La bataille du Cap Noli
D’après « Histoire d’Italie, de 1789 à 1814 » – Carlo Botta – 1824
Du côté de l’Italie, où la guerre était le plus allumée, la France commençait à manifester ses projets. Elle voyait avec peine la Corse occupée par l’Angleterre, et désirait la reconquérir. En outre, les troupes stationnées dans la rivière du Ponent souffraient beaucoup de la disette des vivres. Enfin, il importait à la république que sa réputation et sa bannière se maintinssent dans la Méditerranée.
La France équipa donc avec une célérité incroyable, dans le port de Toulon, une flotte de quinze gros vaisseaux de ligne, avec un nombre proportionné de frégates et de bâtiments plus légers. Chargée de troupes de débarquement et de vivres en abondance, elle appareilla dans les premiers jours de mars et se porta à la hauteur des îles d’Hières, n’attendant plus qu’un vent favorable.
Le contre-amiral d’Angleterre Hotham, qui se tenait en observation à Livourne, avec une escadre composée de quatorze gros vaisseaux de ligne anglais, d’un napolitain, et de cinq frégates dont trois anglaises et deux napolitaines, fut aussitôt informé de la sortie de la flotte française, soit par un message venu de Gênes, soit par ses frégates légères qui louvoyaient dans ce but entre la France et la Corse. Il mit en mer sans délai pour joindre l’ennemi et l’attaquer partout où il le rencontrerait. Il fut servi à souhait.
L’amiral français Martin ayant appris que les Anglais le cherchaient pour le combattre, fit débarquer dans les îles d’Hières ce qui aurait pu gêner ses manœuvres, leva l’ancre avec courage, et résolut de commettre au sort des batailles l’empire de la Méditerranée. Il était accompagné du représentant du peuple Letourneur, assez habile dans les expéditions maritimes, mais destiné en cette occasion à soutenir le courage des soldats plutôt qu’à diriger l’entreprise.
La fortune se montra favorable aux premiers efforts des Français. A peine informé de leur sortie, Hotham avait envoyé au vaisseau le Berwick, en station devant San-Fiorenzo de Corse, l’ordre de venir le joindre en toute hâte vers le cap Corse. Ce bâtiment donna, en chemin, à travers l’escadre française. Poursuivi par trois frégates et par le vaisseau amiral le Sans-Culotte (les républicains de cette époque donnaient à leurs vaisseaux ces noms ridicules), il fut contraint après un combat opiniâtre de se rendre à la vue de toute la flotte française qui arrivait à pleines voiles.
Mais telle avait été la résistance vigoureuse du Berwick, que le Sans-Culotte fut forcé de se retirer, très maltraité, dans le port de Gênes, et ensuite dans le port de Toulon. Cependant les deux escadres se trouvèrent en présence le 13 mars.
Dès lors, la fortune se tourna contre les Français. Séparé de la division par une rafale, son grand mât abattu, le navire le Mercure alla échouer dans le golfe de Juan. Ainsi, au moment où ils auraient eu besoin de toutes leurs forces, les Français se virent privés de deux vaisseaux, sur l’un desquels, le Sans-Culotte, qui était à trois ponts, ils avaient placé leurs plus grandes espérances pour la victoire. Les Anglais avaient l’avantage du vent. La flotte républicaine, poussée vers le cap de Noli, fut poursuivie par celle des Anglais en forme de chasse générale.
La mer était houleuse, l’artillerie anglaise avait commencé d’assez près un feu très vif, le vaisseau le Ça-ira venait de perdre son hunier, se trouvait ainsi paralysé dans ses manœuvres et se voyait en danger d’être pris. Hotham s’étant aperçu de l’embarras du Ça-ira, le fît attaquer par la frégate l’Inconstante et le vaisseau de haut bord l’Agamemnon. Le Ça-ira se défendit longtemps avec courage, rendit fureur pour fureur et donna aux secours le temps d’arriver. Martin lui envoya la frégate la Vestale pour le remorquer, et le vaisseau le Censeur pour le soutenir.
Toute la division elle-même arrivait au-devant de l’ennemi afin de l’arrêter dans sa course et sauver le bâtiment en péril. Ces mouvements réussirent, les Anglais furent contraints de se retirer aux approches de la nuit. Le Ça-ira, quoique délivré par la valeur des siens, avait reçu des avaries telles qu’il ne put rejoindre la division et se trouvait toujours dans le voisinage des Anglais.
Le Censeur lui-même, qui n’avait point obéi à l’ordre itératif de rejoindre la flotte après avoir dégagé le Ça-ira, se maintenait dans les environs de l’escadre ennemie. Il résulta de ces accidents, inévitables ou fortuits, que le 14 au matin, les deux vaisseaux le Ça-ira et le Censeur étaient plus rapprochés des Anglais que des Français.
Hotham envoya sans délai contre eux le Bedford et le Capitaine, espérant s’en emparer, ou, si l’escadre ennemie voulait leur porter secours, la forcer à une bataille générale. Les deux vaisseaux français se défendirent avec tant de valeur que les Anglais ne purent sitôt exécuter leur projet. Ils appelèrent à leur aide l’Illustre et le Courageux. Mais ils furent eux-mêmes tellement maltraités par le canon des républicains, que le premier, ne pouvant plus manœuvrer, fut brisé, et que le second se vit contraint de se retirer dans le port de Livourne.
Cependant le Bedford et le Capitaine canonnèrent toujours les deux vaisseaux de la république, qui, fortement endommagés dans leurs mâts, leurs haubans et leurs voiles, et ne pouvant plus être secourus par le gros de l’escadre que le calme forçait à l’immobilité, amenèrent pavillon et se rendirent.
Mais une légère brise s’étant élevée aussi pour les Français, ils en profitèrent, non dans le dessein de reprendre les vaisseaux perdus – ils étaient entièrement séparés de la flotte, et l’escadre anglaise qui s’était placée au milieu rendait l’entreprise impossible – mais pour se retirer avec le moins de perte qu’il se pourrait d’un champ de bataille où ils voyaient désormais plus de dangers à courir que de gloire à mériter.
Il y eut de la confusion dans cette manœuvre, et les ordres de l’amiral furent mal exécutés. Le Duquesne, qui était le chef de file et auquel tous les autres devaient se rallier pour opposer à l’ennemi un front sans lacune, le Duquesne, dis-je, ou n’ayant pas compris ou négligeant les ordres du capitaine général, prit la route au vent des Anglais et fut suivi de la Victoire et du Tonnant, de sorte que la division républicaine, séparée en deux par la flotte anglaise, ne pouvait plus ni communiquer, ni s’entendre.
Toutefois, cette fausse manœuvre fut compensée par une valeur inestimable. Le Duquesne, la Victoire et le Tonnant foudroyèrent si horriblement la ligne anglaise en la traversant, qu’elle en fut à moitié rompue. Et les Anglais eux-mêmes qui, à cette époque, ne rendaient pas une entière justice à la bravoure française, en restèrent frappés d’admiration.
Il résulta encore de cet évènement, que l’amiral Hotham songeant plutôt à réparer les avaries de ses vaisseaux qu’à poursuivre l’ennemi, entra dans le port de la Spezia. Bientôt après, prenant sa route par la mer Tyrrhénienne, il se rendit à San-Fiorenzo de Corse, pour surveiller de plus près le port de Toulon.
Après la bataille, les républicains se retirèrent dans le golfe de Juan, ensuite aux îles d’Hières, et enfin dans le port de Toulon.
Tel fut le combat du cap de Noli. La valeur y fut égale des deux côtés, mais les Anglais y montrèrent plus de discipline et d’habileté.
Ainsi fut déconcertée l’entreprise des Français sur la Corse. Leurs ennemis conservèrent l’empire de la Méditerranée.
La disette se fit sentir avec plus de force dans les provinces méridionales de France, et l’armée républicaine de la rivière du Ponent fut réduite à la plus affreuse misère. Mais, admirables dans leur ardeur à surmonter les dangers de la guerre, les Français se montrèrent plus admirables encore à lutter contre la faim, qui détourne si facilement de faire le bien, qui excite si puissamment à faire le mal.