La mutinerie du Potemkine
D’après « Histoire de la guerre russo-japonaise » – Gaston Donnet – 1905
Jusqu’ici l’armée avait résisté au mouvement réformateur. Le tsar croyait pouvoir compter entièrement sur elle pour maintenir son autorité. Ce qui vient de se passer à Odessa prouve que là encore l’acide révolutionnaire a mordu.
A la suite de grèves, des désordres avaient éclaté dans le grand port de la mer Noire. Un cuirassé, le Potemkine, fut envoyé de Sébastopol pour aider à rétablir l’ordre.
Que s’est-il passé sur ce bâtiment ? Le commandant a tué un de ses subordonnés. A la suite de cet acte déplorable, l’équipage a massacré la plupart des officiers qui refusaient de pactiser avec lui et s’est mis en rébellion ouverte.
D’après un témoin oculaire dont la déposition est rapportée par un journal français, voici comment la révolte se produisit :
La viande livrée aux matelots était de mauvaise qualité. Un jour qu’elle était encore plus mauvaise que de coutume, il y eut des murmures et lorsqu’on servit le repas, deux cents hommes seulement sur les sept cent cinquante composant le cadre de manœuvres du Potemkine, touchèrent aux plats qui leur étaient présentés. Le chef cuisinier avertit le commandant.
Le commandant ordonne le rassemblement. Se faisant le porte-voix de ses camarades, un gabier s’avance… Il se plaint en termes fort vifs. Le commandant veut le faire taire. L’homme insiste, parle plus fort. Le commandant donne l’ordre à une sentinelle d’arrêter le mutin. La sentinelle refuse. Le commandant, s’arme de son revolver et, à bout portant, lui brûle la cervelle.
La révolte éclate. Les matelots disparaissent dans les écoutilles, ressortent avec leurs mousquets. Une fusillade s’engage. Le commandant se réfugie dans sa cabine ; on le crible de balles. Tous les officiers qui essaient de ramener le calme sont précipités par-dessus bord. Ceux qui se soumettent, on les enferme à fond de cale, les fers aux pieds.
Le Potemkine demeure, en rade d’Odessa, arbore le drapeau rouge, tient la ville sous ses canons. Les marins envoient aux autorités un ultimatum les avertissant que les obsèques de la sentinelle seront célébrées, par eux, à terre en grande pompe.Si le cortège rencontre la moindre résistance, le cuirassé ouvrira immédiatement le feu avec ses canons de douze pouces.
Et le cercueil est aussitôt descendu sur le quai où il est entouré d’une garde d’honneur. Et devant lui passe toute une partie de la population proférant des cris hostiles. L’enterrement a lieu sans police, sans troupes et néanmoins, l’ordre n’est pas un seul instant sérieusement troublé.
Mais les révoltés se lassent de ce calme. Le Potemkine s’éloigne pour revenir peu après à son précédent mouillage et lancer plusieurs projectiles contre le faubourg Langeron où se trouvent quelques détachements de Cosaques. On croit à un bombardement général. La panique gagne.
Le gouverneur fait éteindre les becs de gaz et couper le courant électrique. Cette mesure accroît le désordre. La population des faubourgs se soulève, entre en lutte avec les soldats.
L’attaque, surtout sur le port, est menée avec beaucoup de détermination. 12000 émeutiers traversent les cordons de troupes et à l’aide de brûlots et de bombes à pétrole, incendient toutes les maisons construites sur les quais de débarquement.
Pendant que le feu fait rage, les Cosaques tirent sans interruption, couchent des centaines de morts sur la chaussée. Le feu s’étend : les ateliers de la flotte patriotique flambent, les entrepôts de la Société russe, la grande gare centrale, flambent…
Et pendant ce temps que devient le Potemkine ? La flotte de la mer Noire, sous le commandement de l’amiral Krieger, arrive devant Odessa, le 30 juin, pour cerner le cuirassé et lui ordonner de se rendre. Le Potemkine réfuse de se rendre.
Alors l’amiral Krieger – a-t-il constaté, à bord des autres navires de ses divisions, des marques d’indiscipline qui lui font craindre qu’un acte de vigueur ne provoque un soulèvement général ou du moins d’autres défections ? – l’amiral Krieger n’insiste pas et repart pour Sébastopol.
Voilà donc les révoltés maîtres de la place. Maîtres de plus en plus forts, car un autre cuirassé, le Georgi-Pobiedonostzef, s’est joint à eux. Officiers et matelots essaient de s’entendre. Ils ne s’entendent pas. Et le 2 juillet, le Potemkine seul, après avoir pris de force 2000 tonnes de charbon à un navire de commerce, gagne la pleine mer.
Où va-t-il ? Pas à Sébastopol, car, au lieu de pointer au sud-est comme l’a fait l’amiral Krieger, il prend la direction du sud. Les dépêches des agences nous remettent sur sa trace d’une manière précise jusqu’à Constanza.
A Constanza, le gouvernement roumain donne au capitaine de port, l’ordre de poser aux marins russes les conditions suivantes :
- refus d’accorder du charbon et des provisions ;
- les mutinés seront traités comme déserteurs : ils pourront débarquer, pourvu qu’ils soient entièrement désarmés et qu’ils rendent leur navire intact.
Ne pouvant rien obtenir des Roumains et ne voulant pas encore capituler, les Russes repartent de Constanza ; ils vont à Theodosie, sur la côte méridionale de Crimée. Mais de Théodosie, ils reviennent à Constanza pour opérer enfin leur reddition. Le capitaine de port, Negro, prend le commandement du cuirassé, le 8 juillet. Il le dirige sur le bassin après avoir fait descendre à terre tout l’équipage. Et quelques heures plus tard, l’amiral Krieger, au nom du tsar, prend possession du Potemkine.
Et presque en même temps, le Georgi Pobiedonostzef désarme à Odessa.
Le drame est terminé. Les dépêches s’accordent à dire que le calme est rétabli. Les affaires reprennent leur cours normal.
Cet apaisement est dû à l’augmentation des forces militaires. Une garnison de plus de cinquante mille hommes tient en respect les émeutiers d’hier, moins dociles, désormais, aux excitations des meneurs. Le poste de gouverneur général a été rétabli et confié au général Karakozof.
Le comte Alexis Ignatieff, désigné comme le successeur probable de M. Bouliguine au ministère de l’Intérieur, a été envoyé en Kherson avec pleins pouvoirs.
On est si rassuré que le consul d’Angleterre a levé l’embargo qu’il avait mis sur cinq navires de commerce afin de pouvoir éloigner ses compatriotes si la situation prenait un caractère alarmant.
On est si rassuré que cela ? Allons, tant mieux, tant mieux ! Mais à Moscou, on tue le grand maître de la police ; mais à Varsovie et dans toute la Pologne les troubles recommencent ; mais la région de Tiffis est à feu et à sang, et l’état de siège y a été proclamé.
Il y a de quoi être très rassuré…
- La version officielle de la révolte.
Le messager du gouvernement a publié sur les troubles d’Odessa, la cause et les incidents de la révolte du Potemkine, une communication dont il faut reproduire les passages essentiels. Ce récit établit que ces émeutes ont été fomentées par le parti révolutionnaire, ce qui n’a jamais fait de doute ; on ne voit pas, certes, le parti conservateur fomentant une émeute.
« Les délégués des différentes fabriques ont tenu, dit le journal officiel, le 15 juin, une réunion pour proclamer la grève générale.
Suivant des renseignements reçus par la police, il y avait, parmi les délégués, des membres du comité socialiste révolutionnaire local, et les personnes qui faisaient partie de la réunion furent, pour cette raison, mises en état d’arrestation.
Une lettre trouvée sur une d’entre elles indiquait que l’on avait l’intention de tuer le commissaire de police d’Odessa.
Le lendemain, on a arrêté près du poste de secours, deux individus, dont l’un avait sur lui deux revolvers et un écrit dans lequel était prononcée la condamnation à mort du dit commissaire de police.
Le 27 juin, on a arrêté un autre membre du parti socialiste révolutionnaire, et l’on a trouvé en sa possession 14 revolvers avec des cartouches. Le soir du même jour, on a aussi arrêté un individu qui avait sur lui une bombe. Au moment de son arrestation, il a jeté la bombe à terre, et il a été tué, ainsi qu’un fonctionnaire de la police.
Le 26 juin, des ouvriers se sont réunis dans le voisinage d’une fabrique pour protester contre les arrestations qui avaient été faites. Invités à se disperser, ils ont jeté des pierres à la police. Ils ont arraché de son cheval le commandant d’une sotnia de cosaques qui était accourue sur les lieux ; ils l’ont blessé et ont tiré ensuite sur la troupe.
Ils ont été encore invités plusieurs fois à se disperser et douze cosaques, ont ensuite tiré sur eux. Deux ouvriers ont été tués et un a été blessé.
Pendant toute la journée, des groupes ont parcouru les rues. Ils ont obligé les fabriques à cesser le travail. Ils ont élevé des barricades et tiré sur les agents.
Le soir, les révoltés ont occupé une ligne de chemin de fer des environs de la ville ; ils ont arrêté un train et ont obligé les voyageurs à descendre des wagons qu’ils ont ensuite brisés.
Dans le courant de la nuit, le chemin de fer a été occupé par la troupe.
Pendant que ces troubles avaient lieu à Odessa, il s’en est produit dans les localités rurales du district.
Mais c’est à Odessa même que le danger de révolte fut le plus grand. Dans le quartier du port, la foule se livra à des excès de toute sorte, des magasins furent entièrement pillés, des marchandises jetées à la mer, des tonneaux remplis de spiritueux mis en perce. Au moment où la nuit commença, le feu éclata en différents endroits et bientôt un grand nombre de maisons et de grandes quantités de marchandises devenaient la proie des flammes.
On ne put essayer d’éteindre ces incendies, car la foule ne laissa pas les pompiers arriver aux endroits où était le feu. Beaucoup de mutins qui s’étaient enivrés périrent dans les flammes. A plusieurs reprises, les troupes et la police furent attaquées à coups de revolver, mais chaque fois la foule fut dispersée. Après une décharge faite par les troupes, une bombe fut jetée qui tua un soldat et en blessa six autres.
Le nombre des morts et des blessés parmi les révoltés n’est pas encore connu ; il doit cependant dépasser plusieurs centaines. Les dommages matériels sont évalués à des millions.
Les habitations des consuls étrangers n’ont pas souffert. Elles étaient gardées par des piquets de troupes.
Le 29 juin, la ville fut déclarée en état de siège et entourée d’un cordon de troupes. Cette mesure fit cesser les désordres.
Cependant, bien qu’il ne se manifestât plus aucun fait de violence dans la ville, les désordres s’accrurent encore et dégénérèrent en révolte ouverte, lorsque le Kniaz-Potemkine entra dans la rade d’Odessa.
Un canot fut envoyé à terre du vaisseau, avec le cadavre d’un matelot que l’on dépose sur le môle. Sur la poitrine du mort était fixé un écriteau disant que le matelot Omeltchouk avait été tué par un officier parce qu’il s’était plaint de la nourriture, que tous les officiers du cuirassé avaient été mis à mort par l’équipage et que le vaisseau tirerait sur la ville si les autorités enlevaient le cadavre ou faisaient des tentatives pour s’approcher du vaisseau.
Des milliers d’ouvriers se rendirent à l’endroit où avait été déposé le cadavre auprès duquel des agitateurs prononçaient des discours enflammés. Le vice-procureur d’Etat, s’étant rendu au même endroit pour commencer une enquête, fut obligé par la foule de se retirer.
Mais il faut maintenant remonter à l’origine de la mutinerie du Potemkine :
Le Potemkine avait appareillé, le 26 juin, avec le torpilleur 267 pour faire des exercices de tir dans la baie de Tendrovo. Le 27, l’équipage refusa de manger la viande venue d’Odessa, sous le prétexte qu’elle était gâtée.
Sur l’ordre du commandant, l’équipage fut appelé sur le pont. Le premier officier dit que ceux des matelots qui ne refusaient pas de manger la viande en question sortissent des rangs ; la plupart des matelots se présentèrent devant lui.
Sur ce, l’officier commença à prendre les noms de ceux qui n’étaient pas sortis des rangs. Ces derniers s’emparèrent sur le pont des fusils qui y étaient entassés et les chargèrent. L’officier arracha son arme à un homme et tira deux ou trois fois sur un matelot qu’il blessa mortellement. Sur quoi, les mutins déchargèrent leurs armes sur l’état-major.
Le commandant du navire tomba alors au milieu d’autres officiers. Plusieurs d’entre eux se jetèrent à la mer, mais furent tous tués par des coups de fusils ou par des coups de canon de 47 millimètres. C’est ainsi qu’outre le commandant, six officiers et environ trente matelots furent tués.
Les mutins forcèrent les autres matelots et l’équipage du torpilleur à se joindre à eux. Les officiers qui eurent la vie sauve, furent emprisonnés à bord du Potemkine.
Un comité de vingt matelots fut formé qui prit le commandement du bord et ordonna sa marche vers Odessa.
Le cuirassé entra le 27 juin au soir dans le port. Le 29, le navire Vekha vint dans la rade. Obéissant à un signal du Potemkine, il jeta l’ancre derrière lui. Le capitaine du Vekha, qui ne savait rien de la mutinerie, se rendit sur la passerelle pour se présenter à son commandant.
Il fût désarmé et descendu à terre avec les officiers du Vekha. Le Potemkine s’empara de deux bateaux chargés de charbon appartenant à des particuliers, et, avec l’aide de 300 ouvriers du port, prit ce charbon dans ses soutes.
Cette mutinerie offrait aux chefs révolutionnaires une excellente occasion de produire un effet sur les masses. Ils se rendirent, à bord du cuirassé et assurèrent les marins que la garnison d’Odessa avait déposé les armes et que toute la flotte de la mer Noire s’était ralliée à l’équipage du Kniaz-Potemkine.
La répression doit être immédiate. Le 29 juin, à 7 heures du matin, l’escadre du vice-amiral Krieger et du contre-amiral Vichnevetsky est arrivée. Le Kniaz-Potemkine s’est préparé à combattre et a été approuvé par le Georgi-Pobiedonotzef. Plus tard, lorsque l’escadre était sur le point de retourner à Sébastopol sur l’ordre de l’amiral, l’équipage du Pobiedonotzef s’est opposé à ce que ce navire la suivît. Il a désarmé et conduit à terre le commandant et les autres officiers, à l’exception du lieutenant Grigorief, qui s’est brûlé la cervelle. On voyait alors à bord du Kniaz-Potemkine une trentaine de personnes en costume civil.
Pendant les pourparlers entre les officiers et les matelots révoltés du Pobiedonotzef, le torpilleur 267 a transporté à bord de ce navire plusieurs aspirants et matelots du Kniaz-Potemkine, qui ont pris le commandement du Pobiedonotzef et ont conseillé de jeter les officiers à la mer. Mais les matelots du Pobiedonotzef n’ont pas été de cet avis.
On a alors élu un Comité de vingt membres, placé sous les ordres d’un contremaître et chargé de diriger les navires.
Lorsque les deux cuirassés sont arrivés dans la rade d’Odessa, l’équipage du Kniaz-Potemkine a menacé de tirer sur le Georgi-Pobiedonotzef. Ce dernier a rejoint, le 1er juillet, l’escadre de Sébastopol.
Et quand les deux cuirassés ont levé l’ancre, dans l’après-midi du même jour, le Pobiedonotzef est entré avec une grande vitesse dans le port d’Odessa. Les civils ont quitté le navire et ont été transportés à bord du Kniaz-Potemkine, qui a gagné la haute mer dans la direction de l’est.
L’équipage du Pobiedonotzef a envoyé un contremaître et quelques matelots auprès du général Kakhanof, commandant des troupes, pour lui annoncer sa soumission et pour prier les officiers de revenir à bord.
Le général Katangof, qui a été envoyé par le commandant des troupes à bord du Pobiedonotzef, a été reçu avec les honneurs militaires par l’équipage rangé sur le pont.
Et il à pu bientôt télégraphier à l’Empereur : L’équipage du Pobiedonotzef se repent de sa conduite et demande grâce. Il a livré 67 meneurs et a prêté de nouveau serment. Le commandant et les officiers du Pobiedonotzef ont repris leurs fonctions ».
Il va sans dire que le récit communiqué par les agences et les correspondants de journaux n’est pas bien d’accord avec le charabia du Messager officiel.
Il est donc probable que nous ne connaîtrons jamais exactement ce qui s’est passé à Odessa.