Le combat d’Icheriden
D’après « Campagne de Kabylie en 1857 » – Eugène Clerc – 1859
Les hostilités ayant cessé avec les Beni-Raten (25 mai 1857), chaque division restait au repos sur les positions conquises par elle, pendant que les conditions de la soumission étaient définitivement réglées. Ce repos était mis à profit pour renouveler les approvisionnements en munitions et en vivres, pour évacuer les blessés et les malades, etc.
Le 28 au matin, la division de Mac-Mahon conservant la tête de l’armée, se portait en avant pour aller s’établir sur les hauteurs d’Abondid, à 3 kilomètres au-dessus du plateau de Souk-El-Arba. Ces hauteurs avaient été jusqu’alors occupées par quelques groupes ennemis, qui paraissaient s’y tenir en observation. On pouvait s’attendre à rencontrer quelque résistance, et des dispositions étaient prises en conséquence.
Les quatre sections d’artillerie, avec toutes leurs munitions, marchaient à la suite du 2e bataillon de la brigade d’avant-garde (brigade Périgot), afin d’être en état d’agir promptement en cas de besoin. L’ennemi se retirait à l’approche de l’avant-garde, en se contentant d’échanger avec elle quelques coups de fusils, et la division établissait son camp sans autre empêchement.
Le 30 mai, la division Jusuf, formant le centre, venait camper sur le plateau de Souk-El-Arba, où se transportait avec elle le grand quartier général de l’armée. La division Renault, formant l’arrière-garde, continuait à occuper la crête des Irdjen.
Les trois divisions se trouvaient ainsi échelonnées, à proximité l’une de l’autre, le long de la crête des Irdjen, de Sikkou-Meddour à Aboudid. Les trois divisions devaient conserver leur position jusqu’à la reprise des opérations actives, qui ne devait avoir lieu que le 24 juin, par le combat d’Icheriden.
Pendant tout ce temps, les hostilités cessaient entièrement pour toute l’armée, excepté cependant pour la division de Mac-Mahon, qui avait encore à se garder contre les tentatives dirigées avec persistance sur ses avant-postes, soit en avant, par les contingents réunis à Icheriden, soit sur la droite, par les Beni-Yenni. Chaque nuit et même quelquefois en plein jour, de hardis tirailleurs ennemis profitant des accidents de terrain pour s’approcher, venaient faire le coup de feu avec les postes avancés, et leurs balles arrivant dans toutes les parties du camp faisaient toujours quelques victimes. Plusieurs factionnaires, qui se laissaient surprendre, étaient tués presque à bout portant.
Pour faire cesser cette fusillade fatiguante, qui privait les hommes d’un sommeil tranquille, le général de Mac-Mahon plaçait en avant, des postes fournis par les Beni-Raten eux-mêmes, et à partir de ce moment, la tranquillité du camp n’était plus troublée. Seulement, des feux nombreux brillant toutes les nuits sur la montagne d’Icheriden et le long du ravin qui nous séparait des Beni-Yenni, annonçaient que l’ennemi faisait bonne garde.
D’autres feux isolés, plus modestes et plus rapprochés de nous, indiquaient la présence des postes amis des Beni-Raten, qui, de temps à autre, avaient à échanger quelques coups de feu.
Pendant ce long temps d’arrêt, l’armée ne restait pas inactive. Quittant le fusil pour prendre la pioche, elle poussait vivement, sous la haute direction du général Chabaud Latour, les premiers travaux du fort Napoléon à Souk-El-Arba, et de la route qui devait le reliera Sikkou-Meddour, en suivant la crête des Irdjen.
Des approvisionnements considérables de munitions et de vivres étaient réunis en ce point, pris pour base des opérations futures.
Sous la vive impulsion imprimée à tous les travaux par les officiers du génie, chaque division travaillant activement à la partie voisine de l’emplacement qu’elle occupait, la route était achevée dès le 21 juin de Sikkou-Meddour à Aboudid, et prolongée même au-delà jusqu’à 1500 mètres environ, sur une moindre largeur.
On s’était arrêté là, parce que les travailleurs étaient vivement inquiétés, et que pour aller plus loin, il aurait fallu livrer de véritables combats sans aucun but utile ; la partie achevée étant suffisante, pour permettre d’arriver facilement jusqu’auprès du ravin d’Icheriden, même à l’artillerie de campagne.
La santé des troupes ne laissait rien à désirer. Elles avaient eu toujours des vivres en abondance, et mettaient la dernière main aux travaux avec ardeur, dans leur impatience de recommencer la lutte.
Par l’achèvement de la route, la nouvelle base établie au fort Napoléon, à proximité des opérations, avait ses communications en arrière faciles et assurées. Le 22 juin au soir, une section d’artillerie de campagne (canons-obusiers) inaugurait la nouvelle route, en arrivant au fort Napoléon et, de là à Aboudid.
L‘apparition de ces canons attelés de six chevaux, au milieu de ces montagnes, était un de ces événements bien propres à frapper l’imagination de tous. Pour les indigènes, c’était un sujet de profond étonnement. Pour l’armée entière, c’était une véritable fête, et leur passage devant chaque corps était salué par les fanfares des musiques et par les acclamations des soldats.
Pour tous, c’était la preuve irrécusable des travaux gigantesques exécutés en si peu de temps et l’annonce, qu’à ces travaux, allait enfin succéder, la lutte attendue si impatiemment.
En effet, dans la journée du 23, la division de Mac-Mahon recevait l’ordre d’attaquer la position d’Icheriden, le 24 au matin.
Les divisions Renault et Jusuf, profitant du moment où la division de Mac-Mahon allait attirer à elle les contingents ennemis, se préparaient, dans la journée du 24, à envahir de concert le pays des Beni-Yenni, le 25 au matin.
Pendant cette longue halte, l’ennemi n’avait pas perdu son temps, et avait fait de son côté de grands préparatifs de défense.
La soumission des Beni-Raten avait amené celle de quelques tribus voisines, entre autre celle des Beni-Fraouçen. Mais toutes les tribus du Djurjura, à commencer par celles des Menguellat et des Beni-Yenni les plus directement menacées, étaient restées plus hostiles que jamais.
Le 24 mai, ces tribus avaient fourni des contingents nombreux aux Beni-Raten. Le 25, loin de se laisser décourager par la soumission de leurs alliés de la veille, ces contingents, en se retirant, s’étaient établis malgré eux à Icheriden et Aguemoun-Ysen, leurs derniers villages du côté des Menguellat. Depuis lors, réunis en force sur ces deux points, ils y faisaient des préparatifs de défense pour nous fermer l’accès de leur pays, en barrant la seule route possible pour arriver chez eux.
Des avant-postes de la division de Mac-Mahon, on les voyait travailler activement à des retranchements qui paraissaient assez étendus, mais dont on ne soupçonnait pas l’importance et la valeur réelle.
Tous les renseignements reçus s’accordaient à dire : que ces préparatifs n’avaient rien de sérieux, que la soumission des Beni-Raten avait jeté un profond découragement dans toutes les tribus, et que, pour sauver leur amour-propre, elles voulaient seulement faire un simulacre de défense et faire parler la poudre, avant de se soumettre à leur tour.
On était aussi très mal renseigné sur les difficultés naturelles du terrain, et en particulier sur la largeur du ravin, qu’on croyait être de 4 à 500 mètres dans sa plus petite largeur, et qui en avait 900.
On croyait, du reste, n’avoir à faire qu’aux Menguellat faiblement soutenus, et l’on considérait l’attaque d’Icheriden, comme une simple diversion destinée à faciliter l’envahissement du pays des Beni-Yenni, regardé comme l’opération difficile et importante, tandis que les Beni-Yenni eux-mêmes étaient en force à Icheriden, et ne pouvaient pas même arriver en temps utile à la défense de leur propre pays, le 25 ; soit qu’ils se fussent sacrifiés dans l’intérêt de la défense commune, soit qu’ils se fussent crus à l’abri d’une attaque chez eux. Les positions occupées par les trois divisions et la route établie avaient dû effectivement les tromper, et leur faire supposer que l’armée entière marcherait sur Icheriden.
Ce n’est qu’après l’affaire, qu’on a pu juger des difficultés naturelles de la position, de la valeur réelle des défenses établies, du nombre et de la qualité des contingents fournis par toutes les tribus encore insoumises sans exception. On a cité, jusqu’à des Arabes du désert accourus pour prendre part à la lutte.
En résumé, contrairement aux prévisions, toutes les tribus du Djurjura restées très hostiles, s’étaient entendues et avaient réuni à Icheriden et à Aguemoun-Ysen tous leurs moyens de défense et leurs contingents choisis ; pour y livrer leur bataille décisive, sous la direction de notre ex-Bach-Aga Si-El-Djoudi et de ses fils, qui tout récemment s’étaient déclarés contre la France.
A partir d’Abondid, le pays des Beni-Raten, resserré de plus en plus entre les vallées de l’Oued-Fraonçen et de l’Oued-Aïssi, se réduit à une chaîne unique, le long de laquelle est la seule route possible pour pénétrer chez les Menguellat, passant par Icheriden et Aguemoun-Ysen.
Pour s’ouvrir un passage, il fallait donc forcément enlever ces deux positions occupées alors par l’ennemi, et c’était la division de Mac-Mahon qui était chargée de cette double opération.
Icheriden, établi sur le sommet le plus élevé de la chaîne, à 4 kilomètres d’Aboudid, est précédé d’un large ravin, coupant perpendiculairement la crête, qui semble placé là, comme un immense fossé destiné à défendre l’accès de la position. C’est sur le bord de ce ravin, à 500 mètres en avant du village, que les Kabyles avaient établi leur ligne de défense, en plaçant les principaux retranchements vers la partie la plus élevée, et en appuyant les extrémités à des obstacles naturels.
Une crête étroite sensiblement horizontale, que suit un chemin bordé de grands arbres, relie le mamelon arrondi qu’occupe le village au bord du ravin, vers la partie la plus élevée, où se trouvait le sommet des retranchements.
A droite de cette crête (gauche par rapport à nous), des pentes boisées et très raides s’abaissent brusquement jusqu’au fond d’un ravin secondaire, prenant naissance auprès du mamelon d’Icheriden. Ces pentes, par leur rencontre avec celles du ravin principal, forment une espèce de contrefort se terminant par des escarpements vers le bas.
C’était le long de ce contrefort, en saillie sur le ravin principal, qu’était établie la droite de la ligne ennemie, s’appuyant à un chemin creux qui remonte à Icheriden.
A gauche de cette même crête (droite par rapport à nous), des pentes relativement assez douces s’étendaient jusqu’à l’Oued-Aïssi, en présentant : dans le bas, des ravins profonds et des escarpements ; dans la partie supérieure, des champs cultivés couverts de figuiers et de frênes énormes, avec de nombreux accidents de terrain moins importants.
C’est dans cet espace, en arrière de la gauche des retranchements, que l’on voyait toutes les nuits les campements Kabyles, et c’était là, où le général de Mac-Mahon avait résolu d’établir le camp de la division, une fois la position enlevée.
Le bord du ravin, de ce côté, descend du sommet suivant la pente générale en offrant de nombreuses inflexions, et venant contourner un contrefort en saillie sur le ravin, en face de sa plus petite largeur ; il continue ensuite à descendre, dans une direction à peu près parallèle à l’autre côté du ravin, jusqu’à un énorme rocher à pic, où venait s’appuyer la gauche des retranchements.
Ainsi, la ligne de défense ennemie, qui avait un développement de plus de 1000 mètres, couronnait tout le bord du ravin en avant du village. Son centre était au point culminant, et ses deux ailes parcourant les crêtes des deux contreforts, descendaient en s’avançant sur le ravin, et formaient une sorte d’entonnoir dans lequel devaient s’engager nos colonnes. Les deux extrémités s’appuyaient à des obstacles naturels : la droite, à un chemin creux ; la gauche, à un rocher à pic, et ces obstacles naturels étaient renforcés encore par des retours en arrière ornant des flancs destinés à battre les colonnes, qui auraient voulu les tourner. Les retranchements formaient sur le bord du ravin une ligne continue à crémaillère, dont toutes les parties se flanquaient assez bien.
Plusieurs fortes embuscades étaient étagées les unes au-dessus des autres, en arrière du centre de la ligne, près de la crête conduisant au village, ligne de retraite naturelle de l’ennemi ; soit pour placer des réserves, soit pour couvrir la retraite.
D’autres embuscades renforçaient les extrémités de la ligne surtout le long du chemin creux où s’appuyait la droite. Ce chemin très encaissé forme une tranchée naturelle d’un mètre de profondeur, fournissant un flanc en retour à la droite de la ligne de défense.
Enfin, à 60 mètres environ en avant de la branche droite, une sorte de redan isolé, fermant l’entrée du chemin creux, donnait des feux de revers sur tout l’intérieur de l’entonnoir, et, des feux très rapprochés et très dangereux sur toute colonne essayant de tourner, par l’espace étroit et découvert qui restait au-dessous entre le chemin creux et l’escarpement du fond du ravin.
Après avoir affronté les feux du redan, il fallait encore défiler devant ceux du chemin creux fortement occupé.
Dans toute la partie correspondant à l’entonnoir et dans toutes les embuscades, les épaulements étaient formés de terre, de troncs d’arbres, de poutres et de portes provenant de la démolition du village. Des meurtrières pour la fusillade étaient ménagées partout.
Vers la gauche (droite par rapport à nous), entre le contrefort et le rocher, l’épaulement consistait en un mur en pierres sèches, et dans certains endroits, il était formé par le rocher lui-même. Des ouvertures étaient également ménagées pour la fusillade. Derrière les épaulements, existait une petite tranchée de 0,50 centimètres de profondeur en moyenne, sur une largeur de 2 mètres, qui avait fourni les terres nécessaires. Sur certains points, c’était le chemin lui-même qui formait la tranchée.
Les retranchements offraient bien une ligne non interrompue, mais le relief était très variable, et sauf vers le sommet de l’entonnoir, où il avait près de deux mètres, il n’offrait pas un obstacle sérieux au franchissement. En beaucoup de points, et particulièrement vers la gauche, on pouvait les franchir très facilement même à cheval, comme l’artillerie a eu à le faire, en suivant les colonnes d’attaque.
Les pentes du ravin en avant des retranchements étaient très raides, particulièrement vers le sommet. Dans la partie correspondant à l’entonnoir, elles étaient couvertes de broussailles et fortement ravinées.
En arrière, le long de la branche gauche, le terrain continuait à monter assez rapidement pendant quelques mètres encore.
Le ravin a 900 mètres dans sa plus petite largeur, entre le contrefort de la branche gauche des ouvrages et le plateau, dit de l’Olivier, précédant le ravin du côté d’Aboudid. Il est traversé, en ce point, par une arête étroite surmontée de deux petits pitons, offrant le seul passage possible aux colonnes, par suite des escarpements impraticables qui règnent à droite et à gauche.
Du côté d’Aboudid, le bord du ravin offre un petit plateau étroit, dit de l’Olivier, présentant dans le sens de sa longueur des positions parallèles à celles prises par l’ennemi. Il se prolonge à droite, par une crête mamelonnée descendant assez rapidement vers l’Oued-Aïssi, et se termine brusquement à gauche, par une pente très raide, que contourne le chemin d’Icheriden pour descendre dans le ravin.
A gauche du chemin, commence un autre plateau allongé, moins élevé, sur lequel est placé à 300 mètres de distance le village soumis d’Ighil-Tigmounin.
Pour arriver plus facilement le jour de l’attaque, le sentier qu’il fallait suivre avait été élargi, sur un parcours de 1500 mètres en avant d’Aboudid. Au-delà, le sentier arabe continuait seul jusqu’au pied du plateau de l’Olivier. Contournant le plateau pour descendre dans le ravin, il le traverse suivant l’arête du fond, se subdivise ensuite en deux petits sentiers conduisant tous deux à Icheriden.
L’un, en obliquant à droite, regagne le bord supérieur du ravin près du gros rocher, et continue jusqu’au village, en suivant le bord du ravin, puis la crête supérieure.
L’autre, s’élève par la gauche, passe près du Redan, contourne le contrefort et rejoint le premier en avant du village. Ce sentier n’est autre chose, que le chemin creux formant tranchée naturelle, et servant d’appui à la droite de la ligne de défense ennemie.
Le 22, deux bataillons de la division étaient désignés pour tenir garnison au fort Napoléon ; ce qui réduisait à dix le nombre des bataillons restant. Dans la soirée du 22, l’artillerie de la division était augmentée d’une section de canons-obusiers (Jeandot), qui arrivait pour prendre part à l’attaque d’Icheriden. Le nombre des sections d’artillerie était ainsi porté à cinq.
Le 23, le général de Mac-Mahon donnait des ordres pour la journée du lendemain, fixait l’heure du départ, l’ordre de marche et les premières dispositions à prendre, en arrivant sur le plateau de l’Olivier choisi pour point de concentration des troupes ; parce que, de là, on pouvait avec l’artillerie, produire un premier effet très utile sur les retranchements ennemis.
La brigade Bourbaki, désignée pour l’attaque, devait former trois colonnes distinctes : les deux premières chargées d’attaquer de front, la troisième de tourner la ligne de défense ennemie. L’artillerie, établie sur le bord du ravin, devait donner le signal de l’action et préparer l’attaque en ouvrant le feu de toutes ses pièces à la fois.
La division se mettait en mouvement à 5 heures du matin. Les cinq bataillons de la brigade Bourbaki prenaient la tête, et étaient suivis par la brigade Périgot formant la réserve.
Les cinq sections d’artillerie, avec un demi-approvisionnement, marchaient réunies à la suite du 2e bataillon de la brigade Bourbaki.
Les canons-obusiers (Jeandot), qui pouvaient éprouver quelques difficultés pour s’élever sur le plateau par des pentes très raides, couvertes de broussailles en certains points, et fortement ravinées en d’autres points, marchaient en tête, précédés d’un détachement du génie destiné à faciliter leur ascension. Ils arrivaient sans être arrêtés un seul instant, au centre du plateau où ils étaient mis en batterie.
Les autres sections en arrivant au pied du plateau, prenaient chacune une direction différente pour gagner la position qui leur était assignée, et étaient ainsi très rapidement prêtes à ouvrir le feu.
La disposition des lieux et la largeur du ravin, beaucoup plus grande qu’on ne l’avait supposé, puisqu’elle était de 900 mètres au lieu de 500 dans la partie la plus étroite, ne permettaient de battre les retranchements que de front, d’un côté du ravin à l’autre.
Les obusiers rayés seuls, vu leur longue portée et leur justesse, pouvaient prendre d’enfilade une bonne partie de la branche gauche de l’entonnoir, de 12 à 1500 mètres, en se portant à droite. Ils étaient, en conséquence, placés à 200 mètres à droite, sur le 2e mamelon en descendant le plateau, découvrant dans l’étendue de leur tir, les ouvrages de gauche, le village à 1900 mètres et tout le terrain compris entre les retranchements et le village.
Le reste de l’artillerie ne pouvant agir que directement, était disposé de manière à le faire, à la plus petite distance possible.
Les canons-obusiers au centre du plateau à 900 mètres des ouvrages les plus rapprochés, le terrain en avant ne permettant pas de les rapprocher davantage. C’était déjà un beau résultat, d’avoir pu amener si rapidement sur ce point, des pièces attelées de six chevaux.
Les deux sections d’obusiers de montagne en avant et un peu à gauche, tout-à-fait sur le bord du ravin, à 800 mètres des mêmes points.
Les fuséens plus à gauche et à la même hauteur, pour pouvoir agir plus particulièrement contre les ouvrages de la droite, et le terrain si accidenté compris entre eux et le villlage. Cette position leur permettait en outre, de continuer le feu, pendant le passage du ravin qui devait se faire beaucoup plus à droite, sans tirer par dessus les autres troupes.
En arrivant sur les lieux, on avait reconnu que le ravin était beaucoup plus large qu’on ne l’avait supposé ; ce qui augmentait singulièrement les difficultés de l’attaque. Il n’y avait pas lieu cependant, de rien changer aux premières dispositions arrêtées.
L’ennemi avait jusqu’alors occupé le fond du ravin, qui lui offrait des positions excellentes pour disputer le passage. Il avait même plusieurs embuscades sur le plateau de l’Olivier, qu’il n’avait abandonnées qu’à l’approche de l’avant-garde.
Il fallait prévoir le cas, où occupant le fond du ravin, il essayerait de barrer le passage aux colonnes, et l’artillerie était dans des positions excellentes pour agir alors efficacement contre lui et le chasser de ses positions.
Quant à la ligne de défense elle-même, la grande largeur du ravin ajoutait beaucoup à sa force, et ne permettait pas à l’artillerie de produire contre elle, d’un côté du ravin à l’autre, tous les effets qu’on aurait pu en attendre à la distance supposée de 4 ou 500 mètres. Elle pouvait cependant produire encore un premier effet très utile, et sur les retranchements eux-mêmes, et particulièrement sur le terrain compris entre les retranchements et le village. Seulement, il convenait de réduire la durée de son action à cette distance, afin de faire prendre le plus tôt possible des positions plus avancées aux sections qu’il y avait possibilité et intérêt de porter en avant. Je veux parler particulièrement des obusiers de montagne, pour lesquels surtout, la première distance était trop grande.
A l’approche de l’avant-garde, l’ennemi avait abandonné ses embuscades du plateau de l’Olivier, et toutes les troupes d’attaque avaient pu s’y établir sans empêchement. Vers cinq heures et demie, les bataillons de la brigade Bourbaki étaient formés en colonne serrée sur le derrière du plateau, et toutes les sections en batterie sur les positions choisies, pour fouiller au besoin le fond du ravin, battre de front les retranchements, et jeter des obus, des boulets et des fusées sur le terrain en arrière.
Vers six heures moins un quart, le signal du feu était donné, et l’artillerie, ayant derrière elle les troupes disposées pour l’attaque, et devant elle un rideau de tirailleurs, ouvrait le feu de toutes ses pièces à la fois, sur les défenses les plus rapprochées et les plus abordables.
En face du plateau de l’Olivier, les retranchements en contournant un contrefort, formaient un saillant précédé de pentes relativement assez douces. C’était la partie la moins élevée, la plus rapprochée et la plus accessible de la ligne de défense. C’était en un mot le véritable point d’attaque, et le but assigné aux deux colonnes qui allaient assaillir les retranchements de front pendant que la troisième colonne, se formant vers le milieu du ravin hors de la bonne portée de la fusillade, se préparait à la tourner. C’était aussi de là, que l’ennemi pouvait battre le mieux le fond du ravin, et l’arête étroite qu’il fallait suivre pour le traverser.
C’est sur ce saillant, que l’artillerie dirigeait d’abord ses coups, en faisant converger vers ce point le feu de toutes ses pièces à la fois.
Les canons obusiers commençaient leur tir à boulet, pour essayer de renverser sur ses défenseurs, le mur en pierre sèche qu’on apercevait à droite.
Les projectiles, qui dépassaient les retranchements, allaient fouiller dans tous les sens le terrain compris entre les retranchements et le village, où l’on savait que de nombreux contingents ennemis se tenaient constamment rassemblés, et les forçaient à se porter beaucoup plus loin derrière Icheriden, pour se soustraire aux éclats des projectiles. Les défenseurs des retranchements se trouvaient ainsi privés de tout appui en arrière, et une fois les retranchements enlevés, toute résistance devait tomber.
Après quelques salves, l’ennemi ne paraissait plus nulle part, et semblait être devenu invisible sur toute la position. On voyait disparaître derrière Icheriden les derniers burnous blancs et quelques cavaliers, qu’on supposait être les fils de Si-El-Djoudi.
Pas un seul coup de fusil ne se faisait entendre. Couchés derrière les retranchements, leurs défenseurs observaient un silence et une immobilité complète. Dans le ravin et en arrière des retranchements, même silence, interrompu seulement par les détonations des pièces et l’éclatement des projectiles.
Cette disparition rapide de l’ennemi, ce silence, cette immobilité, étaient vraiment frappants et incompréhensibles. Les retranchements étaient-ils encore fortement occupés ? L’ennemi avait-il renoncé à les défendre ? Toutes ces suppositions pouvaient se présenter à l’esprit.
Dans tous les cas, le premier effet, qu’on pouvait attendre de l’artillerie agissant à une si grande distance, contre des retranchements qu’on ne pouvait battre que de front et qui offraient si peu de prise, était produit. Le moment de se porter en avant était venu, sauf à agir suivant la tournure que prendrait la défense.
En conséquence, le général de Mac-Mahon donnait l’ordre au général Bourbaki de commencer le mouvement, et de lancer ses bataillons vers le point le plus abordable.
On voyait alors, deux colonnes parallèles descendre au pas de course au fond du ravin, suivre l’arête étroite du fond, en contournant les deux pitons qu’elle porte, et arriver ainsi jusqu’au milieu du ravin sans essuyer un seul coup de feu, et sans autre empêchement que les difficultés du terrain lui-même.
Jusque là, toujours même silence et même immobilité de la part de l’ennemi.
De notre côté, deux sections seulement continuaient à agir pour protéger le passage des troupes, et les mises en batterie avancées des autres sections, qui avaient cessé le feu pour suivre l’attaque.
Au moment où les colonnes s’étaient engagées dans le ravin, laissant en position les canons-obusiers et les obusiers rayés, avec l’ordre de continuer leur tir, tant qu’ils pourraient le faire utilement et sans danger pour les autres troupes, sur les retranchements d’abord, et ensuite sur le terrain au-delà, le commandant de l’artillerie (capitaine Clerc) avait suivi l’attaque avec les deux sections d’obusiers de montagne et les fuséens, pour se mettre en mesure de l’appuyer efficacement en agissant de plus près.
Lorsque les têtes de colonne arrivaient à bonne portée de leur feu, les Kabyles se levaient tout-à-coup de derrière leurs retranchements, en poussant de grands cris avec un ensemble formidable ; et se mettant un instant à découvert, comme pour mieux nous montrer leur nombre et leur résolution, entamaient aussitôt une fusillade très vive. C’était le moment où l’artillerie avait cessé d’agir contre les retranchements, les sections en position, pour ne pas inquiéter les troupes, les autres sections, pour se porter en avant.
En peu de temps, la fusillade prenait, sur toute la ligne ennemie, une intensité et un ensemble sans exemple dans la guerre d’Afrique.
C’était un feu comparable à celui de nos meilleures troupes. Alors tous les doutes étaient levés ! On avait devant soi, derrière de bons retranchements, difficiles à aborder, de nombreux et rudes adversaires, paraissant disposés à se défendre à outrance. C’était une lutte sanglante qui se préparait !
Aucune partie des retranchements n’avait été complètement abandonnée, et une ligne de feu, non interrompue, partait de tous les points de la ligne de défense. Seulement, elle était très sensiblement moins nourrie sur les points déjà battus par l’artillerie.
Lorsque la défense s’était ainsi révélée, le général Bourbaki avait essayé d’arrêter un moment l’attaque, hors de la bonne portée des feux de l’ennemi pour reformer les colonnes déjà désunies par une course longue et précipitée ; pour bien reconnaître le terrain ; pour indiquer la direction à suivre, enfin, et surtout pour donner le temps à l’artillerie d’agir de près contre le point d’attaque avant de l’aborder. Mais sa voix, couverte par le bruit de la fusillade, n’avait pas pu se faire entendre.
Ce feu terrible n’avait ralenti en rien l’élan des colonnes d’attaque ; emportées par une ardeur irréfléchie, elles avaient au contraire, précipité leur mouvement en avant avec une sorte de fureur. Les vides faits dans les rangs, par le feu de l’ennemi, qui devenait de plus en plus meurtrier à mesure que les distances diminuaient, étaient à l’instant comblés. Et c’était à qui prendrait la tête, pour arriver le premier.
En approchant du pied du contrefort à escalader, dont les pentes n’offraient aucun abri, les têtes de colonne, pour se soustraire aux coups meurtriers qui leur venaient de ce point, se rejetaient un peu à gauche, voulant profiter des couverts de cette partie du terrain.
Elles s’engageaient ainsi, sans s’en douter, dans l’entonnoir formé par les principaux retranchements. Arrivées au pied des pentes très raides et très ravinées, qu’il fallait gravir pour aborder l’ennemi, elles faisaient encore quelques pas en avant. Mais, assaillies alors en tête et sur les deux flancs à la fois, par les feux partant de toutes les parties de l’entonnoir, elles étaient forcées de s’arrêter à 80 mètres des retranchements ennemis.
Dans cette position critique, il faut le dire à leur très grand honneur, les colonnes d’attaque montraient une ténacité et une opiniâtreté bien rares. Chacun s’abritant de son mieux derrière chaque pierre, chaque buisson, chaque pli de terrain, essayait de répondre au feu de l’ennemi, et ne paraissait qu’attendre un moment plus favorable pour s’élancer de nouveau en avant, sans songer à faire un seul pas en arrière.
La fusillade pouvait soutenir le moral ; mais elle était tout-à-fait impuissante contre un ennemi caché derrière de bons retranchements, et que les projectiles d’artillerie, par leurs éclats, pouvaient seuls atteindre et effrayer.
Par suite de cette déviation des têtes de colonne, l’attaque se trouvait détournée de sa véritable direction, et portée, trop à gauche, dans le rentrant formé par l’entonnoir. Mais, bien ou mal engagée, elle devait être poussée à fond.
Pour la reporter ailleurs, il eût fallu rétrograder, ce qui eût été d’un effet moral déplorable et eût offert de grands dangers. La raideur même des pentes sur lesquelles les colonnes se trouvaient arrêtées, les préservait un peu des feux de l’ennemi. En essayant de changer de direction, elles auraient perdu cet abri, et auraient eu à défiler entièrement à découvert et à petite distance, devant la ligne des retranchements.
Tout cela s’était passé dans l’espace de quelques minutes, et déjà des centaines d’hommes et un grand nombre d’officiers étaient mis hors de combat.
Dans ces circonstances, les minutes étaient précieuses, et l’artillerie n’avait pas perdu un instant pour venir en aide aux colonnes, qui, dans leur excès d’ardeur, n’avaient pas pu attendre son action rapprochée avant de s’élancer à l’assaut.
Nous avons laissé les obusiers de montagne et les fuséens s’engageant dans le ravin en même temps que les colonnes d’attaque. Dès que la fusillade ennemie se faisait entendre, le commandant de l’artillerie, pour ne pas laisser d’interruption dans le tir, faisait aussitôt exécuter le feu en avançant par section jusqu’au pied des retranchements, où les trois sections devaient finir par se réunir, pour frapper les derniers coups.
Pendant que la 1e section des obusiers de montagne (Lapaque), arrêtée à 500 mètres sur le premier piton, ouvrait son feu par-dessus les colonnes d’attaque contre l’extrémité de la branche gauche, d’où partaient alors les coups les plus rapprochés et les plus dangereux, il portait rapidement la 2e section (Dujardin) sur la droite, à 250 mètres des ouvrages, en dehors du prolongement de cette même branche, afin de prendre à revers son extrémité.
A cette distance et dans cette position avantageuse, la section Dujardin obtenait des résultats excellents, en plaçant presque à coup sûr ses projectiles dans la portion des tranchées qu’elle prenait de revers. De concert avec la section Lapaque, elle forçait la plupart des défenseurs qui se trouvaient dans cette partie des retranchements, à les abandonner pour remonter plus haut, et procurait un grand soulagement aux colonnes, en les débarrassant des coups de droite les plus dangereux.
La section des fuséens (Jacquot) avait suivi le mouvement, et restant à gauche et en dehors des colonnes, elle était venue s’établir à 50 mètres, en face de l’entonnoir, sur un petit plateau étroit et découvert. Ne pouvant pas, sans danger, tirer par-dessus les autres troupes, elle dirigeait tous ses coups sur le sommet de l’entonnoir et sur la portion voisine de la branche droite.
Comme il a été dit plus haut, les retranchements, vu leur faible relief en beaucoup de points, ne pouvaient guère être considérés que comme un abri contre la fusillade, et n’offraient pas un obstacle sérieux au franchissement.
Il n’y avait donc pas lieu, pour l’artillerie, de faire une trouée pour frayer le passage à l’infanterie. Cette opération n’était pas nécessaire, et du reste, elle n’était pas possible en si peu de temps et avec les faibles moyens que l’artillerie avait à sa disposition. Ç’eût été une folie que d’essayer de renverser avec des obusiers de montagne ou des fusées, des épaulements composés de troncs d’arbres, de poutres et de terre, qui auraient résisté pendant longtemps sur certains points, même aux plus forts calibres de siège. Les projectiles auraient été renvoyés sur les assaillants et auraient offert plus de danger pour l’attaque que pour la défense.
Le rôle de l’artillerie devait se borner à chasser de derrière les retranchements le plus grand nombre possible de défenseurs des parties attaquées, et à diminuer le feu de toutes les parties qui avaient des vues sur l’attaque.
Pour atteindre ce but, elle cherchait à faire arriver dans les retranchements le plus grand nombre de ses projectiles, en rasant le dessus de l’épaulement. Le terrain en arrière, couvert de nombreuses embuscades et offrant encore une pente très raide jusqu’à une certaine distance, favorisait son action en arrêtant ses projectiles et les renvoyant dans les tranchées ou à proximité.
Sur tous les points battus, la fusillade diminuait très rapidement d’intensité. Mais les retranchements avaient une telle étendue, qu’on ne pouvait battre que successivement et avec du temps les diverses parties, en commençant par les plus rapprochées et les plus dangereuses.
Dès que le feu de la section Dujardin était bien engagé, la section Lapaque cessait le sien pour se porter en avant, et le commandant de l’artillerie, laissant la section Dujardin continuer son tir, allait placer la section Lapaque à gauche des fuséens, vers le centre de l’entonnoir, à 200 mètres des ouvrages.
La section des fuséens commençait à être débordée par les troupes d’attaque, et pour ce motif, était reportée plus à gauche, et ainsi plus à proximité de la colonne tournante qu’elle devait suivre.
Quelques instants après, la section Dujardin était rappelée de sa deuxième position, et placée à quelques pas de la section Lapaque. C’est dans cette dernière position, que les trois sections devaient agir avec le plus d’efficacité, en soutenant un feu très vif jusqu’à la fin de la lutte.
Le général de Mac-Mahon, suivi du colonel Lebrun et de son état-major, arrivait en ce moment auprès des colonnes, pour juger par lui-même de l’état des choses et trouver le moyen de les tirer de cette position pénible.
Depuis le contrefort jusqu’à moitié distance du sommet de l’entonnoir, sous le feu des obusiers, la fusillade avait perdu beaucoup de sa première intensité, et le nombre des défenseurs était bien diminué. Une tentative faite en ce moment paraissait offrir des chances de succès, et il importait de sortir au plus tôt de cette position.
Un second assaut était ordonné, et le général Bourbaki s’élançait à cheval, pour entraîner les troupes à l’ennemi. A sa voix, les colonnes s’ébranlent et se portent avec résolution en avant. Déjà, elles gagnent du terrain, et le succès semble devoir couronner leurs efforts, lorsque le général Bourbaki a son cheval tué sous lui, en même temps que plusieurs officiers qui ont pris la tête, sont mis hors de combat. Le général de Mac-Mahon lui-même reçoit une blessure, qui heureusement n’a rien de grave, et ne l’empêche pas de continuer à diriger les opérations. En vain, les officiers s’étaient prodigués et avaient payé de leur personne !
Le mouvement était encore une fois arrêté, et les têtes de colonne, plus engagées dans l’entonnoir, étaient plus exposées que jamais aux coups directs du sommet et aux coups de revers du Redan. C’est sur ces deux points que la défense est alors concentrée !
Toutes les autres parties de la ligne ne sont plus que faiblement occupées par l’ennemi, qui s’est naturellement porté en force sur les points les plus directement menacés par l’attaque, et qui s’y défend avec d’autant plus de confiance, qu’ils se trouvent sur sa ligne de retraite naturelle.
Ces circonstances critiques exigeaient une action prompte, énergique et efficace. Toute considération de danger devait disparaître, et c’est alors que les trois sections d’artillerie prenaient leur dernière position au centre de l’entonnoir.
Cette position donnait la facilité de changer la direction du tir dans tous les sens, sans changer de place, d’agir à volonté à la meilleure distance, sur tous les points de l’entonnoir où se produisait la plus vive résistance, et sur le Redan de droite, en prenant en même temps d’enfilade le chemin creux formant tranchée en arrière. Elle permettait de bien découvrir les colonnes d’attaque et de tirer par-dessus, malgré leur rapprochement de la ligne de défense, sans crainte de danger.
Si cette position permettait de bien découvrir tous les points de l’entonnoir, elle était aussi très bien vue et battue de tous ces mêmes points, et offrait de grands dangers pour l’artillerie obligée de rester entièrement à découvert. Aussi, lorsqu’elle y arrivait, elle procurait un premier soulagement aux colonnes, en attirant sur elle une bonne partie des coups. En quelques minutes, elle avait douze hommes mis hors de combat et sept mulets blessés.
La queue des colonnes était à quelques pas des pièces et la tête, à cinquante pas des retranchements. Pour tirer dans ces conditions, par-dessus des troupes, sans crainte d’accident, il fallait des hommes bien exercés et conservant bien tout leur calme et tout leur sang froid. Du reste, pour mieux surveiller les détails du tir, tous les officiers des sections avaient mis pied à terre, le commandant de l’artillerie restant seul à cheval pour diriger l’ensemble.
Tous les points de l’entonnoir, d’où partaient les coups les plus nombreux et les plus dangereux, étaient successivement battus, et la diminution sensible de la fusillade sur ces points, indiquait que les coups frappaient juste, et rendait la position des colonnes moins pénible.
Toute la défense tendait alors à se porter vers le sommet de l’entonnoir et sur la droite, c’est-à-dire, vers la ligne de retraite. C’était un indice qu’elle était déjà bien affaiblie, et que bientôt, on pourrait, avec des chances de succès, lancer la colonne tournante alors placée au milieu du ravin, et n’attendant qu’un signal pour se porter en avant.
Pour préparer et faciliter ce mouvement tournant, l’artillerie dirigeait tous ses derniers coups avec une entière réussite sur le redan de la droite. Les derniers obus traversant le redan et s’engageant ensuite dans le chemin creux en arrière, causaient un grand désordre dans cette partie de la défense. On voyait déjà les Kabyles, abandonnant en partie le redan et le chemin creux, remonter isolément vers les embuscades placées plus haut.
Le nombre des défenseurs était bien réduit depuis le commencement de la lutte, et l’ennemi n’était plus en nombre que vers le sommet des retranchements, centre naturel de la résistance, et par sa force propre, et par sa position sur la ligne de retraite.
Le général de Mac-Mahon, jugeant que le moment était venu de frapper le coup décisif, donnait l’ordre à la troisième colonne (2e Étranger), de tourner les retranchements par la droite, et aux colonnes directes, de se préparer à un dernier assaut.
Au commandement : en avant la Légion, que vient de transmettre le colonel Lebrun ; on voit en arrière de l’artillerie, avec le commandant Mangin en tête, une longue colonne s’ébranler silencieusement, et s’avancer avec calme et résolution vers la droite des retranchements Kabyles. A son approche, les défenseurs obstinés, qui tiennent encore dans le redan et dans le chemin creux, après avoir essayé en vain d’arrêter sa marche par un feu très vif, regagnent les embuscades placées plus haut dans la crainte d’être coupés.
La Légion continue son mouvement sans répondre au feu de l’ennemi, en profitant, pour se couvrir, de la raideur même des pentes du contrefort. L’abandon par l’ennemi, du redan et du chemin creux, devant lesquels la colonne est obligée de défiler à petite distance, la préserve des coups les plus rapprochés et les plus dangereux. Elle n’a plus à affronter que les feux des embuscades supérieures renforçant la droite de la ligne, dont elle est garantie en partie par le talus du chemin lui-même. Sans s’arrêter au feu de l’ennemi, sans chercher à y répondre, elle avance toujours, gravit rapidement les pentes très raides qu’elle a devant elle, et bientôt déborde la droite en menaçant de se jeter sur les derrières des retranchemeuts.
Depuis que la Légion a commencé son mouvement, il s’est produit sur toute la ligne, aussi bien dans l’attaque que dans la défense, une sorte d’attente inquiète, qui se traduit par une suspension momentanée du feu sur les parties éloignées de la droite. L’ennemi suit d’abord avec étonnement, puis avec inquiétude, cette colonne menaçante que rien n’arrête, et commence à perdre tout espoir de résister encore, et à concevoir des inquiétudes sérieuses pour sa retraite.
A la voix de leurs chefs, les colonnes directes saisissent ce moment d’hésitation et de doute, pour s’élancer une dernière fois à l’assaut, et emportent enfin les retranchements placés devant elles, au moment où la Légion, après avoir débordé la ligne, pénètre par derrière dans ceux de droite, en tuant sur place quelques ennemis acharnés, qui avaient osé l’attendre de pied ferme.
Ce mouvement tournant, ordonné à propos, et exécuté avec entrain et résolution par le 2e Étranger, avait assuré le succès du dernier assaut, et décidé du sort de la journée.
Vers sept heures moins un quart, tous les retranchements étaient enlevés, et l’ennemi en fuite sur tous les points, ne trouvant aucun appui en arrière, se retirait sans essayer aucune résistance dans la direction d’Aguemoun-Ysen.
Vivement poursuivi, la baïonnette dans les reins, par la colonne tournante, il ne défendait même pas Icheriden, et la poursuite n’était arrêtée qu’à un kilomètre au-delà, sur l’ordre du général de Mac-Mahon, de ne pas la pousser plus loin. (D’après les ordres du maréchal, la division devait s’arrêter sur la position d’Icheriden).
De leur côté, les deux colonnes directes, après avoir emporté les retranchements placés devant elles, parcouraient rapidement tout le terrain en arrière, sans pouvoir atteindre l’ennemi, qui s’était jeté précipitamment, dans les ravins qui entourent la position de ce côté.
Dans la prévision de nouvelles résistances à vaincre, les fuséens avaient suivi la colonne tournante, et les sections d’obusiers, l’attaque directe, en traversant les retranchements à la suite des colonnes.
Les canons obusiers, restés en position sur le plateau de l’Olivier, avaient occasion de tirer quelques obus sur les derniers groupes ennemis en fuite vers le ravin des Beni-Yenni. C’étaient les derniers coups de canon de la journée.
Les obusiers rayés, après avoir agi très efficacement contre la branche gauche des retranchements et le terrain en arrière, avaient rejoint les obusiers de montagne pour suivre l’attaque.
A sept heures, la division de Mac-Mahon était maîtresse de la position d’Icheriden, et après l’arrivée de la brigade de réserve, vers huit heures, il ne restait plus qu’à l’y établir solidement. Cette opération se faisait sans difficulté ; mais non sans essuyer de la part des Kabyles rejetés autour de nous dans le fond des ravins, d’assez nombreux coups de fusils, qui nous faisaient éprouver de nouvelles pertes, jusqu’au moment où nos postes avancés pouvaient être mis à couvert, par de petits épaulements élevés à la hâte avec l’aide du génie. Du côté du ravin d’Icheriden, les retranchements ennemis servaient immédiatement d’abri à nos soldats.
Vers onze heures du matin, l’ennemi tentait un retour offensif du côté d’Aguemoun-Ysen, et attaquait un des postes avancés du 2e Régiment Étranger avec une grande vivacité. Après une lutte de quelques instants très meurtrière des deux côtés, l’attaque était vigoureusement repoussée, et l’ennemi vivement poursuivi laissait un bon nombre des siens sur le terrain.
L’ambulance de premier secours, installée provisoirement sur le chemin d’ Aboudid était plusieurs fois menacée par des groupes de Kabyles embusqués au fond des ravins, jusqu’au moment où on pouvait l’établir à Icheriden. L’ennemi était contenu avec calme et vigueur par quelques compagnies de la brigade Périgot (2 compagnies du 3e Zouaves et une compagnie du 93e).
Dans cette circonstance, en particulier, le service médical de la division déployait une activité et un dévouement admirables, ayant plus de 400 blessés à soigner et à panser à la fois, et suffisant à cette tâche énorme.
Pendant tout le reste de la journée et pendant la nuit, la fusillade n’était pas interrompue un seul instant, et l’ennemi renouvelait plusieurs fois ses attaques sur les postes avancés du 2e Zouaves et du 2e Étranger du côté d’Aguemoun-Ysen. Ces attaques, toujours repoussées avec vigueur, n’en étaient pas moins très meurtrières et causaient encore des pertes sensibles.
Le camp était établi sur un espace assez restreint, entouré de tous côtés de ravins et d’escarpements, qui donnaient à l’ennemi la facilité d’approcher sans danger, et d’envoyer ses balles sur toutes les parties du camp.
Plusieurs fois dans la nuit, les troupes réveillées en sursaut, par des cris épouvantables qui paraissaient sortir du camp même, tellement ils étaient rapprochés, étaient obligées de prendre les armes, sous la menace d’une attaque de nuit. Mais l’ennemi se contentait d’entretenir la fusillade, et essayait seulement de surprendre quelques avant-postes. Reçu à bout portant par leurs défenseurs tenus en éveil, il se retirait après des pertes sensibles, et devenait moins entreprenant.
44 tués, dont 2 officiers.
327 blessés, dont 22 officiers.
371 hommes mis hors de combat sur 2500, qui avaient pris part à l’attaque et jusqu’à midi seulement.
D’après des renseignements authentiques pris auprès des tribus elles-mêmes, après leur soumission, les Kabyles avaient eu près de 400 hommes tués, moitié par l’artillerie. En supposant le double de blessés, le total des pertes de l’ennemi serait de 1000 hommes au moins, mis hors de combat.
Le chiffre élevé des pertes, des deux côtés, indique suffisamment l’opiniâtreté de la défense et la vigueur de l’attaque.
Les pertes avaient porté presqu’entièrement sur les deux colonnes directes, qui avaient attaqué sans donner le temps à l’artillerie d’agir à petite distance. Ces trois bataillons avaient eu plus de 300 hommes et 21 officiers mis hors de combat. (54e de ligne et 2 bataillons du 2e Zouaves).
Le 2e Étranger, qui n’avait commencé son mouvement tournant qu’après l’action rapprochée de l’artillerie, n’avait eu que quelques hommes blessés (15 environ), pendant l’exécution de ce mouvement décisif. Si le chiffre de ses pertes s’était élevé dans la journée, c’était en repoussant avec vigueur plusieurs retours offensifs des Kabyles sur ses avant-postes.
Contrairement aux avis reçus, toutes les tribus du Djurjura, restées très hostiles, s’étaient entendues pour organiser une défense commune, et, sous la direction de Si-El-Djoudi, avaient réuni à Icheriden et à Aguemoun-Ysen tous leurs moyens de résistance et leurs contingents les plus énergiques. Les Beni-Yenni eux-mêmes avaient fourni de nombreux combattants qui ne pouvaient pas arriver assez tôt, le lendemain, à la défense de leur propre pays.
On avait donc rencontré à Icheriden, sur une position choisie, derrière de solides retranchements, 4000 Kabyles, l’élite de toutes les tribus insoumises, pleins de confiance dans leurs moyens de défense, obéissant à un chef unique, et disposés à tenter un effort suprême , pour fermer l’accès de leur pays et sauver leur indépendance.
La grande largeur du ravin, et l’étendue restreinte du terrain praticable, qui ne permettait pas d’engager un grand nombre de troupes à la fois, avaient augmenté encore les difficultés de l’attaque ; et cependant, malgré tant d’obstacles imprévus, et malgré une défense opiniâtre, la position avait été enlevée en moins d’une heure, et par l’emploi des seuls moyens arrêtés d’avance, modifiés à propos aux différents instants de la lutte.
En présence d’une défense organisée avec une entente et dans des proportions inconnues jusqu’alors en Kabylie, l’attaque avait eu à subir des pertes sensibles et s’était trouvée un instant dans une position critique. Mais, grâce aux dispositions prises alors, elle en était sortie par un brillant succès, dont les conséquences heureuses ne devaient pas tarder à se faire sentir. L’étendue des pertes de l’ennemi et son impuissance à tenir tête plus d’une heure, dans des conditions où il s’était cru invincible, devaient jeter un profond découragement dans toutes les tribus.
Les résultats les plus immédiats étaient la conquête du pays des Beni- Yenni, la prise d’Aguemoun-Ysen, dernier centre de défense organisé, et la soumission de Si-El-Djoudi, qui venait se rendre au maréchal, sans condition.