castaing (8e) se replie lentement par le chemin du col de Pétragème et va se trouver tout naturellement sur le flanc gauche de l’ennemi.
Pour la clarté du récit, je vais étudier la marche de la bataille de 8 heures du matin à 1 heure, au moment où la panique se mit dans les rangs ennemis ; puis de 1 heure à la tombée de la nuit (retraite des vaincus).
Dans ces deux phases, je prendrai successivement chacune des petites colonnes françaises, dont les chefs, qui voyaient tous le feu pour la première fois, surent, à force de courage, de bon sens et d’initiative suppléer à leur défaut d’instruction militaire.
Comme dans la plupart des combats de montagnes, il n’y eut, en effet, à peu près aucune direction de la part du chef, le commandant Guipouy, qui ne pouvait communiquer avec ses lieutenants. Chacun se battit pour son compte, d’abord avec l’énergie du paysan qui défend son foyer, puis avec la folle témérité et l’orgueilleux enthousiasme que donne la victoire.
Pendant deux heures, l’ennemi ne progresse qu’avec peine, la colonne se trouve dans l’obligation de marcher en file indienne, et les passages difficiles, assez nombreux depuis la frontière jusqu’au débouché dans le cirque, forcent les Espagnols à s’égrener. Les distances augmentent, chaque faux pas retarde la marche et chaque à-coup se fait sentir jusqu’aux derniers éléments en marche.
Vers 10 heures, le Comte de Castel Franco, ayant près de la moitié de son monde sous la main, veut en finir avec les quelques hommes qui sont devant lui. Il donne l’ordre d’attaquer sur toute la ligne et de porter les troupes qui se trouvent encore en arrière sur sa droite, de manière à déborder Lescun par l’Est et à couper la retraite aux défenseurs du plateau.
Ce mouvement était d’autant plus facile à exécuter que l’ennemi, en débouchant du plateau des Prats sur celui de Lozard, trouvait devant lui un accident de terrain très favorable à l’exécution de sa manœuvre : une double pente descendante du Sud au Nord et de l’Ouest à l’Est, qui allait l’amener au Sud-Est de Lescun.
D’où il était, le général ennemi ne pouvait se rendre compte qu’un ravin de plus de quarante mètres, au fond duquel courait un torrent impétueux, allait mettre obstacle à la marche de sa droite et permettre aux Aspois de déboucher sur son propre flanc sans être vus.
Dès que la ligne s’ébranle, Ferrandou et Troussilh sont vite ramenés jusqu’au Gave, qu’ils traversent rapidement au pont du Moulin pour se reformer de l’autre côté. A onze heures, les débris des deux compagnies garnissent la rive gauche, et renforcés par les habitants valides du village, armés des fusils des morts et des mourants, parviennent à s’y maintenir quelque temps, grâce à la force de la position.
Véritable torrent, le Gave coule, en effet, dans une profonde coupure qui atteint à cet endroit de 35 à 40 mètres. Il était d’autant plus difficile à traverser à ce moment que des pluies récentes avaient considérablement augmenté son débit ordinaire.
Mais que pouvait cette poignée de braves même avec la supériorité du terrain ? Les Espagnols n’étaient-ils pas cent fois plus nombreux ? Il était impossible à la résistance de se prolonger bien longtemps, aussi les femmes, les enfants, les vieillards poussaient-ils des cris de terreur.
La victoire penchait définitivement en faveur des Espagnols qui commençaient à passer le Gave en amont par petits paquets et dont des détachements plus importants allaient atteindre la rivière non loin de la cascade et la traverser sur le pont hardi qui existait déjà à cette époque au-dessus du précipice.
Tout-à-coup, la droite ennemie s’arrête. Que se passe- t-il ? Le pont a-t-il été coupé et le passage est-il impossible ? Non, c’est mieux encore. Ce sont les compagnies Laclède et Minvielle, d’Accous, qui viennent de se déployer.
Laclède est arrivé par le chemin de la rive gauche, Minvielle, un peu en arrière, par celui de la rive droite. Eux aussi ont eu de la peine à gravir les deux sentiers de chèvres où tout le monde doit marcher en file indienne.
Des paysans leur avaient déjà annoncé la prise et le pillage de Lescun par l’ennemi, mais cette nouvelle n’avait fait que redoubler leur ardeur et leur désir de se mesurer avec lui.
Heureusement détrompés au fur et à mesure qu’ils se rapprochent du village, ils n’en sont pas moins rendus furieux par la vue des incendies allumés sur le plateau.
Laclède, qui a laissé sa compagnie aux ordres de son lieutenant Sallenave pendant qu’elle recevait ses munitions, l’a précédée d’une demi-heure à Lescun et lui, qui allait recevoir le baptême du feu, apprécie la situation d’un coup d’œil.
Le commandant Guipouy, arrivé depuis une demi-heure environ, avait pris la direction de la défense. Devant le mouvement enveloppant de l’ennemi, il allait donner l’ordre d’évacuer la partie Sud du village pour prendre position plus en arrière. Seuls, les cris de terreur et de désespoir des Lescunoises affolées, le font hésiter et prendre conseil de Ferrandou et de Laclède qui arrivait.
Ce dernier conseille de faire prendre aux femmes et aux enfants des bâtons, des faux, des manches d’outils et de les faire placer en pseudo-combattants, véritables figurants de la défense, derrière les buissons qui bordaient le chemin muletier de Lescun à Pétragème, par la rive gauche du Gave. Là, dissimulés en partie, tout en laissant dépasser au-dessus des haies leurs armes inoffensives, ils pourront facilement tromper l’ennemi qui croira à l’arrivée de nombreux renforts. Lui-même, avec l’aide de Minvielle, tentera un vigoureux effort sur la droite des Espagnols, et, pour achever de convaincre le commandant, ébranlé mais toujours indécis, il lui rappelle que Tresmontant et Pélissié ne vont pas tarder à entrer en ligne et à donner dans le flanc ou sur les derrières de l’ennemi. Cette dernière considération et la crainte que sa propre retraite n’entraîne la perte de ces deux compagnies, décident Guipouy à adopter les dispositions du jeune capitaine.
Chacun se met en devoir de les exécuter rapidement. Guipouy, Ferrandou et Troussilh vont encourager leurs hommes dans une résistance désespérée. Laclède rejoint sa compagnie qui longeait le Gave à peu près au Sud du village. A ce moment, Minvielle arrive juste à sa hauteur mais sur l’autre rive.
La première compagnie électrisée par son chef franchit le Gave sur quelques madriers à l’extrémité de la ligne espagnole et enlève la rive droite à la baïonnette aux cris de : « Vive la France ! ».
Le point ainsi pris d’assaut est une sorte de promontoire à pic au dessus du torrent et qui le domine de 40 mètres (c’est celui sur lequel se trouvent aujourd’hui les fermes Espérabé, Cazabon et Cauhapé).
Les deux compagnies sont maintenant réunies et marchent sur le flanc même des Aragonais. Grâce à leur supériorité numérique énorme, ceux-ci, qui tout d’abord avaient reculé, se reforment, puis reprennent leur marche en avant. Mais Laclède, qui a pris le commandement des deux compagnies, fait battre la charge et pour la deuxième fois, enfonce l’ennemi à la baïonnette. Nouvel arrêt des Espagnols qui, peu après, se reforment encore et refoulent de nouveau les nôtres.
La lutte menaçait de se continuer quelques instants indécise, puis de tourner définitivement à l’avantage du comte de Castel Franco qui recevait constamment de nouveaux renforts, lorsque tout-à-coup, la crête entre le Labadie et l’Itchaxe, à hauteur du débouché de ce dernier ruisseau dans le cirque, se couronne de nuages de fumée.
C’étaient les compagnies Anchou et Minvielle, d’Arette.
Après une marche des plus pénibles sous les bois du plateau de Lhers, elles avaient fini par atteindre la ligne de faîte, d’où elles tiraient à bonne portée et de flanc dans la colonne ennemie toujours en marche. Nous avions laissé ces deux compagnies, l’une partant de Lhers, l’autre de Borce. La première voulant marcher à la fusillade, droit devant elle, avait bientôt rencontré des fourrés inextricables qui avaient ralenti sa marche. Ce contre-temps permit à la seconde, partie plus tard, de la rejoindre. Une fois réunies, elles avaient continué à régler leur marche sur la fusillade, mais le peu de praticabilité et de largeur des sentiers avait retardé jusqu’alors leur entrée en ligne.
Vers la même heure, la compagnie Castaing, cédant comme nous l’avons vu, aux sages conseils de Ferrandou, en se repliant de Lamary sur Lescun par le chemin du col de Pétragème (rive droite), débouchait à son tour dans le flanc gauche de l’ennemi. Celui-ci fit d’abord assez bonne contenance.
Au pont du Moulin, les gardes Wallonnes, l’arme au bras, tentèrent même à deux reprises le passage du Gave. Leur chef, le baron prussien de Hoortz, en tête, et sous les yeux du comte de Castel Franco, qui, entouré de son État-Major, continuait à diriger la bataille de la ferme Langlade (trois cents mètres environ au Sud-Est du pont).
Cette garde Wallonne, composée de vieux soldats, qui avaient combattu sur tous les champs de bataille de l’Europe, se conduisit admirablement, paradant comme à la manœuvre, marchant sans sourciller à l’assaut de la crête de la rive gauche du Gave, et entassant les cadavres aux habits bleus à parements rouges dans le sinistre ravin, sans modifier la vitesse ni même la cadence de sa marche.
Les vainqueurs eux-mêmes furent, du reste, frappés de sa belle conduite, car le nom légèrement altéré de ces admirables soldats s’est transmis de génération en génération dans le pays et en 1895, plusieurs personnes âgées m’ont parlé des « Terribles Gardes-Ballon » qui avaient failli enlever le village malgré l’héroïque et désespérée résistance des Aspois.
Au deuxième assaut, Hoortz blessé grièvement passa pour mort aux yeux de ses hommes. Au même moment, il était environ une heure, les compagnies Minvielle et Laclède enlevaient par une troisième charge à la baïonnette et après une lutte acharnée, un petit mouvement de terrain situé au Nord-Est de Langlade.
Ce fut le signal de la victoire. Repoussés sur leur front et sur leur flanc droit, harcelés sur leur flanc gauche et sérieusement menacés sur leurs derrières, les Espagnols commencèrent, malgré les efforts désespérés de leurs chefs, à se débander en criant : « Estam cernada ! », nous sommes cernés. (« Estam cernada ! » cri de terreur poussé par les vaincus n’est pas la traduction littérale de « nous sommes cernés » qui, en pur castillan, se dit « Estamos cernados », mais une triviale expression aragonaise).
Et cependant, malgré son désespoir d’abandonner une proie qu’il avait par deux fois crue acquise, le comte de Castel Franco ne connaît pas encore toute l’étendue de son désastre. Aidé des officiers de son État-Major, il cherche à rallier les fuyards et avec les débris de la garde Wallonne et quelques compagnies de troupes fraîches, il parvient à rétablir un peu d’ordre et à transformer ce sauve-qui- peut général en une retraite honorable. C’est en vain que Laclède et Castaing tentent d’enfoncer ses flancs. Il peut, sans trop grandes pertes, gagner l’entrée du défilé d’Itchaxe, cette petite clairière des Prats qu’il avait eu tant de peine à enlever quelques heures plus tôt.
Un fort détachement de ses troupes y résistait assez facilement aux attaques répétées d’Anchou et de Minvielle, d’Arette, trop faibles pour l’entamer sérieusement. Au reste, ces deux compagnies commençaient à manquer de munitions et les vaincus qui n’avaient rien à craindre de leurs feux purent recueillir leur arrière-garde et faire filer sur leurs derrières, les mulets porteurs de munitions et d’équipages.
Mais là n’était pas le plus mauvais pas à franchir, et pour bien faire comprendre la situation critique dans laquelle allait se trouver le général espagnol, je suis obligé de revenir en arrière et de suivre au col de Saubatliou les compagnies Tresmontant et Pélissié.
Nous avons vu qu’après une marche rapide, dans un pays des plus tourmentés, ce dernier avait rejoint la compagnie de grenadiers près du col, à Bisanère. Il était neuf heures et demie quand les deux capitaines se trouvèrent réunis. Le col de Lacouarde et le haut de la vallée du Labadie étaient, selon l’expression d’un témoin oculaire « encombrés d’ennemis ; c’était épouvantable à voir ; on entendait le combat de Lescun et la fumée des incendies s’apercevait au loin comme d’épais nuages ».
Ces ennemis étaient les Espagnols du détachement qui avait pénétré par Lacouarde à la pointe du jour et qui n’avait pas osé s’avancer rapidement. La colonne comprenait environ 1500 miliciens, le reste ayant été laissé au col de Pau pour assurer les communications. Ces forces ne valaient pas les régiments de troupes régulières que nous avons vues devant Lescun.
On leur avait cependant confié les falconettes qui, d’après les espions espagnols, pourraient plus facilement passer par ce chemin que par celui du col de Pau. Mais, grâce à la prudence exagérée du chef de cette colonne et au retard que le transport de ces falconettes apportait à la marche, elles n’allaient pas pouvoir entrer en ligne.
C’est du reste ce qui les sauva, car n’étant pas encore très loin de la frontière, elles purent la repasser assez facilement.
Au moment où Pélissié atteignait le Saubathou, la tête de cette colonne arrivait à hauteur du col de Gourgues et allait le relier avec la colonne principale. Il n’y avait pas une minute à perdre si on voulait empêcher cette jonction, et cependant, une discussion violente s’engagea entre Tresmontant qui ne voulait pas exposer ses grenadiers contre des forces aussi importantes et Pélissié qui prétendait attaquer immédiatement.
Tous les récits s’accordent sur ce point : que le commandant de la 4e compagnie força la main au capitaine de grenadiers, qu’il lui reprocha vivement son attitude timorée en ajoutant qu’il n’était pas digne de commander aux grenadiers. Tresmontant resta sourd à ces remontrances, mais Pélissié s’adressant aux deux compagnies réunies exalta leur courage dans une courte et vibrante allocution, à la suite de laquelle il les enleva facilement.
Pèle-mêle, grenadiers et volontaires descendirent obliquement le versant Sud du ravin de Labadie en se dirigeant vers la frontière, pendant qu’un détachement de 50 grenadiers, sous les ordres de leur lieutenant Labourdine, allait directement s’établir sur le flanc des miliciens.
Cette tactique, imprudente s’il en fût, en face d’un adversaire aussi supérieur en nombre, réussit au-delà de toute espérance. Sans attendre le choc des Français qui s’avançaient tambours battants et au pas de charge, l’ennemi s’enfuit dans tous les sens.
Le plus grand nombre des miliciens gagna la frontière et le reste le col de Gourgues pour rejoindre le corps principal. La poursuite devenait difficile, car des deux tronçons de la colonne ainsi coupée, l’un au moins pouvait se ressaisir, se reformer et prendre à revers les Aspois lancés à la poursuite de l’autre.
Pélissié se montra aussi prudent qu’il avait été téméraire quelques instants auparavant. Il fit placer son monde en tirailleurs à mi-chemin entre les cols de Saubathou et de Lacouarde, face à la frontière, et ouvrit le feu contre l’ennemi dont quelques groupes se reformaient.
C’est là que Tresmontant, qui n’avait pas suivi ses hommes dans la charge heureuse à laquelle ils avaient pris part, rejoignit sa compagnie et qu’il fut tué.
Il m’a été impossible de savoir s’il tomba sous une balle française ou sous une balle espagnole. Car, si d’une part, tous les récits qu’il m’a été donné d’entendre de la bouche des vieillards de la vallée, qui le tenaient eux-mêmes de leurs pères, s’accordent à dire qu’il fut tué par les siens ; si, d’un autre côté, des documents sérieux, des lettres, affirment également que ses grenadiers lui firent payer de la vie ce qu’ils considéraient, peut-être à tort, comme une trahison, il n’en est pas moins vrai que d’autres documents disent le contraire.
Dans un récit qui porte des signes évidents de bonne foi et d’authenticité (celui du sergent Larricq, de la compagnie Pélissié, témoin et acteur dans cette lutte épique), ce brave sous-officier affirme que le malheureux capitaine mit son chapeau au bout de son sabre et se porta en avant pour se faire tuer, qu’à ce moment son sergent-major l’ayant fait retourner par force, il reçut dans le dos une balle espagnole qui traversa le baudrier de son sabre et lui resta dans le corps. Quoiqu’il en soit, et je ne veux pas trancher la question, il échappa ainsi à une mort plus honteuse, car alors, comme toujours, comme aujourd’hui encore, les règlements militaires ne plaisantaient pas avec ceux qui hésitaient à faire leur devoir, surtout quand les résultats tournent à la confusion des timorés.
Cependant, vers une heure, l’ennemi revenu de sa terreur et commençant à se reformer, la position des deux compagnies, désormais sous les ordres du seul Pélissié, menaçait de devenir critique. Le capitaine fit remonter à ses hommes les pentes sur lesquelles ils venaient de charger si brillamment, il les reforma en bon ordre, face à l’ennemi et se tint prêt à recevoir l’attaque. En présence de cette énergique attitude, les Espagnols, au lieu de le poursuivre, se replièrent lentement et en ordre.
Devant ce mouvement de recul, Pélissié avait à choisir entre deux plans : ou se lancer sur la partie la plus faible de la colonne, qui fuyait vers le col de Gourgues, ou bien se jeter sur les derrières de la plus forte fraction et la ramener de l’autre côté de la frontière. C’est à ce dernier parti qu’il s’arrêta, car les fuyards qui se repliaient sur la colonne principale par le col de Gourgues étaient déjà trop éloignés.
Le pic de Burcq, qui domine de plus de cent mètres cette partie du champ de bataille, sépare le col de Pau de celui de Lacouarde. Si Pélissié parvenait à s’en emparer, il interdirait aux miliciens tout retour offensif par Lacouarde et tiendrait de plus sous son feu la colonne principale que le bruit de la fusillade lui indiquait en retraite sur le col de Pau.
C’est ce dont il se rendit bientôt compte ; aussi chargea-t-il Labourdine de faire directement face aux miliciens et de protéger par un feu nourri l’attaque que lui-même allait conduire contre les pentes Nord-Est du pic de Burcq.
Un premier assaut échoua et les grenadiers subirent même des pertes assez sensibles. Mais Labourdine disposa son monde sur un rang, face à l’objectif, pendant que le capitaine, se glissant par un pli de terrain, gagnait du chemin sur sa droite puis parvenait, par une escalade rapide, jusqu’au sommet du pic.
Les cent ou deux cents miliciens, qui étaient chargés de le défendre, n’avaient même pas attendu l’attaque et s’étaient enfuis précipitamment en abandonnant les bagages, munitions et vivres dont ils avaient la garde. Les grenadiers et volontaires qui n’avaient rien mangé depuis le matin, purent enfin, aux frais des vaincus, prendre quelque nourriture pour se soutenir. Il était deux heures ou deux heures et demie environ.
C’était l’heure à laquelle le comte de Castel Franco ralliait ses troupes pour organiser la retraite et nous pourrons maintenant nous rendre compte de la situation dangereuse dans laquelle il se trouvait. Son détachement de droite avait déjà été refoulé en Espagne. Les premiers fuyards de la colonne principale allaient atteindre la frontière au col de Pau et l’arrière-garde qui la protégeait tenait encore le plateau des Prats.
La division Aragonaise allait donc défiler pendant sept kilomètres de mauvais chemins, en file indienne, d’abord sous le feu des compagnies Minvielle, d’Arette, et Anchou, établies au-dessus de la ligne de crête de la rive droite de l’Itchaxe, à la sortie de la gorge (à hauteur de la ferme Gaye actuellement) ; puis ou col de Pau, sous celui beaucoup plus meurtrier des compagnies Pélissié et Labourdine.
Les compagnies Ferrandou et Troussilh étaient très affaiblies et exténuées. N’ayant plus ni forces ni munitions, elles furent obligées de s’arrêter un moment pour se reposer, manger et ramasser sur les morts et les blessés des deux armées, les munitions dont elles manquaient.
Laclède, Minvielle d’Accous, suivis de Castaing, dont la compagnie avait le moins souffert, prirent la tête. Ce mouvement permit à l’ennemi de se dégager assez facilement.
Il défila même sans trop de pertes sous le feu peu nourri des compagnies Anchou et Minvielle, d’Arette, auxquelles étaient venus se joindre de nombreux montagnards que la vue des incendies du cirque avait rendus furieux. A court de munitions, cette faible troupe n’en continua pas moins à poursuivre latéralement l’ennemi par les crêtes, en faisant rouler des pierres et des quartiers de rochers sur l’arrière-garde aragonaise qu’elle chargea, par deux fois, à la baïonnette.
Ce genre d’attaque est plus effrayant qu’efficace. D’autre part, les quartiers de rocher et les pierres que l’on voit venir de loin peuvent être facilement évités, lorsqu’on n’est pas blessé ; aussi les Espagnols ne perdirent-ils pas beaucoup de monde en cet endroit.
C’est au col de Pau qu’ils devaient subir les plus grandes pertes. Excités autant par leurs succès du matin que par le vin espagnol si alcoolisé qu’ils avaient trouvé en quantité dans la prise faite au pic de Burcq, les grenadiers et les volontaires de la 4e compagnie voulaient descendre au col de Pau même et fermer la route à toute la colonne.
Malgré son grand ascendant, Pélissié eut beaucoup de peine à les retenir en leur exposant que c’était folie de vouloir attaquer le poste laissé au col par le comte de Castel Franco, au moment où plus de 4000 hommes arrivaient en quelque sorte à son secours.
Il se contenta d’embusquer ses hommes, face au col de Pau, une partie tiraillant avec le poste qui y était établi, l’autre criblant au passage les Espagnols terrorisés. Ce véritable massacre dura la plus grande partie de l’après-midi et lorsque la colonne se fut presque entièrement écoulée, au prix des plus grandes pertes, Pélissié, cédant enfin à l’enthousiasme de ses hommes, coupa les dernières fractions ennemies, celles qui avaient combattu avec la plus grande somme d’énergie.
Pris entre le commandant Guipouy et le capitaine de la 4e compagnie, ces excellents et braves soldats préférèrent mourir les armes à la main que de se rendre. L’étroit passage qu’ils avaient forcé la nuit précédente avec tant d’enthousiasme fut jonché de leurs cadavres.
Comme Ney et Richepanse devaient le faire six ans plus tard à Hohenlinden, Guipouy, Laclède et Pélissié s’embrassèrent au col de Pau, puis sans perdre de temps continuèrent la poursuite. Elle ne donna plus de grands résultats, les Espagnols ayant profité des rapides pentes gazonnées de la splendide vallée d’Aigues-Tortes pour fuir avec rapidité, pendant que leur arrière-garde s’était fait massacrer au passage du col. Les vainqueurs ramassèrent quelque butin à la fontaine de Santa-Cruz, à mi-chemin, entre la Casa de la Mine et la frontière.
La nuit commençait du reste à tomber et l’obscurité permit à un grand nombre de fuyards, qui avaient pris à travers la montagne, de regagner l’Espagne sans être inquiétés par les Aspois. Ceux-ci avaient, au surplus, hâte de rentrer à Lescun pour y jouir de leur triomphe et y prendre un repos bien mérité.
Un spectacle terrible les attendait au retour. Un certain nombre de Lescunois et de pâtres de la montagne, rendus furieux par l’incendie de 84 de leurs granges, avaient suivi la colonne et impitoyablement massacré tous les blessés isolés que des volontaires ne protégeaient pas.
Un seul d’entre-eux, paraît-il, échappa à leur fureur, mais pour mourir le surlendemain à Bedous des suites de ses blessures ; c’était le capitaine d’Esquille, cet émigré béarnais qui avait conseillé au comte de Castel Franco son malheureux plan d’attaque.
Longtemps après, des pasteurs qui parcouraient la montagne, retrouvèrent encore et des cadavres et des ossements.
L’ennemi perdit près de 900 morts auxquels il faut ajouter 450 prisonniers ou déserteurs que les volontaires protégèrent contre les paysans furieux. Le comte de Castel Franco avait donc laissé devant Lescun le septième de son effectif. Quant au bataillon des Basses-Pyrénées, il ne perdit qu’une centaine d’hommes morts tant sur le coup que des suites de leurs blessures. Le sous-lieutenant Sallenave, de la 1e compagnie, fut blessé d’un coup de feu.