Le combat de Bang-Bô
D’après « Les Hauts faits de l’armée coloniale » – F. Bertout de Solières – 1912
Après la prise de Langson et le combat de la Porte de Chine, les Chinois avaient été rejetés en désordre sur leur territoire.
Pendant que la colonne française se reposait des fatigues qu’elle venait d’endurer, nos ennemis rassemblèrent, en grande hâte, des renforts considérables puis élevèrent des retranchements formidables sur tous les mamelons bordant les routes conduisant au Tonkin.
Lorsqu’ils se sentirent en force suffisante, les Célestes prirent immédiatement l’offensive et se précipitèrent sur nos postes de la frontière. Une attaque de nuit sur Dong-Dang fut heureusement repoussée.
Le général de Négrier résolut alors d’en finir et de poursuivre énergiquement les forces ennemies.
Laissant à Langson et à Dong-Dang la garnison strictement nécessaire, il partit avec une colonne de 900 hommes seulement. Le résultat d’une pareille aventure ne pouvait laisser aucun doute : une poignée d’hommes contre toute une armée, c’était l’échec certain, mais au moins, l’honneur de nos vaillants soldats devait être sauvé du désastre.
La marche est conduite rapidement, la colonne repasse la Porte de Chine, ou du moins les débris qui en restent, et le 23 mars, au matin, se heurte à une formidable position en avant de la vallée de Bang-Bô.
Dans un terrain difficile montagneux, abrupt, couvert de forêts, de bois propices aux embuscades, la petite troupe lutte tout le jour. Trois forts chinois situés sur des mamelons assez élevés sont pris et repris plusieurs fois. Le dévouement du bataillon de la légion étrangère permet enfin d’en demeurer maîtres vers 5 heures du soir.
On couche sur les positions, la nuit se passe sans incidents. Les Chinois se sont retirés et se concentrent dans la vallée où ils ont accumulé des moyens extraordinaires de défense.
Tous les pics, les mamelons, les collines qui l’entourent sont hérissés de fortins, de blockhaus, de tranchées. Les étendards chinois flottent sur tous les sommets.
A gauche, en arrière du village de Bang-Bô barrant la vallée et la route, couverte en avant par des bois touffus, dans un terrain raviné, s’élève une tranchée palissadée, garnie de canons, et s’appuyant à gauche et à droite à deux forts construits sur des rochers presque inaccessibles. En arrière, un immense camp retranché.
Tel fut le spectacle que les Français purent contempler le 24, au lever du jour, après qu’un brouillard assez intense se fut dissipé.
C’était terrible ! Un véritable cercle de fer allait étreindre notre vaillante phalange, la broyer, l’anéantir, mais il n’y avait pas à reculer. Le devoir ne le permettait pas, et d’ailleurs aucun homme n’y eût consenti à ce moment.
A 6 heures du matin, le général de Négrier donne le signal de l’attaque.
Les forces sont ainsi disposées : Le colonel Herbinger, à gauche, doit s’emparer du fort auquel s’appuie la tranchée ; le 111e d’infanterie doit attaquer cette ligne lorsque le fort sera en notre possession et que les canons du centre auront été réduits au silence.
Le 143e et la légion sont chargés d’enlever les forts du centre et de l’est.
Ces dernières troupes ne tardent pas à s’élancer : les pentes sont raides, les hommes montent lentement en s’accrochant aux broussailles, en se faisant la courte échelle, sous une grêle de balles, sous une pluie de feu. Rien ne les arrête.
Après une lutte vigoureuse, les forts sont emportés, la position est à nous. Mais 18 hommes sont déjà tués ou blessés.
Le lieutenant Thibaut est tué, le lieutenant Mangin a les jambes fracassées et meurt le soir même.
Dans l’après-midi, les Chinois reprennent l’offensive. Le 143e, menacé d’être enveloppé, décimé par un feu d’enfer, abandonne les forts emportant ses blessés. Malheureusement, la nature du terrain rend difficile le transport des morts, ils sont laissés sur place.
La compagnie Cotter, de la légion, défend à elle seule le fort de Bang-Bô, le plus important.
Trois fois les Chinois se lancent à l’assaut, pénètrent dans la place, trois fois ils sont repoussés. Cependant des groupes toujours plus nombreux reviennent à la rescousse débordent nos faibles forces et la retraite devient nécessaire.
Le lieutenant Durillon a les cuisses traversées. Le capitaine Cotter est tué, tous les officiers et les sous-officiers sont hors de combat, 63 hommes sont tués ou blessés. Les morts et la plupart des blessés sont abandonnés. Ces derniers sont aussitôt décapités par les Chinois.
Il est 5 heures du soir, la journée est définitivement perdue, de Négrier fait sonner la retraite générale et donne comme rassemblement Cua-Aï, sur le territoire tonkinois.
Voyons maintenant ce qui s’était passé à gauche du champ de bataille.
Le colonel Herbinger se trompe de chemin, se perd, mais n’essaye pas de prévenir le général en chef. Celui-ci croyant que le fort gauche est à nous, donne l’ordre au 111e régiment d’attaquer la formidable tranchée, certain de la réussite puisque précisément à ce moment les forts de droite tombaient entre nos mains.
Trois compagnies sont lancées à l’assaut ; arrivées sur la tranchée, elles sont broyées par des feux de front, mais également par des feux de flanc. On s’aperçoit alors que le fortin de gauche n’est pas encore à nous et que, dans ces conditions, le combat ne peut nous être que fatal.
Aussi, la 4e compagnie du 111e, placée en réserve à l’entrée du défilé qui conduit à la Porte de Chine, reçoit l’ordre de se porter au secours de son bataillon. Mais, quitter la position qu’elle occupe, c’est découvrir l’ambulance placée derrière elle, c’est permettre à l’ennemi qui est encore massé sur les hauteurs de descendre dans la plaine et de couper la ligne de retraite de la colonne !
L’ordre étant formel, elle se met en marche. A peine arrive-t-elle à moitié chemin, que les Chinois descendent sur ses derrières, c’en est fait. Les débris du bataillon sont entourés de toutes parts.
La lutte est terrible, les assauts sont rudes, mais la tranchée résiste, foudroyant tout ce qui approche. Le médecin-major Renaud est mortellement blessé, il reçoit une nouvelle balle au cou pendant qu’on l’emporte et meurt aussitôt.
Le capitaine Mailhat a la cuisse fracassée, ses hommes essaient de l’emporter. Entourés, ils ne peuvent le défendre et sa tête ne tarde pas à rouler sur le sol.
Le lieutenant Canin est tué. Le sous-lieutenant Normand est frappé à la gorge, quelques soldats dévoués réussissent à le traîner dans une anfractuosité de rocher, il meurt en route et on le recouvre à la hâte de blocs de pierre pour que l’ennemi ne le trouve point : son corps restera intact. Le lieutenant Grosz est blessé au côté gauche.
La retraite s’imposait. Les cris : « Jetez-vous dans les bois » retentissent, les clairons sonnent éperdûment.
Le lieutenant A. de Colomb essaie une dernière fois d’enlever les 50 hommes qui restent autour de lui. Une balle vient lui broyer l’articulation du pied, et, aussitôt tombé, il est entouré de Chinois qui veulent le décapiter. Revolver au poing, appuyé contre un rocher, il se défend en désespéré, abattant celui-ci, abattant celui-là, élargissant le cercle qui l’étreint. Deux soldats de sa compagnie le dégagent enfin et le traînent sous bois.
Là, 20 blessés viennent se grouper autour de lui. Il les ranime, les encourage, leur donne l’exemple d’un rare stoïcisme et les entraîne rejoindre leurs camarades. Le sergent Pinchard l’aide dans cette noble tâche.
Alors commence une retraite épique à travers bois et ravins. Les hommes valides, combien peu, portent à tour de rôle, les blessés et l’officier, on marche aussi rapidement que ces derniers le permettent, on franchit les précipices au prix de difficultés inouïes, quand après deux heures ainsi passées, on aperçoit les débris du 143e et la légion battant eux aussi en retraite sur la crête.
On essaye de les rejoindre. Les Chinois harcèlent la petite troupe, le lieutenant de Colomb engage ses hommes à l’abandonner pour qu’ils puissent se sauver plus facilement, ils refusent énergiquement et ne veulent pas séparer leur sort du sien. Ils jurent de mourir avec lui.
On se traîne sur les genoux, on gravit un rocher toujours poursuivis par les balles ennemies, enfin, on tombe sur l’arrière-garde française. Là, le lieutenant de Colomb monte sur un cheval et continue à réconforter ses hommes.
Les Chinois sont maintenus à distance par quelques feux placés à propos, jusqu’à ce qu’ayant rejoint le gros de la colonne, l’artillerie les défende encore plus efficacement.
Le général de Négrier se fit présenter le jeune lieutenant et le félicita vivement de sa conduite héroïque. Ce n’était d’ailleurs point son coup d’essai.
La retraite se poursuivit alors sur Dong-Dang, les Chinois sur les talons. Les blessés furent évacués sur Langson, presque aussitôt.
Cette évacuation est à elle seule un épisode véritablement remarquable et son récit serait fertile en enseignements, mais, astreint par un cadre limité, nous nous bornerons à faire constater quelles durent être les angoisses de cette poignée de soldats, dans la nuit noire, sur des brancards défectueux, la plupart du temps très éloignés les uns des autres, frémissant et tressaillant au moindre bruit, croyant toujours voir arriver sur eux les terribles Célestes armés du coupe-coupe qui doit les décapiter.
« La pierre qui roule, la feuille qui remue, la marche de l’escorte, un rien, tout nous émotionne, nous fait passer un frisson dans le dos, écrit un témoin oculaire, aussi, chacun gardait-il une dernière balle pour se brûler la cervelle au moment critique, car tomber vivant entre les mains des Chinois, c’était l’horreur des supplices, la mort lente et douloureuse, l’agonie terrifiante, qu’il fallait à tout prix éviter ».
Le lieutenant de Colomb, fils du général de ce nom, engagé volontaire, sorti de l’école militaire d’infanterie en 1882, avait été nommé officier au 131e régiment d’infanterie. Passé au 111e de même arme pour partir au Tonkin, ce vaillant militaire fut nommé lieutenant après Lang-Kep, cité à l’ordre du jour, puis décoré de la Légion d’Honneur pour faits d’armes à l’affaire de Dong-Dang, et enfin nommé capitaine après Bang-Bô.
Rentré en France à la suite de sa terrible blessure, placé au 3e de ligne, le capitaine de Colomb qui avait subi l’amputation du pied, dut, à son grand regret, prendre une retraite anticipée, le 24 décembre 1886.