La prise du sommet de l’Hartmannswiller
D’après « La Grande guerre du XXe siècle » – Mars 1916
On se souvient du dramatique incident de guerre, dont fut le théâtre, en janvier, le sommet de l’Hartmannswiller. Une grand’garde française établie dans un petit fortin à la cime, fut entourée par les Allemands. Plusieurs jours, elle résista. Mais la faim eut raison d’elle.
Pendant qu’elle fournissait un suprême effort, ses camarades attaquaient sur les flancs du mont pour la dégager, attaques précipitées et improvisées, dictées par la volonté d’arriver vite et qui, vu la nature du terrain, n’avaient que peu de chances d’aboutir.
C’était une dette d’honneur et de solidarité que les chasseurs entendaient payer. Un colonel, à qui l’on faisait remarquer l’importance des pertes, répondit : « Moins nous avons réussi, plus nous devions nous sacrifier. Il eût été honteux de quitter la partie sans faire tout le possible, et plus que le possible ».
Le commandant Barrié, commandant le bataillon, fut tué au cours de ces attaques, ainsi que plusieurs autres officiers et de nombreux chasseurs.
Après quatre jours d’efforts, on s’arrêta. Certaines compagnies ne comptaient plus que cent vingt fusils. On savait par les prisonniers allemands que la grand’garde du sommet avait capitulé. L’héroïque tentative des journées précédentes n’avait plus de raison d’être.
- La forteresse invisible
Désormais, il fallait reprendre l’affaire à pied d’oeuvre, la préparer méthodiquement et démolir pierre à pierre la forteresse invisible d’où les Allemands, dominant les vallées, réglaient avec sûreté le tir de leur artillerie.
Forteresse invisible, telle était en effet la position ennemie à l’Hartmannswiller. La montagne domine la plaine de 600 mètres. Son versant est plus abrupt que les autres. Mais aucun n’est d’accès facile.
Après nos efforts de janvier, nous restions accrochés, suivant l’expression d’un officier, à pente de toit. L’adversaire nous dominait, couvert par plusieurs lignes de défenses, protégé plus encore par l’épaisse forêt de sapins qui ferme de toutes parts l’horizon et par l’escarpement des pentes couvertes de neige.
Un assaut de vive force ne pouvait, sur un tel terrain, rien produire. C’était un siège qu’il fallait faire, en y employant, comme artillerie et comme matériel, tous les moyens appropriés.
Le brouillard, fréquent en hiver sur les sommets vosgiens, ajoutait une difficulté de plus à celles que le sol et les bois opposaient à notre effort.
- La préparation de l’attaque
Pour préparer l’attaque, il importait en premier lieu, d’installer fortement nos troupes dans leurs positions. Création de tranchées, d’abris, de pistes, installation d’artillerie, cela prit un mois jusqu’au 26 février. La volonté de la revanche était au cœur de tous, chefs et soldats. On brûlait d’agir et d’agir vite.
L’assaut fut donc donné le 26. Mais, terrés dans les bois, les Allemands invisibles ne perdirent qu’une centaine de mètres. Notre artillerie n’avait pas pu détruire assez complètement les défenses accessoires dissimulées. Beaucoup de tranchées étaient intactes.
La nécessité d’une préparation plus complète, et, partant, plus lente s’imposait. L’assaut du 26 nous avait du moins permis de repérer avec exactitude la position de l’ennemi, que, jusqu’alors, nous ignorions.
De nouveau, on travailla. Par des sapes, on précisa le contour des blockhaus allemands. Avec une minutie admirable, dont on ne peut encore révéler les détails ingénieux et hardis, artilleurs et fantassins se mirent en mesure de faire produire à l’attaque suivante son maximum d’effet. Il s’agissait d’exploiter et de compléter les premiers résultats obtenus le 26 février.
- L’assaut du 5 mars
Le 5 mars, le signal est donné. Les tranchées ennemies sont bouleversées par un tir intense, deux heures durant. Nos chasseurs sautent dedans et enlèvent le plus fort des blockhaus allemands. Cinquante prisonniers restent en leurs mains, ainsi que deux mitrailleuses. Une grande partie de la première ligne ennemie nous appartient.
Les Allemands sont exaspérés. Les deux régiments qu’ils ont là, contre-attaquent bravement quatre fois dans la journée du 5, deux fois dans la matinée du 6. Le 7, ils essayent en masse de sortir de leurs tranchées. Nos feux les fauchent à un mètre de leurs propres parapets. Ils recommencent : même résultat.
Cette fois, la situation morale des deux parties est intervertie. C’est nous qui avons l’ascendant. C’est nous qui dictons notre volonté, qui gardons ce que nous avons pris, qui sommes sûrs désormais de conquérir ce qui nous reste à prendre. Nos troupes sont fatiguées, mais confiantes. Le succès total est certain.
- Fantassins et chasseurs
Ce succès, nous allons l’emporter de haute lutte dans la dernière semaine de mars. Aux bataillons de Chasseurs, qui se battent sur les pentes depuis deux mois, un régiment d’infanterie vient s’ajouter.
C’est un beau régiment de l’Est qui, depuis le début de la guerre, dans l’offensive d’août, aux combats de Steinbach, n’a connu que des succès. Il a foi dans sa force et il tient à montrer aux chasseurs ce qu’il sait faire, de même que les chasseurs sont jaloux d’affirmer une fois de plus leurs glorieuses traditions.
Une admirable émulation s’établit entre ces héros. Après une courte action, le 17 mars, le gros effort est tenté le 23.
- Un chef d’œuvre d’artillerie
Les artilleurs, qui, par leur audace et leur patience, sont arrivés à voir clair dans ces bois et ont sillonné la montagne de plus de cinquante kilomètres de fils téléphoniques, ouvrent le feu.
Ce tir, qui dure quatre heures, il faut en avoir suivi la préparation et les effets pour savoir à quelle étonnante virtuosité sont arrivés nos « bouchers noirs ».
Canons lourds et canons légers concentrent sur l’objectif, avec une précision paradoxale, des centaines de tonnes de mitraille. Les observateurs sont sur la première ligne, réglant le tir au fur et à mesure. On voit sauter dans les arbres des morceaux d’Allemands, des armes, des sacs à terre.
Quand l’infanterie, d’un bond, jaillit de ses tranchées, précédée à courte distance par ce mur de feu, l’ennemi est terrassé et maté. Il se défend pourtant courageusement. Mais nos hommes attaquent avec furie.
Les fantassins enlèvent deux lignes de tranchées, un fortin, ramassent deux cent cinq prisonniers. Les chasseurs débouchent sur leur flanc avec une ardeur pareille. Nous approchons du sommet.
Mais de nouvelles lignes apparaissent qu’il faudra conquérir, elles aussi. A chaque jour suffit sa peine. Nous repoussons deux contre-attaques et nous organisons le terrain conquis. La patience est facile, quand la victoire est sûre.
- Le silence des Allemands
Le lendemain 24, dans les tranchées que l’ennemi tient encore, un observateur voit remuer, à l’aube, des points sombres. Ce sont des casques qui s’entassent, puis les baïonnettes apparaissent. Une grosse contre-attaque se prépare.
Notre artillerie, avec une effrayante rapidité, prend les boyaux sous son feu. Nous voyons, comme la veille, sauter en l’air hommes et équipements. Les pertes allemandes doivent être énormes, car c’est fini des contre-attaques.
Le canon ennemi se tait. La nuit du 25 au 26 se passe dans le silence. Rien ne trouble la paix de la montagne. Nous sommes pourtant à un contact étroit. Un de nos créneaux n’est distant de la tranchée allemande que de 1m80.
- L’enlèvement du sommet
Le jour se lève le 26, et avec joie, on constate que le brouillard qui, tant de fois depuis deux mois est venu au secours des Allemands, cède aux premiers rayons. Belle occasion pour l’artillerie.
Tout est prêt, réglé, machiné comme une féerie. Un mot du commandant de l’attaque résume la situation : « J’aurais pu disparaître : tout se serait passé de la même façon ».
Dès lors le drame va se dérouler avec une régularité automatique, fruit de longues semaines de travail. Infanterie et artillerie sont reliées par un réseau complet, 90 kilomètres en tout. Les abris, les tranchées sont garnis. C’est le suprême effort, qui doit nous rendre maîtres du sommet.
Entre l’objectif et nous, il y a trois lignes au moins de tranchées, renforcées de blockhaus à mitrailleuses. Des arbres masquent encore les défenses ennemies. L’artillerie aura fort à faire.
A 10h30, elle entre en action, et, sans arrêt, jusqu’à 14h30, elle inonde le front qu’il s’agit d’attaquer de projectiles de tous calibres.
Les grands sapins s’écroulent avec fracas, sciés à hauteur d’homme par les éclats et tombent dans les larges cuvettes qu’ont creusées les obus. Le terrain est un chaos de trous, de branches et de tranchées. Des cris de douleur partent des abris ennemis, dont la résistance est brisée. Des dépôts de cartouches explosent.
Cette destruction continue, implacable jusqu’à 14h45 ; elle a duré quatre heures un quart. A ce moment, l’infanterie sort.
A 14h55, dans une ruée magnifique, elle est au sommet, et, sur la crête découronnée de ses arbres, un fantassin, au mépris des balles allemandes, agite un grand fanion pour annoncer notre succès aux artilleurs, qui maintenant arrosent les pentes Est. Les mitrailleuses allemandes détruites ou sans servants n’ont pas tiré.
A 15 heures, le régiment d’infanterie s’organise au haut de l’Hartmannswiller. Des compagnies appartenant à deux bataillons de chasseurs enlèvent à coups de grenades les tranchées de droite. Deux compagnies d’un autre bataillon progressent à gauche et, tout le flot se rejoignant, dévalent par le flanc Est, poursuivant les Allemands.
Ceux-ci, dont le moral est en déroute, jettent leurs armes. Toute une compagnie – ou ce qui reste, 80 hommes – lève les mains et se rend. Plusieurs officiers sont pris.
- Plus de 400 prisonniers
Plus de 400 Allemands dans nos mains, tout l’Hartmannswiller conquis, voilà le bilan des deux attaques du 24 et du 26.
Par les prisonniers interrogés, nous mesurons avec précision l’effef de notre action. Certains de ces hommes pourraient être justement fusillés, car ils se sont rendus coupables de lâches traîtrises. Feignant de se rendre, ils ont assassiné à bout portant nos soldats à coups de grenades.
On les pousse vers la vallée, encore anéantis par le feu infernal qu’ils ont subi. Tout à l’heure, sous l’œil moqueur des gosses d’Alsace, tous coiffés de képis français, ils défileront en ordre devant le général de division dont l’énergie méthodique a préparé notre triomphe.
- Nos héros
Bien des braves ont succombé, au cours de ces attaques, laissant à leurs camarades un magnifique exemple.
C’est le commandant Barrié, tué en janvier en parcourant les lignes. C’est l’adjudant Jolivet, arrêtant avec sa mitrailleuse une violente contre-attaque et tombant sur sa pièce, victorieux. Ce sont les lieutenants Routhier et Lecœur, tués à l’assaut, à la tête de leurs hommes.
C’est le commandant Brun, chef d’état-major de la brigade. Comme on manquait de renseignements récents sur un des secteurs, il y est allé voir. Notre ligne fléchissait. Son képi à la main, il a sauté sur le parapet, en criant : « En avant ! ». Cinq mètres plus loin, il est tombé.
Parmi les vivants, blessés ou non, combien seraient à citer ! Tel, parmi beaucoup d’autres, le chasseur Dumoulin, qui, seul dans une tranchée allemande dont la mitrailleuse fauche notre attaque, encloue le mitrailleur et arrête ainsi le feu. Ou encore le sergent Chevenard qui, tous les officiers étant tués ou grièvement blessés, prend le commandement de la compagnie et la maintient, décimée, sur le terrain conquis jusqu’à l’arrivée des renforts.
- Notre position est inexpugnable
L’attaque du 26 ne visait que le sommet. Entraînés par leur élan, nos fantassins redescendent sur l’autre versant. C’est là qu’ils s’installent, dans une position formidable, à 300 mètres au-dessus des Allemands, qui se sont accrochés plus bas.
Le soir, la neige tombe, couvrant d’un linceul momentané les morts du 23 et du 26. Le sommet du « Vieil Armand » – c’est ainsi que nos soldats prononcent Hartmannswiller – offre au clair de lune un étrange spectacle.
C’est une série de cuvettes blanches, d’où surgissent des troncs d’arbres coupés, des mitrailleuses démolies, des monceaux de fil de fer et, de-ci de-là, un pied ou un bras.
Les Allemands tirent encore, mais de moins en moins. Le lendemain, ils cessent presque complètement de réagir.
- On les a eus, murmure un poilu en allumant sa pipe.
Telle fut l’affaire du « Vieil-Armand ».
Elle a privé l’ennemi d’un observatoire admirable, dont nous bénéficierons désormais. Toute la plaine à l’Est est sous notre feu.
Elle a mis en nos mains plus de 400 prisonniers, dont plusieurs officiers, et le 31 mars, malgré la neige, nous avions compté déjà sur le terrain 700 morts allemands. Une grosse quantité de matériel a été abandonnée par l’ennemi.
Ce succès complet venge avec éclat les morts du 19 janvier, victimes d’une surprise et de la faim. Pour les venger, artilleurs, sapeurs, fantassins et chasseurs ont rivalisé d’audace, de patience et d’abnégation. Nos dernières attaques ont été menées avec une perfection minutieuse, une coordination totale de tous les éléments. Elles ont été couronnées d’un succès qu’aucune restriction n’amoindrit.
La prise de l’Hartmannswiller comptera parmi les plus belles pages de la guerre de montagne.
[Communiqué officiel français du 5 avril 1915]
Extrait d’une lettre trouvée sur un officier fait prisonnier :
J’ai passé les fêtes de Pâques au Hartmannswillerkopf, sous une pluie d’obus. Vous avez sûrement appris par les journaux les durs combats que nous avons livrés. Ces combats furent terribles. Jamais encore je n’avais passé par de pareils moments. Pendant huit jours, nous avons disputé aux Français une parcelle de terrain de 200 mètres de long. A la fin, nous avons dû céder devant la pluie d’obus des ennemis, dont les canons, placés dans des positions favorables sur des hauteurs, dominaient nos tranchées.
Il n’y a plus ni arbres, ni buissons, ce ne sont que d’énormes trous d’obus, les uns à côté des autres.
Nos tranchées furent complètement comblées en peu de temps, les troupes qui les occupaient, morts ou blesssés, et les survivants, tellement abrutis, qu’ils furent faits prisonniers sans résistance au moment de l’attaque ennemie.
Notre artillerie était trop faible pour nous protéger efficacement. D’un autre côté, elle ne pouvait atteindre les tranchées ennemies se trouvant à plus de 1000 mètres d’altitude.
Les Français continuent à nous arroser avec des obus de 220 mm et prennent justement ma section comme objectif. J’avais un bel et grand abri souterrain ; tout à coup ne voilà-t-il pas qu’un obus de 220 mm tombe dans ma chambre d’un côté, sort de l’autre et éclate derrière la chambre ! De gros rochers tombèrent à travers le toit et tout était « Kaput ».
Alors je me fis faire une autre hutte derrière la rocher, mais les obus continuent à m’atteindre. Naturellement, je changeai de place immédiatement et me plaçai derrière un gros rocher. Peu d’instants après, un deuxième obus vient tomber sur le rocher. Par bonheur la fusée se détache de l’obus et toute la matière explosive, une masse puante toute jaune, se déverse sur moi de telle façon que je suis maintenant tout jaune. On n’arrive pas à enlever cette saleté de l’étoffe, de la figure et des mains. J’étais si vilain que tout le monde se moquait de moi.
[Bulletin des Armées]
Depuis 1969, l’association « Les Amis du Hartmannswillerkopf », section à but spécial du Club Vosgien, restaure abris, tranchées, positions, et vestiges de la guerre 1914/1918 sur le Champ de bataille.
Agnès Vilbé on 3 août 2014
Beau texte.
j’apprécie que l’on fasse la commémoration entre français et allemands pour la guerre 1914 1918 à Hartmannwiller dans la région du Haut Rhin.
Agnès Vilbé