La prise de Badajoz par les Anglais
D’après « Relation des sièges et défenses d’Olivença, de Badajoz et de Campo-Mayor, en 1811 et 1812 » – Jean Baptiste Lamare – 1825
Le siège de Badajoz durait depuis le 16 mars.
Le 6 avril, dès la pointe du jour, les Anglais dirigèrent leurs batteries contre la courtine des deux bastions 6, 7, et en firent tomber la moitié dans douze heures de feu. On fit à cette troisième brèche les mêmes travaux qu’aux deux autres.
Le chef de bataillon Lurat reçut l’ordre d’y placer une compagnie de grenadiers hessois, qu’on avait tirée imprudemment du château. Cette journée fut des plus meurtrières : on se battit avec acharnement. A chaque instant, notre position devenait plus critique et plus alarmante, et, suivant un système trop souvent adopté, on eût pu capituler.
Lord Wellington connaissait la situation de la place, et voulait obliger la garnison à se soumettre à sa discrétion. L’orgueil anglais avait été blessé aux deux premiers sièges et voulait en avoir satisfaction ; il ne somma point le gouverneur ainsi que l’exigent l’usage et les lois de la guerre chez les nations civilisées, et n’offrit aucune espèce d’accommodement.
Quoique la garnison fût bien persuadée qu’une plus longue résistance ne la sauverait pas de l’affreux avenir qui lui était réservé, et qu’après des efforts infructueux, manquant de munitions et accablée par le nombre, elle succomberait avant qu’elle ne pût être secourue, elle n’en demeura pas moins résolue à tout sacrifier plutôt que de demander à capituler. Elle redoubla donc de zèle et d’activité pour prolonger la défense par tous les obstacles que la bravoure et l’art peuvent opposer, et de manière à faire payer à l’ennemi, du sang de ses meilleurs soldats, la prise d’une place qui paraissait ne pouvoir lui échapper : résolution héroïque et qui méritait d’être couronnée d’un meilleur succès !
Enfin tout était prêt pour soutenir l’assaut. Il y avait encore 3000 combattants bien déterminés. L’amour de la patrie et le profond sentiment d’une haine nationale, ajoutaient au devoir de combattre, et au désir de vaincre.
A neuf heures et demie du soir, une nombreuse artillerie lança sur diverses parties de la ville une grêle de projectiles de toute espèce. En même temps, la 3e division, sous les ordres du général Picton, s’approcha du Rivillas pour attaquer le château. Une vive fusillade s’engagea alors à la lunette San-Roque, aux bastions 8, 9, et au château. Tandis qu’une partie de cette colonne faisait feu sur la lunette, l’autre s’avançait dans les chemins couverts et dressait des échelles contre l’escarpe du bastion 9, opération d’autant plus facile que le front 8, 9 n’avait point de contrescarpe, que le fossé et le terre-plein du chemin couvert étaient dans le même plan et que les palissades étaient brisées.
300 Hessois, commandés par le chef de bataillon Weber, et les canonniers qui occupaient le rempart, soutinrent vigoureusement l’attaque. Ils roulèrent des bombes du haut du parapet et forcèrent les assaillants de s’éloigner. Mais la lunette qui avait été attaquée en même temps, fut escaladée par la gorge et prise.
Une demi-heure s’était à peine écoulée, lorsque deux autres divisions, sous les ordres du général Colville, débouchèrent par le chemin de Valverde et se portèrent aux brèches. Une nuit très sombre favorisait les approches.
Ces divisions arrivèrent jusqu’au pied des glacis sans être aperçues, les têtes de colonnes se jetèrent rapidement dans les fossés. Le cliquetis des armes se fait entendre. Soudain un cri s’élève : Les voilà ! Les voilà !
Les artifices préparés au pied des brèches éclatent et culbutent les assaillants. Pleins d’intrépidité et de courage, ils se rallient et reviennent à l’assaut. Mais nos braves les reçoivent sans s’ébranler, les repoussent de nouveau et les jettent dans le plus grand désordre. Les morts et les blessés sont amoncelés dans les fossés et sur les glacis. L’air retentit de cris de victoire, et le succès est certain.
Durant ce conflit sanglant et glorieux pour les deux partis, le gouverneur, le général Veiland, les officiers de l’état-major et une faible réserve étaient réunis sur la place, à peu près au centre des attaques, quand tout-à-coup, un chef de bataillon d’artillerie espagnol, nommé Rio, vint annoncer que l’ennemi pénétrait par le bastion 6.
Il était permis de croire à ce rapport, d’après le tumulte qui se faisait entendre de ce côté. Le gouverneur voulant s’en assurer par lui-même y courut avec le colonel du génie, mais il vit que les braves qui défendaient ce bastion n’avaient pas bougé, et reconnut que cette fausse alerte était l’effet d’une terreur panique qui s’était emparée de cet officier au moment de l’explosion.
Après cet incident, le lieutenant de dragons Lavigne arriva au galop, pour annoncer que l’ennemi avait renouvelé l’attaque du château et qu’il en avait escaladé les murailles.
Le rapport erroné que l’on avait reçu immédiatement avant, fît douter de l’exactitude de celui-ci : l’on se refusait généralement à croire à un revers que la situation de ce château devait faire regarder comme impossible, et un temps précieux fut perdu en hésitation.
Le colonel des Hessois, sur lequel on devait compter, commandait au château. Ce chef n’avait rien mandé au gouverneur. Il avait pourtant plusieurs officiers à ses ordres, au moins 80 hommes de son régiment, 25 soldats français et un petit détachement de canonniers. Toutefois, les généraux Philippon et Veiland y envoyèrent quatre compagnies du 88e, seule réserve d’à peu près 200 hommes qui restât disponible.
Mais la fortune nous avait abandonnés. L’ennemi qui s’était rendu maître du château avait déjà fermé la porte. La réserve, à la tête de laquelle était l’aide-de-camp Saint-Vincent, arriva trop tard : elle fut reçue par une vive fusillade. Saint-Vincent fut blessé, ainsi que les principaux officiers, et les soldats furent dispersés, après avoir fait d’inutiles efforts pour reprendre le château.
Dans ces entrefaites, les généraux donnèrent l’ordre à deux compagnies du 9e léger, qui étaient au bastion n° 1, d’y pénétrer par la porte, qu’on supposait encore ouverte. Mais par un mal entendu et une fatalité inouïe, elles furent aux brèches, où elles restèrent sans utilité. La perte inattendue du château que la garnison regardait comme son dernier réduit, et la dispersion des quatre compagnies de réserve, ébranla subitement le moral de quelques officiers, et le désordre commença.
L’ennemi, après avoir pris la lunette San Roque, traversé le Rivillas, et tenté vainement d’escalader le front 8, 9, avait gagné à droite le long des murailles jusqu’au point W, où il appliqua une échelle contre l’escarpe et l’escalada, par une embrasure, quoique cette escarpe fût en bonne maçonnerie et élevée de vingt pieds.
Dans ce moment, la résistance avait molli. D’autres échelles avaient été aussitôt dressées, et le château emporté. Les troupes qui s’y trouvaient furent égorgées. Le chef de bataillon Schmalkalder, l’adjudant-major Schulz des Hessois, et le capitaine d’artillerie, d’André Saint-Victor y périrent.
Le colonel des Hessois avait été blessé légèrement à la tête. Il fut saisi par un officier anglais qui le somma de lui montrer la porte du château, en menaçant de le tuer s’il n’obéissait. Il fit la faute de la lui indiquer, et ne suivit point dans cette circonstance l’exemple du chevalier d’Assas, plus aisé à admirer qu’à imiter.
Lord Wellington, instruit du désastre des brèches, ignorant ce qui se passait ailleurs, avait ordonné la retraite, lorsqu’on lui apprit que le général Picton à la tête de la 3e division avait escaladé le château. Ce fut à la seule audace de ce général et au défaut de surveillance, ou à la pusillanimité de ceux qui lui étaient opposés, que lord Wellington dut un succès inattendu, qui lui livrait Badajoz.
La couronne de Pardaleras était attaquée en même temps que les brèches, par une autre division. La garnison de ce fort se défendit avec vigueur et l’obligea à se retirer, laissant également les fossés et les glacis jonchés de morts et de blessés : ce ne fut que le lendemain dans la matinée qu’elle se rendit.
Il était minuit lorsqu’une nouvelle attaque eut lieu au bastion n° 1 : la 5e division, sous les ordres du général Leith, s’avança sur l’angle saillant, franchit la barrière du chemin couvert, qui n’avait pu être défendu faute de soldats, descendit dans le fossé, plaça des échelles contre la face gauche du bastion, et l’emporta par escalade, ce qui se fit sans beaucoup d’opposition.
Le détachement du 9e qui le gardait ayant été affaibli des deux tiers, pour tenter de reprendre le château par la porte. Néanmoins, ce détachement ne céda qu’à la dernière extrémité, et la perte de l’ennemi à cette attaque fut encore de 600 hommes. Dès que les premières troupes de l’ennemi furent formées dans le bastion, le général Walker se mit à leur tête, et longea les remparts pour se porter sur le derrière des brèches, se répandit ensuite dans la ville, fit sa jonction avec la 3e division qui était au château, et tout fut perdu…
Dans ces extrémités, le gouverneur ne pouvait plus communiquer avec les troupes. Le trouble et l’incertitude s’emparèrent des esprits, on se fusillait dans les rues, on les parcourait en désordre. Des cris de victoire et des gémissements affreux se faisaient entendre, la confusion était à son comble, et la nuit ajoutait encore à l’horreur de cette situation.
Cependant, au milieu de ce désordre extrême, et tel que l’imagination peut à peine se le représenter, le gouverneur et le général Veiland, qui ne s’étaient point quittés, rassemblèrent une cinquantaine d’hommes et quelques cavaliers avec lesquels ils passèrent sur la place de Las Palmas. Ce fut par ce moyen et à la faveur de l’obscurité qu’ils parvinrent à se retirer avec la majeure partie des officiers de l’état-major au fort San-Cristoval. Il était alors une heure après minuit.
Les troupes qui défendaient les brèches n’avaient pas bougé, mais abandonnées à elles-mêmes, ne recevant point d’ordre, et voyant que l’ennemi avait pénétré dans la place par deux autres points, cessèrent toute résistance, brisèrent leurs armes et s’abandonnèrent à leur destinée. Quelques détachements se retirèrent à Pardaleras et dans diverses maisons de la ville où ils continuèrent à se défendre jusqu’à ce que le jour parût. Ces guerriers, tout couverts de sang, accablés par le nombre plutôt que vaincus, tombèrent successivement au pouvoir des assiégeants.
Enfin le 7, à six heures du matin, le gouverneur se vit dans la dure nécessité de se rendre : il fit arborer un mouchoir blanc au bout d’une bayonnette, et se livra à la discrétion des assiégeants avec son état-major et quelques centaines d’hommes qui avaient épuisé toutes leurs munitions. San-Cristoval, qui lui servit de dernier réduit, n’avait guère que 30 coups de canon à tirer, et il n’y existait pas une seule ration de vivres.
L’ennemi trouva dans la place environ 11 milliers de poudre, 140 bouches à feu, et un équipage de pont. Il n’y avait plus ni bombes ni obus de calibre.
Ainsi fut pris Badajoz, après trois sièges et par le plus grand des hasards. Ce dernier, que plusieurs circonstances rendent mémorable, méritera sans doute d’être cité parmi les faits d’armes les plus glorieux.
Cette place, déjà célèbre par les désastres qu’elle avait éprouvés l’année précédente, n’était pas encore relevée de ses ruines lorsqu’elle fut investie de nouveau. Mal pourvue de munitions, n’ayant que des ouvrages imparfaits, et une garnison insuffisante, il fallut rassembler et organiser en peu de temps des moyens de défense pour résister à toute l’armée anglo-portugaise, approvisionnée d’un matériel considérable, maîtresse des communications, et aidée par les habitants du pays.
Dans cette situation défavorable, le succès d’une lutte aussi inégale dépendait principalement de la célérité des préparatifs et des ressources de l’art, pour lui donner les propriétés sans lesquelles la valeur ne peut rien, contre le nombre. Aussi est-il permis de dire que l’industrie ne contribua pas moins que le courage des troupes à prolonger cette défense, qui dura 21 jours, et occasionna à l’ennemi des pertes excessives. Tels étaient les obstacles que les assiégeants ne purent pénétrer par les brèches malgré la bravoure et les efforts réitérés de leurs troupes d’élite.
Ainsi la perte de Badajoz, répétons-le hardiment, ne fut due qu’à la pusillanimité de ceux qui défendaient le château, et nous appuierons cette opinion sur un fait que nous fournit une des époques les plus mémorables de l’histoire de France. Il mettra nos lecteurs à même de porter un jugement sur cette déplorable catastrophe.
En 1590, au temps de la Ligue et du siège de Paris, Châtillon fut chargé par le roi de surprendre cette capitale. Il arriva sur les onze heures du soir dans le faubourg Saint-Jacques, à la proximité des murs de Sainte-Geneviève. Comme tout le monde, jusqu’aux prêtres et aux religieux, montait la garde, les jésuites étaient dans cet endroit, qui était dans le voisinage de leur collège. Ils entendirent quelque bruit et ils donnèrent l’alarme. Les bourgeois accoururent sur le rempart.
Châtillon fait halte et ordonne à ses gens de garder un profond silence. Les Parisiens, n’entendant plus rien, croient que c’est une fausse alarme et se retirent chez eux. Sur les quatre heures du matin, Châtillon fait descendre ses gens dans le fossé. Ils gagnent le pied de la muraille sans être aperçus. Ils y appliquent 7 ou 8 échelles, justement au point que les jésuites gardaient, et où l’un d’eux était en sentinelle avec N. Nivelle, libraire, et G. Balden, avocat.
A la vue du premier soldat qui parut au sommet d’une échelle, le jésuite crie aux armes, et allant droit à lui, lui casse sa hallebarde sur la tête et le renverse dans le fossé. Trois autres sautent aussitôt sur le rempart. Ils sont culbutés par le jésuite, secondé du libraire et de l’avocat.
Les corps de garde voisins accourent de toutes parts. On jette des bottes de paille allumées dans le fossé. En peu de temps, les murailles sont couvertes de défenseurs. Châtillon, ne voyant plus d’espérance de réussir, fait sonner la retraite. Et ceux qui l’accompagnaient sont obligés de se retirer avec lui.
Le lecteur dira sans doute avec nous, que si parmi les défenseurs du château, il s’en fût trouvé trois aussi vaillants que le jésuite, l’avocat et le libraire, Badajoz n’eût pas été pris dans la nuit du 6 au 7 avril, et les Anglais auraient vraisemblablement perdu pour la troisième fois le fruit des plus grandes sollicitudes de leur général en chef.
C’est ainsi que la plupart des événements n’ont que des causes fort simples, et ne sont souvent que l’effet du hasard ou d’un pouvoir invincible de la fatalité, qui triomphe de tous les efforts des hommes.
Le maréchal Soult, qui avait réuni au 5e corps, tout ce qu’il avait de troupes disponibles en Andalousie, s’avançait au secours de la place. Il n’en était plus qu’à deux journées de marche, quand il apprit qu’elle avait succombé. L’armée de Portugal, sans l’aide de laquelle il eût été impossible de forcer les Anglais de lever le siège, s’était également mise en marche pour faire une diversion. Mais le peu d’accord qui régnait alors entre les mouvements des armées françaises dans la péninsule, fut encore une des causes qui amena cet accident fâcheux.
Les malheurs qui résultèrent de la reprise de Badajoz se répandirent principalement sur les habitants. Cette ville, qui soutint quatre sièges en quinze mois, fut dans ce dernier livrée au sac, vit tomber un grand nombre de ses édifices et de ses temples, et périr une partie de sa population.
Les assiégeants ternirent l’éclat de leur sanglante victoire, par des excès de licence et de barbarie, dont une guerre de la nature de celle qu’ils faisaient aurait dû les éloigner : ils spolièrent les habitants avec violence, comme s’ils eussent été leurs ennemis.
Peu de villes prises d’escalade ont présenté un spectacle de dévastation plus hideux. Le chef de bataillon Nieto, le capitaine Romero, les lieutenants Gambari, Olize, Guevora, et quelques soldats espagnols au service de Joseph, qui s’étaient rendus aux assiégeants, furent livrés aux partisans de Ferdinand VII et fusillés à l’instant. Le capitaine d’artillerie Farinas, qui connaissait mieux ses ennemis, se plaça sur la bouche d’un mortier, y mit le feu, et se fit sauter…