D’après « Historique du régiment de marche de la Légion étrangère : 3e régiment étranger d’infanterie » – René Doumic – 1926
Avant que fût seulement soupçonné le double principe de l’armée nationale et du service obligatoire, la France, comme les autres États, eut à sa solde des troupes étrangères.
Les Valois ont eu leur garde écossaise. Les Bourbons, la légendaire garde suisse. Un jour – 10 août 1792 – au déclin de la vieille monarchie, l’émeute parisienne s’en vint forcer les portes des Tuileries : il lui fallut passer sur le corps du dernier des Suisses de la garde royale.
La Légion peut se réclamer d’eux.
« Honneur et Fidélité », telle était la devise de ces braves qui sont morts pour leur serment. Et c’est la devise qu’on peut lire aujourd’hui sur les glorieux drapeaux du 3e Étranger et de ses frères, les autres régiments de la Légion.
Ils arboraient autrefois, avant la grande guerre, la devise « Valeur et Discipline », immortalisée certes par la Médaille militaire mais qui, par son oubli du mot « Honneur » porté par tous les autres drapeaux de France, semblait donner un semblant de raison aux détracteurs de la Légion.
Ils ont porté pendant les années de la guerre, la devise de tous les étendards français « Honneur et Patrie ». Ils portent désormais cette devise des volontaires étrangers de jadis « Honneur et Fidélité », laquelle semble bien être l’apanage particulier de la Légion, puisqu’elle fut toujours la formule même que doivent signer en s’enrôlant les futurs légionnaires.
Du reste, au moment où disparaissait la Garde Suisse, une véritable « Légion Étrangère » s’organisait.
Elle fut créée par un décret du 26 juillet 1792, sanctionné le 1er août. Après avoir entendu le rapport de ses comités diplomatiques et militaires réunis, l’Assemblée nationale, considérant que les circonstances nécessitaient une augmentation de force dans les armées, décida :
Il sera formé dans le plus bref délai, sous l’autorité et la surveillance du pouvoir exécutif, une nouvelle Légion, sous la dénomination de « Légion franche étrangère », dans laquelle il ne pourra être admis que des étrangers.
Et peu à peu, on organisa une Légion batave, une Légion germanique, une Légion italique, une Légion polonaise enfin. Et la loi qui prescrivait la formation de cette dernière comportait ce considérant : « Si les rois coalisés déploient des armées nombreuses contre les peuples libres, il importe à ceux-ci d’admettre dans leurs rangs tous les hommes qu’un élan sublime appelle à combattre pour la cause sacrée de la Liberté ».
Durant l’épopée napoléonienne, des régiments suisses, polonais, hollandais, hanovriens, furent créés. La Belgique, l’Italie, la Dalmatie faisaient partie de l’Empire français et avaient leurs contingents.
Quelle moisson de lauriers fut alors cueillie sur les champs de bataille de l’Europe par ces régiments étrangers au service de la France, il ne saurait être question de le redire ici. Rappelons seulement le geste épique d’un Poniatowski, sautant à cheval dans l’Elster et se noyant plutôt que de se rendre.
Après les Cent Jours, pendant lesquels Napoléon avait réuni huit régiments étrangers, la Restauration fit un choix parmi ceux-ci et créa la « Légion royale étrangère » qui prit le nom de « Légion de Hohenlohe ».
Elle fut dissoute le 5 janvier 1831.
Quelques semaines plus tard, la loi du 9 mars 1831 organisait la « Légion Étrangère », avec le statut qui est encore le sien. L’œuvre de réorganisation militaire entreprise par la Monarchie de Juillet s’est généralement révélée comme solide et durable. C’est le cas pour ce qui concerne la Légion, bien que ses effectifs et sa composition aient souvent varié, suivant les ressources du recrutement. On s’y engage encore « dans les conditions de l’Ordonnance Royale du 10 mars 1831 ».
En 1831, la Légion Étrangère avait sept bataillons de huit compagnies. Effectif d’un bataillon, cadres compris : 895 hommes. Les nationalités étaient séparées, soi-disant pour faciliter l’instruction.
Les 1er, 2e et 3e bataillons étaient composés exclusivement d’Allemands et de Suisses, le 4e, d’Espagnols, le 5e, d’Italiens, le 6e, de Belges et de Hollandais, le 7e, de Polonais.
Dès 1835, le colonel Bernelle jugeait l’expérience concluante : le groupement des légionnaires par nationalités n’engendrait qu’un particularisme outrancier, du plus fâcheux effet sur la valeur de la troupe. On adopta le principe de la fusion : les résultats obtenus en ont établi l’excellence. Une atteinte à ce principe, commise au début de la guerre, en 1914, n’a fait qu’en confirmer la valeur.
La Légion est un « cloître », il n’y faut pas de « petites chapelles ».
L’histoire de la Légion Étrangère, depuis sa création jusqu’à nos jours, se confond avec l’histoire militaire de la France.
On en trouvera plus loin un résumé montrant quelle part active, souvent essentielle, la Légion a prise à toutes les guerres que la France, depuis bientôt un siècle, a soutenues pour la défense du droit. La Légion a été de toutes les expéditions qui ont porté au loin nos trois couleurs.
Un cloître ; il n’est peut-être pas de terme plus exact pour définir ce qu’est vraiment la Légion.
Un cloître, car c’est un abri pour les désemparés ; un refuge pour ceux qui ne peuvent pas vivre de la vie du siècle, mais dont le cœur est trop droit pour chercher à en troubler l’ordre ; un milieu d’abnégation, de renoncement, où l’on pratique les vertus du chrétien et celles du soldat : foi, espérance, solidarité, vaillance ; un prieuré, un ordre militaire laïc, où il y a un supérieur, le chef, une règle, la discipline, un culte, celui du drapeau.
On entre à la Légion, bien souvent, comme on entre au couvent, par désespoir d’argent, désespoir d’amour, désespoir d’honneur. On y entre par dégoût de la vie, par dégoût des hommes, ou de soi-même. On y entre pour disparaître, pour oublier, être oublié.
Mais il y vient aussi des hommes épris d’aventures, gênés dans leur passion d’activité par les règles, les nécessités de la civilisation. Rebut des nations ? Que non pas.
Les légionnaires, dans leur ensemble, représentent tout ce qu’il y a de bon, d’honnête, de plein de cœur, dans l’élément indépendant que comporte toute société. Certains, il est vrai, ont des fautes à racheter, mais pour le plus grand nombre, la faute essentielle – si c’en est une – est de n’avoir pas su se plier à quelque mesquinerie de la vie moderne.
Oh! sans doute, il y a des motifs classiques dans les engagements à la Légion ; en première ligne le cafard, le coup de tête, le désir de voir du pays, de courir le monde, avec l’espoir avoué ou non de trouver sa voie, de décrocher la fortune, en quelque Eldorado lointain.
Il y a, pour les sans-travail, pour les meurt-de-faim, la certitude de la gamelle. Encore cet argument-là ne décide-t-il que ceux qui ont du cœur.
Il y a enfin la crainte du gendarme. Certes la Légion ne mettrait pas à l’abri de l’extradition un criminel de droit commun, mais pour tous ceux que poursuivrait chez eux le ressentiment des passions politiques, elle est asile inviolable.
N’oublions pas que de 1871 à 1914, la Légion aura été le refuge de ceux qui gardaient au cœur l’amour de la patrie perdue. Maintenant, grâce au ciel, les Alsaciens et les Lorrains n’ont plus besoin de venir à la Légion pour servir la France, mais quels fiers légionnaires ils ont été !
Un étranger peut s’engager aussi pour payer une dette, pour tenir un serment – qu’il ait été solennel ou secret – pour obéir à un élan du cœur, spontané, mais enthousiaste et communicatif : « Tout homme a deux patries, la sienne et puis la France ». Le mot est de Franklin.
Quel qu’en soit le mobile, ce n’est pas une conduite banale, ni blâmable, que celle de l’homme qui, volontairement, réclame et accepte le devoir militaire, s’attache à son drapeau, s’engage à le défendre jusqu’à la mort et qui tient son serment.
Comme toute institution sortant de l’ordinaire, la Légion devait avoir – et a eu – ses détracteurs. Les uns ne péchaient que par ignorance. Les autres, adversaires déclarés, l’ont abreuvée d’outrages. Les premiers (des Français, hélas !) lui ont nui plus que les seconds.
Aux uns comme aux autres, les légionnaires n’ont généralement opposé que le mépris.
Qu’importe, quand la Légion passe, que les chiens des douars viennent aboyer après elle !
De longue date, mais surtout dans les années qui ont précédé la grande guerre, la campagne contre la Légion Étrangère était à l’ordre du jour en Allemagne. A tel point qu’on a pu se demander si ce ne serait pas de cette querelle d’Allemands, que jaillirait l’étincelle imminente.
Et ce n’étaient point seulement les méprisables élucubrations de quelques journalistes à court de copie. Il y a eu là une organisation sinon officielle, du moins officieuse, et nettement appuyée par les pouvoirs publics.
Une Ligue allemande de protection contre la Légion Étrangère s’est fondée, dirigée par des personnalités dont la haute situation n’aurait pas dû s’abaisser jusqu’à la signature de certains manifestes, jusqu’à l’emploi de certaines expressions, qui, si elles manquent leur effet, – et c’était le cas – retombent fâcheusement sur les calomniateurs.
Que dire de ces conférences, – il y en a eu dans tout l’Empire – où, dans le soi-disant légionnaire qui, pendant trois quarts d’heure, avait tenu son auditoire sous l’horreur de ses fabuleux récits, l’un de ses auditeurs, journaliste français, se trouve reconnaître un marchand de cacahuètes, Tunisien d’occasion, en réalité déserteur des joyeux ?
Que dire des séances de cinéma, avec films spéciaux de propagande ? De ces représentations théâtrales, comme Le Cafard, d’Ervin Rosen, qui a eu les honneurs du Thalia Theater, mais qui vraiment faisait peu d’honneur à cette scène ? Car c’eût été odieux si ce n’avait été si stupide.
« Racoleurs, esclaves blancs, mauvais traitements, régime barbare, pas de nourriture », toujours les mêmes arguments.
Mais qu’il était donc facile de répondre : en donnant des menus, en dénombrant les retraites après quinze ans de service, en citant des noms, des lettres d’anciens légionnaires, en évoquant ce ciment indestructible, échange de paternelle fermeté et d’affectueuse confiance, qui unit les officiers et les soldats de la Légion.
D’ailleurs la Légion répondait par des faits. Le trait d’héroïsme est un fait, et un fait constant quoique jamais banal. Tout rengagement est un fait, d’un ordre assez courant. Et quand, après arrestation de prétendus agents recruteurs, on constatait là-bas qu’il s’agissait de braves Allemands, ex-légionnaires, seulement coupables d’avoir à l’occasion parlé de leurs campagnes, on les relâchait : c’était encore un fait.
Quiconque prononce le nom de la Légion, en Allemagne surtout, travaille pour elle. Quand ils criaient au racolage, les pangermanistes en général et les membres de la Ligue en particulier en étaient personnellement les fauteurs.
Cocasse, mais singulièrement peu perspicace était l’idée émise un jour : apposer, sur les murs des gares, des affiches mettant les jeunes gens en garde contre les dangers de la Légion. Nos humoristes commençaient à s’inscrire pour cette campagne quand une autre étincelle a jailli : l’ultimatum à la Serbie.
Tout cela n’était que de la calomnie. Il est plus facile de réfuter la calomnie que de se défendre contre la médisance. Et c’est de médisance qu’ont souvent été coupables les Français.
Les Français sont trop heureux de posséder la France, leur plus belle colonie. Et ils connaissent mal les autres ; de même ils connaissent mal les troupes qui les occupent.
Pour eux, quiconque s’éloigne du foyer natal est pour le moins une forte tête, de là à déduire que le colonial a quelque chose à se faire pardonner, il n’y a qu’un pas ; de là à cataloguer l’armée d’Afrique tout entière sous l’étiquette Biribi, il n’y a qu’un pas encore. L’un comme l’autre sont vite franchis.
Et les gens sont surpris qu’on puisse être volontaire pour l’Afrique ou la coloniale. Ils ne conçoivent pas comment un jeune homme, entré à Saint-Cyr, après de longues et brillantes études, puisse annoncer comme ambition : « Sortir avec un rang qui me permette d’obtenir la Légion. Sinon je prendrai l’infanterie coloniale ».
Confondre la Légion avec Biribi, c’est le fait de Roumis peu au courant. Admettre que les légionnaires sont, par définition, de fortes têtes, difficiles à mener, n’est peut-être qu’une généralisation un peu outrancière. Hé! sans doute, il y a de fortes têtes à la Légion. Mais quelles rudes et complètes satisfactions donne le commandement de cette belle troupe !
A part ceux qui ne savent pas, ou qui savent mal, mais ne disent trop rien, il y a ceux qui croient savoir, et qui se croient autorisés à faire imprimer leur avis.
« Seigneur, préservez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge ».
Pourquoi faut-il que la Légion compte parmi ceux qui lui ont fait le plus de mal, tel médecin – a-t-il seulement servi à la Légion ? – qui, généralisant les tares, ou les « carottes », observées à la visite médicale, prétend ne voir dans nos régiments étrangers qu’un milieu de dégénérescence, d’atavisme criminel, de vice et de folie ?
Encore celui-là se pose-t-il en savant, dégagé de toute contingence, presque du secret professionnel. Mais il y a aussi ceux qui, avec sincérité souvent, viennent se poser en panégyristes.
Tel use de sa situation de publiciste, et d’une imagination fertile, pour composer des épisodes, des souvenirs qui ne sont que des nouvelles, du tirage à la ligne, où la précision mais l’inexactitude et l’invraisemblance des détails sont de nature à jeter le trouble dans l’esprit du lecteur, qui veut se documenter, le discrédit sur d’autres récits, moins romanesques, simplement véridiques.
Tel autre, historien de valeur et animé des meilleures intentions, trouve moyen, après une rapide enquête où quelque vieille giberne l’a berné de ses histoires, de brosser un tableau superbe, étincelant, mais déplorable et comme perspective, et comme personnages. Emporté par son tempérament, il n’a vu à la Légion, à part des phénomènes, archevêques, princes du sang ou autres veaux à cinq pattes, que des ivrognes et des débauchés.
« Prenez-vous donc mes légionnaires pour des demoiselles ? » grondait un jour, un de leurs chefs aimés.
Des vices ? C’est vrai qu’il en existe à la Légion. Mais il y a aussi des vertus. Et on peut faire la balance !
On n’a pas le droit de porter un jugement sur la Légion ni sur les légionnaires pour avoir fréquenté quelques jours le cercle de Bel-Abbès, entrevu la caserne, remarqué les assommoirs qui l’avoisinent, guettant le troupier par l’appât de l’absinthe à un sou.
C’est faire bon marché de tout le reste. Et c’est ce reste qu’il faut connaître : le bled, la brousse, la montagne, la Légion bâtissant des postes et créant des jardins, la rude mais saine vie des groupes mobiles, les randonnées fantastiques des compagnies montées.
C’est là que le légionnaire est dans son élément. Mais qui donc va l’y voir ? L’historiographe de la Légion, il faut que ce soit la Légion elle-même.
Du reste, elle a dans ses annales de trop riches trésors pour qu’il lui soit permis de les laisser dans l’ombre. C’est là que les officiers vont puiser, chercher des inspirations, trouver des exemples pour l’instruction, l’éducation de leur troupe, la leur tout d’abord.
La guerre de tranchées en 1914 a pu s’inspirer des souvenirs de Crimée. Et la guerre, la grande guerre, où le succès n’est jamais que l’affirmation d’une supériorité morale, peut s’apprendre à l’école de ces chefs qu’a eus la Légion : Bugeaud, Canrobert, De Négrier, Joffre, Gallieni, Gouraud.
Les vieux récits du colonel Bernelle, du colonel Lehalle ne sont pas seulement savoureux, mais singulièrement instructifs. L’histoire, celle des guerres coloniales surtout, n’est-elle pas un perpétuel recommencement ?
C’est au capitaine Maine, l’ex-caporal Maine de Camerone, qu’il faut demander le récit de ce fait d’armes exemplaire entre tous. De même, le capitaine Camps, sergent-major à Tuyen-Quang, a été l’historien du glorieux siège. Et le capitaine De Borelli, défenseur de Tuyen-Quang lui aussi, a trouvé dans son cœur de soldat et son âme de poète les accents dignes de ses hommes, de leur dévouement, de leur sacrifice.
C’est avec le lieutenant Jaegle, mort glorieusement à Beni Ouzien, qu’il faut aller faire la ronde de nuit dans le camp, ou rêver, au pied du monument de Moungar.
C’est inspirés par lui que V. Ebrard, Henri D’Armor et d’autres anciens ont su évoquer le Sud farouche, l’Atlas hostile, la brousse traîtresse, analyser l’âme du Légionnaire, montrer à quelle rude école se trempait l’énergie des hommes, des cadres et des officiers de ce corps d’élite.
La Légion, c’est là et c’est ainsi qu’il faut la voir !