Le torpillage du Lusitania
D’après la revue « Historia » n° 222 – Mai 1965
Le parfum de la terre…
Les matelots qui nettoyaient le pont, les passagers matinaux qui respiraient l’air frais, les hommes de quart, tous levèrent la tête et d’instinct regardèrent à l’Est. Le soleil, encore rouge, se décollant de l’horizon, montait dans un ciel très pur. Et une brise tiède soufflait, traînant derrière elle des odeurs végétales arrachées au printemps de l’Irlande toute proche. Elles se mêlaient à l’atmosphère marine et l’adoucissaient. Malgré soi, chacun se prenait à rêver à des étendues vertes, à des fleurs et à des arbres couverts de feuilles que semblait promettre cette aurore de mai.
La traversée avait été calme, et la houle de l’Atlantique n’avait guère secoué la coque du Lusitania qui d’ailleurs, avec son déplacement de près de 32000 tonnes et ses 232 mètres de long, était apte à affronter les plus fortes tempêtes. Ses quatre hélices, actionnées par une machine de 64000 chevaux, lui donnaient une vitesse supérieure à 25 nœuds.
En 1909, il avait remporté le ruban bleu, avant de le laisser à son navire frère, le Mauritania, avec qui il partageait le titre du roi de l’océan. De fait, avec sa silhouette à la fois puissante et élancée, dominant l’eau de ses quatre hautes cheminées inclinées vers l’arrière, il évoquait un seigneur de la mer.
De la passerelle, le commandant William Thomas Turner scrutait l’horizon. De petite taille, son uniforme sombre faisant ressortir le teint de brique de son visage tanné par les embruns et les rafales de trente-cinq ans de navigation, appuyant ses ordres d’un regard bref de ses yeux bleus, n’aimant guère parler, aimé et craint de ses subordonnés, il évoquait un capitaine d’un roman de Conrad, le représentant d’une race en vois d’extinction, un être né pour la mer et façonné par elle.
En cette aube du 7 mai 1915, Turner, isolé dans son silence, sait que ce n’est pas contre la mer qu’il doit lutter, mais contre l’homme. En effet, l’Allemagne a décidé d’étendre la guerre aux navires marchands. Elle a annoncé qu’à partir du 8 mai 1915, tout bâtiment de commerce allié rencontré dans les eaux de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, y compris le Pas-de-Calais, sera détruit « sans qu’il puisse être toujours possible de soustraire les équipages et les passagers aux dangers auxquels ils seraient exposés ».
Or, le Lusitania se trouvait dans cette zone de guerre et précisément, la veille, le 6 mai à 19 heures, Turner avait reçu un avertissement de Queenstown : « Sous-marin en chasse sur la côte sud de l’Irlande ».
Une heure et demie plus tard, l’Amirauté avait précisé que des sous-marins avaient été repérés devant Fastnet. Il fallait passer devant les ports à toute vitesse et tenir le milieu du canal Saint-Georges.
Turner avait déjà pris des mesures de précaution. La veille avait été doublée. Les hublots étaient fermés et, dans les fonds, les portes étanches étaient verrouillées. Enfin les canots de sauvetage avaient été dégagés, les portemanteaux tournés vers l’extérieur, prêts à être mis rapidement à l’eau.
Les instructions secrètes remises à Turner au départ de New-York lui prescrivaient de zigzaguer dans la zone dangereuse, de changer de cap à intervalles réguliers pour gêner l’attaque éventuelle d’un sous-marin. Turner estimait sans doute qu’il aurait été plus efficace d’éviter cette zone dangereuse, en contournant l’Irlande par le Nord. La route qu’on lui avait fait prendre avait été néfaste déjà, dans les quatre derniers mois, à une vingtaine de navires.
Mais le Lusitania avait un atout : sa vitesse. Bien que celle-ci eût été réduite à 21 nœuds – par mesure d’économie, six des vingt et une chaudières avaient été condamnées – elle était encore suffisante pour rendre problématiques les chances de succès d’un sous-marin qui ne filait que sept ou huit nœuds en plongée. A moins que le hasard n’ait placé celui-ci sur le trajet du paquebot.
Or, le 7 mai, à huit heures du matin, il semble que Turner laisse échapper son meilleur atout. Il s’approche du télégraphe et donne l’ordre de ramener l’allure à 18 nœuds, puis à 15 nœuds.
Que s’était-il passé ?
Un événement imprévu : la brume enveloppait le paquebot géant. Des traînées laiteuses erraient sur la mer, s’effilochaient, se reformaient, étaient déchirées par l’étrave, se dressaient entre les hautes cheminées.
Les parages étant fréquentés, Turner eut la conduite que tout autre capitaine aurait eue en la circonstance : il réduisit la vitesse. De plus, la sirène hurla, grave et régulière. Des passagers, alertés, se précipitèrent dehors. Ils virent la brume et rentrèrent dans leurs cabines, rassurés. Au moins, elle les dérobait à la vue des navires ennemis. C’est ce que pensaient aussi les officiers qui souhaitèrent être protégés par la brume jusqu’à Liverpool.
Leur espoir fut déçu. A onze heures, l’horizon se dégagea brusquement. Le soleil brilla sur la mer lisse et bleue.
Le lieutenant de quart se tourna vers Turner. Bien entendu, on allait reprendre la vitesse maximum de 21 nœuds. C’était normal, nécessaire, logique.
Turner, impassible, ne bougea d’abord pas. Il paraissait réfléchir. Puis, il entre dans la chambre des cartes, en sortit et demanda au chef mécanicien de porter la vitesse à dix-huit nœuds seulement.
Le lieutenant, étonné, regarda Turner, mais celui-ci ne lui donna aucune explication. Sa décision qui pouvait d’abord paraître incompréhensible, était au contraire dictée par la sagesse. En raison de l’importance de son tonnage, le Lusitania ne pouvait pénétrer dans les passes de Liverpool qu’à marée haute, c’est-à-dire à l’aube du lendemain.
Or, à 21 nœuds, il serait arrivé trop tôt. Il aurait été obligé de ralentir considérablement, ou même de stopper devant l’embouchure de la Mersey. Son navire aurait été alors une cible facile pour les sous-marins. En revanche, à 18 nœuds, il se présenterait juste à temps pour prendre le pilote.
A midi, les passagers se préparèrent à descendre dans la salle à manger pour déjeuner. Auparavant, certains d’entre eux arpentèrent le pont. Ils se montraient, à gauche, sous une belle lumière, une ligne noire. C’était l’Irlande.
La vue de la terre rassura les plus craintifs. Ils ne pensaient pas qu’elle annonçait au contraire le danger, l’entrée dans la zone dangereuse où rôdaient les sous-marins. A bord, à 18 nœuds, on avait peine à imaginer la guerre, le sang qui coulait sur le front français et l’horreur des coques éventrées descendant au fond de la mer. Il semblait que le Lusitania avait emporté à son bord un peu de la paix qui régnait encore aux Etats-Unis.
Dans le salon des premières classes, des groupes s’étaient formés au gré des sympathies. Alfred Vanderbilt, le descendant du fameux milliardaire Cornélius Vandebilt qui avait gagné des millions de dollars avec ses compagnies de chemin de fer et de navigation, écoutait les anecdotes d’un homme de cinquante-cinq ans, Charles Frohman qui possédait la majorité des théâtres de New-York, après avoir débuté comme vendeur de billets. Frohman avait monté en Amérique les premières pièces de Bernard Shaw, de Galsworthy et de l’admirable Chrichton de J-M Barrie qui mettait en scène des naufragés d’un yacht sur une île déserte. Hugh Lane racontait comment il avait vendu un Holbein.
On riait, on plaisantait autour d’un verre de bourbon, on flânait au soleil, on rêvait un livre à la main, allongé dans un rocking-chair. Tout le monde était d’accord : le séjour sur le Lucy, comme on l’appelait familièrement, était un enchantement.
Seul, parfois, un silence, une ombre dans le regard, un léger pli qui barrait le front, témoignaient qu’étaient toujours présents à la mémoire, les étranges événements qui avaient précédé l’appareillage.
Le Lusitania devait quitter New-York le 1er mai. La Cunard Line possédait deux paquebots géants. L’un, le Mauritania, avait été réquisitionné par l’Amirauté britannique dès le début des hostilités. Converti d’abord en transport de troupes, il était devenu navire-hôpital et évacuait les blessés de Gallipoli à Southampton.
L’autre, le Lusitania continuait à relier la Grande-Bretagne à New-York, comme en temps de paix et les Américains qui avaient à traverser l’Atlantique, aimaient embarquer à son bord, car ils en appréciaient le luxe, le confort et la vitesse, négligeant le risque qu’ils couraient en empruntant un navire d’une nation belligérante.
Au cours du voyage du mois d’avril précédent, ils avaient quand même demandé au commandant de faire hisser le pavillon américain pour prévenir l’agression éventuelle d’un bâtiment allemand. Contre cet usage du pavillon, contraire aux lois internationales, Washington avait protesté au Foreign Office.
Quant à l’Allemagne, elle avait jugé bon de mettre les choses au point. L’ambassade avait fait publier, le 22 avril, une note dans les principaux journaux new-yorkais. Elle rappelait que dans la zone de guerre entourant les îles britanniques, « les navires battant pavillon de la Grande-Bretagne s’exposaient à être détruits ».
En conséquence, les passagers qui s’embarqueraient sur ces navires étaient prévenus des risques et périls encourus. Que ce soit par coïncidence ou par intention, cette note fut souvent insérée sous le placard de la Cunard Line annonçant la date du prochain départ du Lusitania.
Certains en avaient été impressionnés. D’autres avaient haussé les épaules. On savait, bien sûr, que des bâtiments alliés avaient été torpillés au large des côtes d’Europe, mais on était persuadé que les Allemands n’oseraient pas s’attaquer au Lusitania que sa vitesse mettait d’ailleurs hors de portée des sous-marins. C’est pourquoi on n’attachait que peu d’importance aux propos du directeur de la Nord-deutscher Lloyd, Max Muller, qui avait déclaré : « Nous aurons le Lusitania ».
Certes, on pouvait concevoir quelque jalousie de la part des responsables des lignes allemandes auxquelles le Mauritania et le Lusitania avait ravi le ruban bleu que les paquebots germaniques détinrent de 1898 à 1907. Mais on pensait que cette jalousie n’était quand même pas un motif suffisant pour condamner à mort le Lusitania.
Il y avait plus grave. Des personnalités avaient reçu, quelques jours avant leur embarquement, des télégrammes leur conseillant de ne pas partir. Ils étaient signés « Morte » ou d’autres noms inconnus. On murmura qu’ils avaient été expédiés par un service de l’ambassade impériale.
Pour quel motif ? Parce que la perte du Lusitania ayant été décidée, on ne voulait pas que la présence d’Américains à son bord fût le prétexte de représailles quelconques des Etats-Unis envers l’Allemagne.
Tout cela avait créé une atmosphère de malaise et d’inquiétude que la Cunard tenta de dissiper. Un des employés de la compagnie affirma à Charles Lauriat, qui venait retirer son billet, que le Lusitania serait convoyé dans la zone dangereuse.
En revanche, un autre agent déconseilla formellement à une amie, une cousine du député Richmond Hobson, de traverser l’Atlantique sur le paquebot britannique. Et celle-ci renonça à son voyage. Elle avait été la seule, ou presque.
En définitive, 159 passagers américains étaient à bord du « Lucy », et, après cinq jours de traversée, c’était avec regret qu’ils envisageaient de la quitter.
Ce déjeuner du 7 mai devait être le dernier avant l’arrivée du Lusitania à Liverpool. Autour des tables de la salle à manger des premières classes, dont le soleil faisait briller les vitraux, montait le bruit des conversations animées, mêlé au cliquetis de l’argenterie et des cristaux. On buvait aux nouvelles amitiés qui s’étaient formées, au vaillant Lusitania, à la victoire des alliés.
Avec les liqueurs et la fumée des havanes, l’euphorie s’accrut. On était bien, dans le calme et la paix de la mer, à l’écart des folies sanglantes de l’Europe en convulsion.
Non loin des passagers du Lusitania qui savourent les plaisirs d’une détente heureuse, un homme, lui, se tient, le visage en sueur, incommodé par l’air vicié et par les relents d’huile chaude. Ses traits sont creusés par la fatigue. Comme déjeuner, il a mangé un sandwich de mauvaise charcuterie et bu une tasse de café. Il n’a rien de commun avec un de ces convives de la grande salle à manger du Lusitania, et poutant le destin va les unir d’un lien atroce et mortel. Car cet homme est le lieutenant de vaisseau Schwieger, commandant le sous-marin U-20 en chasse au large de l’Irlande.
Schwieger avait appareillé d’Emden deux jours après le départ de New-York du Lusitania, avec les instructions suivantes : « De grands transport de troupes vont sortir de Liverpool, du canal de Bristol et de Darmouth. Faites votre possible pour les attaquer ».
L’U-20 avait contourné l’Ecosse et avait patrouillé dans l’aire qui lui avait été assignée, dans la mer d’Irlande, dans l’embouchure de la Severn, ses quatre tubes lance-torpilles prêts à lancer leurs projectiles.
Schwieger, le 7 mai, avait pris la décision de retourner à sa base, son rayon d’action ne lui permettant pas de poursuivre plus avant sa croisière. Pourtant, il semblait qu’il ne se décidait pas à quitter son champ d’action. Il avait d’abord été découragé par la brume, mais le temps s’étant levé, il s’attardait. Il avait dû plonger devant un patrouilleur, puis vers une heure de l’après-midi, étant remonté à onze mètres pour faire un tour d’horizon au périscope, il s’aperçut qu’un vieux croiseur était passé juste au-dessus de lui.
Vexé d’avoir manqué cette occasion, Schwieger tenta de donner la chasse au navire, mais celui-ci zigzaguant à toute allure, l’U-20 dut abandonner la poursuite, et revint rôder devant Queenstown. Schwieger, le visage tendu, la casquette en arrière afin que la visière ne la gênât pas, observait la mer à travers l’oculaire de son périscope.
Soudain, il tressaillit. Au ras de la mer, apparaissaient quatre taches noires bien distinctes qui s’effilèrent rapidement : les quatre cheminées d’un grand paquebot naviguant à une assez grande vitesse, car déjà se précisait sa coque.
Schwieger lança un ordre d’une voix brève. L’U-20 changea de cap de façon à couper la route au paquebot. En principe, le sous-marin n’avait aucune chance d’atteindre son but. Bien que ses moteurs électriques fussent à pleine puissance, sa vitesse ne dépassait pas dix nœuds. En surface, les diesels auraient poussé sa coque longue de 62 mètres et lourde de 600 tonnes à seize nœuds, mais il n’était pas question d’attaquer à découvert, ce paquebot pouvant être armé ou même convoyé, – bien qu’aucun autre bâtiment ne paraissait l’entourer- et de toute façon, ayant repéré son agresseur, il aurait aisément pris la fuite.
Néanmoins, Schwieger persévéra. Peut-être ce paquebot inconnu allait-il abattre sur bâbord pour longer la côte irlandaise. En ce cas, il se rapprocherait de l’U-20 et le torpillage serait possible. La mer étant calme, le projectile ne risquerait pas d’être dévié par les lames, mais il faudrait le lancer à moins de mille mètres.
Schwieger ne quittait pas le périscope. La silhouette du paquebot se précisait avec de plus en plus de netteté. Comme si…
Schwieger retint sa respiration. Ce n’était pas croyable : le grand navire abattait sur bâbord, sa route faisant un angle aigu avec celle du sous-marin qui ne manquerait sûrement pas sa proie.
Un officier crayonna un rapide calcul. Le tube d’étrave fut chargé. Schwieger évaluait la distance : 1200 mètres, 1000, 800, 700…
Feu ! hurla-t-il.
L’U-20 accusa une secousse. L’avant, délesté remonta un peu, puis la coque repris son assiette. A trois mètres de profondeur, la torpille fonça sur le Lusitania.
La salle à manger était maintenant à peu près vide. La plupart des convives étaient montés sur le pont, contemplant la côte lointaine écrasée sous le soleil. Turner et ses officiers, eux, regardaient la mer.
Deux nouveaux messages accentuaient la menace qui pesait sur eux. Un sous-marin avait été repéré au sud du canal d’Irlande et un autre à cinq milles au sud du cap Clear, se dirigeant vers l’ouest. Des ordres avaient été donnés à l’équipage de redoubler de vigilance, mais aucune de ces informations alarmantes n’avait filtré chez les passagers qui profitaient paisiblement des dernières heures du voyage. Des enfants se poursuivaient en riant, se faufilant entre les couples penchés sur le bastingage.
Un artiste du Covent Garden, Oliver Barnard, conversait avec une jeune femme. Soudain, il se tut et regarda fixement l’eau. Sa compagne allait parler, lorsqu’elle suivit le regard de Barnard qui semblait fasciné par quelque chose.
- Dites-moi, ce n’est pas une torpille ?
Elle avait prononcé cette phrase d’un ton neutre, détaché presque, sans y croire vraiment, en distinguant un sillage blanc, comme une furtive blessure à la surface de la mer. Au même moment, Morton, le matelot de boissoir, avait aperçu le même sillage de bulles qui s’échappaient du moteur à air comprimé. Il saisit un porte-voix et cria : « Une torpille par tribord ! ».
Et le son du porte-voix, avec ses résonances bizarres et rauques, annonçait la mort du navire.
On n’a pas le temps de s’interroger. Une formidable gerbe d’eau noirâtre, mêlée de débris, jaillit derrière la passerelle. Une colonne de fumée monte très haut, au-dessus de la première cheminée. Les passagers se mettent à courir, muets d’épouvante, assourdis par la déflagration.
Les uns sont assommés par des morceaux de bois ou de fer. D’autres, voyant des flammes, entrent au hasard dans une coursive ou dans une cabine, en ressortent et cherchent, d’instinct, à s’approcher des embarcations. Des matelots s’interposent. Turner n’a pas, en effet, donné l’ordre d’évacuation.
Des femmes pleurent. Des hommes, furieux, demandent des explications. Va-t-on les laisser couler avec le navire ?
- Le bateau ne craint rien, répètent les officiers.
Ils le croient peut-être, et même Turner qui a fait mettre la barre à gauche, vers la terre, vers le salut. Le timonier déploie de violents efforts pour vaincre l’inertie de la roue, car déjà le Lusitania gouverne mal. Il a pris de la bande à tribord et pique du nez.
Turner sait bien que son bâtiment n’est pas insubmersible, mais il espère qu’il restera à flot assez longtemps pour effectuer la mise à l’eau des canots. Mais le Lusitania a ralenti à peine. Turner veut communiquer avec le chef mécanicien pour que celui-ci diminue le nombre de tours. La chambre des machines ne répond pas.
Dans le poste de radio, Leith, l’opérateur a commencé d’émettre des appels de détresse dès le torpillage. Il donne la position : dix milles au sud du cap Kingsdale, précise que le navire est engagé sur tribord, veut renouveler ses S.O.S., mais la dynamo s’arrête. Il met en marche la dynamo de secours, et continue de réclamer de l’aide.
Cette aide, il semble que les passagers doivent d’abord la demander à eux-mêmes, car la mer reste vide. Des mères, les yeux rouges, poussent devant elles des enfants affublés de brassières de sauvetage trop grandes pour eux. Elles tentent de fendre la foule apeurée.
Les ponts retentissent de piétinements. Des voix étranglées prononcent des prénoms inconnus, étrange litanie derrière laquelle il y a le visage d’un mari, d’une femme, d’un ami, d’un fils dont certains ne sont déjà plus en vie.
Car la mort a frappé. Non seulement dans les fonds où les cadavres des chauffeurs gisent devant les chaudières éventrées, mais aussi le long de la coque où se débattent des naufragés. Deux embarcations avaient été descendues malgré les ordres. Les garants avaient brusquement échappé au contrôle des passagers qui les filaient, en sorte qu’elles apiquèrent et précipitèrent à la mer les malheureux qu’elles contenaient.
Il y eut de longs cris, le bruit de corps plaqués sur l’eau, encore des cris, des supplications et enfin des bras levés vers le Lusitania agonisant.
La vérité s’est très vite imposée à Turner : son navire coulerait avant qu’il puisse atteindre la côte. On avait entendu une seconde explosion, presque en même temps que la première, et sans doute une troisième. La mer devait s’engouffrer à flots dans les brèches.
Il se résigna donc à donner l’ordre d’abandon, dès qu’il jugea que la vitesse avait suffisamment diminué, mais la gîte sur tribord empêchait la mise à l’eau des embarcations de bâbord dont le bordé frottait sur la muraille inclinée, malgré tous les efforts pour la déborder.
A tribord, l’opération est beaucoup plus aisée, toutefois beaucoup de passagers comprennent qu’ils devront rester à bord. Certains en paraissent moins accablés ou affolés que résignés. Vanderbilt s’assure que les femmes s’embarquent bien les premières et semble, quant à lui, avoir renoncé à se sauver. Il tend sa brassière de sauvetage à une passagère à cheveux blancs qui, elle-même, la donne à une autre plus jeune. Dans une cabine vide, prie un prêtre à genoux.
Charles Frohman tente de réconforter ses amis : La mort, dit-il d’une voix douce où perce une pointe d’exaltation, est la plus belle aventure de la vie.
D’autres regardent la confusion des naufragés comme un spectacle qui ne les concernerait pas. Des jeunes gens se jettent à l’eau ou descendent le long de la coque en s’aidant des garants des embarcations déjà mises à l’eau. Bientôt, ils n’ont plus à sauter : la lisse atteint le niveau de la mer.
A onze mètres sous l’eau, Schwieger assiste à la tragédie qu’il avait déclenchée. La sécheresse de son journal de bord ne permet pas d’imaginer ses sentiments, mais il n’est pas possible qu’il n’ait pas ressenti de l’horreur devant le massacre dont il était responsable.
Il distingue les embarcations chavirées, les points noirs des naufragés qui se débattent dans l’eau. Il constate que les ponts éclatent sous la pression de l’air, que les superstructures se disloquent. Puis il se décide à plonger davantage, à vingt-quatre mètres.
Pourquoi ? Pour fuir d’éventuelles représailles des patrouilleurs, mais peut-être pour échapper à l’atroce spectacle. Une phrase de son journal révèle ses scrupules tardifs : « Je n’aurais pas pu envoyer une seconde torpille, au milieu de cette masse humaine essayant de se sauver ».
Cette seconde torpille, il l’enverra pourtant deux heures plus tard sur un autre grand vapeur. Mais l’engin aura une avarie de moteur et elle manquera sa cible. Si le hasard avait voulu que ce fût précisément avec cette torpille qu’il visât le Lusitania, celui-ci aurait sans doute atteint Liverpool.
Quand le périscope de l’U-20 disparut, la dernière vision que Schwieger put avoir du paquebot fut ses quatre hautes cheminées, celles-là même qui lui avaient permis de repérer le paquebot. Elles paraissaient plantées sur la mer comme des troncs monstrueux. Et voici que ces troncs commençaient à vaciller, à se pencher vers l’avant.
Les rescapés qui avaient pu prendre place dans un des huit canots restés à flot, virent, les yeux agrandis, le superbe, le puissant Lusitania s’enfoncer dans l’eau, avec, semblait-il, une majesté dédaigneuse. Les cheminées basculèrent une à une et la poupe émergea seule, avec les quatre hélices qui tournaient encore.
Des jets de vapeur fusèrent. D’énormes tourbillons se creusèrent avec un bruit de succion. Ils entraînaient dans une ronde sinistre des épars noirs, des sièges, des bordés de canots, des cadavres auxquels le mouvement de l’eau donnaient une apparence de vie, des bras, des jambes crispés, des têtes dont la bouche lançait un dernier cri.
Dans cette loterie mortelle, certains furent favorisés. Le commandant Turner avait été éjecté de sa passerelle. Il se sentit écrasé, broyé par une trombe d’eau, mais brusquement ses yeux, brûlés par le sel, virent la lumière.
Quelque chose cognait contre sa poitrine. D’instinct, il s’y agrippa. C’était un aviron qui lui permit de flotter et d’être hissé sur un radeau. Une femme fut repêchée, vivante. Sa peau et ce qui lui restait de vêtements étaient noirs ; elle avait été aspirée par une cheminée, puis rejetée par elle, couverte de suie gluante.
Enfin des silhouettes apparurent à l’horizon. Alerté par les S.O.S., Queenstown avait envoyé tous les navires disponibles : deux remorqueurs, quatre chalutiers, trois destroyers. Ils recueillirent seulement 761 survivants. Le Lusitania avait appareillé de New-York avec 1959 marins et passagers.
La nouvelle du torpillage du Lusitania fut accueillie avec indignation et consternation aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Un des premiers informés fut le roi Georges V. Quelques heures auparavant, conversant avec le colonel House, conseiller intime du président Wilson, le souverain avait demandé : « Supposez que les Allemands coulent le Lusitania avec des passagers américains à son bord. Quelle serait l’attitude des Etats-Unis ? ».
Des 159 passagers américains, 113 étaient morts et déjà à New-York, on parlait de préméditation et même de complot. Le fait qu’à Berlin, on ait célébré la destruction du paquebot géant comme une victoire – on frappa même des médailles commémoratives – accrut la colère des Américains.
Quand on examina les premiers rapports de la catastrophe, on s’indigna de ce qu’il y ait eu tant de victimes, alors que le navire n’était qu’à vingt-cinq kilomètres de la terre, que la mer était calme et qu’à Queenstown, une flottille de torpilleurs et de contre-torpilleurs était resté à l’ancre, selon le témoignage d’un rescapé, M. Gautlett. Pourquoi ne pas avoir utilisé ces bâtiments pour convoyer le Lusitania ?
L’Amirauté britannique garda le silence. Sans doute aurait-elle pu répondre que le paquebot ne transportant pas de troupes, une telle mesure ne s’imposait pas et qu’elle aurait pu au contraire servir de prétexte valable à une attaque allemande. Mais des experts maritimes mirent en relief certains évènements étranges.
Pour les comprendre, il faut savoir que l’espionnage allemand était très actif aux Etats-Unis. Il était facile en effet de surveiller les mouvements des navires et leurs chargements. Berlin aurait préparé depuis plusieurs mois le torpillage du Lusitania.
des agents secrets avaient fait plusieurs voyages à son bord pour étudier l’itinéraire. ils avaient appris qu’à partir du mois de mai, le paquebot serait convoyé dans la zone dangereuse. Ils avaient alors imaginé une manœuvre pour faire du Lusitania une proie facile pour les sous-marins.
Aux approches de l’Irlande, on transmettrait à Turner un faux message de l’Amirauté – les espions avaient pu s’emparer du code utilisé pour les bâtiments de commerce – afin que la route passât par les endroits où les sous-marins étaient en faction. Ce message serait émis de la station de Sayville, aux mains des Allemands. Quant aux vraies instructions de l’Amirauté, elles seraient interceptées.
Sur ce dernier point, les auteurs de cette thèse ne purent faire toute la lumière. Auraient-elles été brouillées, ou des matelots à la solde de l’Allemagne auraient-ils dû faire en sorte que ces instructions disparaissent entre la cabine de radio et la passerelle ?
Restaient les circonstances du torpillage. A la fin de la guerre, quand on put mettre la main sur le journal de bord de Schwieger, on s’aperçut qu’il n’avait lancé qu’une torpille. Or les survivants étaient formels : ils avaient entendu deux explosions et même une troisième, selon certains. De fait, il est surprenant qu’un grand navire comme le Lusitania, eût pu couler en moins d’une vingtaine de minutes, malgré ses douze cloisons transversales et ses deux cloisons longitudinales.
La vérité est sans doute la suivante : le Lusitania a été coulé par plusieurs sous-marins qui l’attendaient entre le cap Clear et Queenstown. Nous savons à coup sûr que l’un d’eux était l’U-20, puisque nous possédons le rapport de son commandant. Quant aux autres, ils ont dû être coulés avant le retour à leur base.
Les Allemands avancèrent une autre explication pour justifier la rapidité du naufrage. Le Lusitania transportait des munitions. Celles-ci explosèrent et firent éclater la coque.
C’est ce que prétendirent également les chargeurs du paquebot et les familles des victimes qui attaquèrent la compagnie Cunard. Selon eux, celle-ci avait donné à son bâtiment l’apparence d’un transport et lui avait fait embarquer des explosifs. Le litige donna lieu à soixante-sept procès, échelonnés sur près de trois ans, et portant sur une somme de six millions de dollars.
Finalement, les plaignants furent déboutés par un jugement de la cour du district fédéral de New-York. Le navire n’avait pris que des passagers civils ; il n’était pas armé – un témoin qui soutenait avoir vu des pièces de 150 mm sur le pont reconnut avoir menti et fut condamné. Il a probablement été payé par l’ambassade d’Allemagne.
Le jugement décrétait enfin qu’il n’y avait aucun explosif à bord. C’était exact, mais c’était aussi jouer sur les mots. Le connaissement était formel : les cales du Lusitania contenaient du cuivre, du laiton, des conserves, des fourrures, mais également, outre du matériel d’infanterie, 18 caisses de fusées, 125 caisses d’obus et de munitions de faible calibre.
Toutefois, il s’agissait de culasses sans poudre qui ne pouvaient en effet exploser et qui, par conséquent, n’avaient joué aucun rôle dans la destruction du navire.
Par ailleurs, le commandant Turner fut dégagé de toute responsabilité. On lui reprocha seulement de ne pas avoir zigzagué dans la zone dangereuse, comme on lui avait conseillé.
Avec le recul du temps, on peut s’étonner aussi de la légèreté de l’Amirauté anglaise qui ne sembla pas avoir pris au sérieux les menaces et les possibilité d’un adversaire implacable. Deux ans plus tard, quand l’efficacité de l’arme sous-marine se fit tragiquement sentir, on aurait sans doute fait convoyer le Lusitania ou on lui aurait fait prendre au dernier moment une route détournée.
Cette négligence avait surpris Schwieger lui-même, étonné d’avoir pu agir si facilement. Le meurtrier du Lusitania disparut en 1917 au cours d’une mission. il commandait alors l’U-88. Quant à l’U-20, il se perdit sur une grève de la côte danoise la même année. A cette époque, les Etats-Unis étaient entrés en guerre.
L’imagination des Américains restait encore tellement frappée par le torpillage du Lusitania que les appels à l’enrôlement portait ces simples mots : « Souvenez-vous du Lusitania ».