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  • 24 février 2013 - Par Au fil des mots et de l'histoire

     

     Le 24 février 1861 – La bataille de Ki-hoa dans EPHEMERIDE MILITAIRE carte-de-saigon-et-kihoa-150x150

     

    La bataille de Ki-hoa
    (24 et 25 février 1861)

    D’après « Histoire de l’expédition de Cochinchine en 1861 » – Léopold Pallu de La Barrière – 1888

     

    Toutes les dispositions étant assurées, l’armée se trouvant prête à marcher et à combattre, le commandant en chef ordonna que l’attaque des premières lignes aurait lieu dans la matinée du 24 février.

     

    A quatre heures du matin, les clairons sonnent aux drapeaux. La nuit est encore sombre : le jour, comme dans tous les pays tropicaux, ne se fera qu’aux environs de six heures. C’est au milieu de l’obscurité que les troupes prennent leurs postes. Avant de partir, elles ont bu le café et reçu leur ration d’eau-de-vie. Les sacs ont été faits la veille. Ils contiennent huit jours de biscuit et deux rations de viande cuite à l’avance.

    A cinq heures, tous les corps sont à leurs postes sur la route des Pagodes. L’amiral et le général de Vassoigne sont en tête près du débouché de Caï-maï ; un petit détachement de chasseurs d’Afrique leur sert d’escorte. Vient ensuite l’infanterie espagnole, puis deux compagnies de chasseurs à pied.

    L’artillerie qui a bivouaqué à Caï-maï, est en colonne par pièces et dans l’ordre suivant : les 6 obusiers de montagne, les fusées, les 3 canons de 4 rayés, les 4 canons de 12 rayés.

    L’infanterie est disposée sur la route à la suite et dans cet ordre : les chasseurs à pied, le génie et ses échelles ; les marins abordeurs, leurs échelles, leurs engins ; le corps des marins débarqués ; l’infanterie de marine.

    Puis viennent le train et le service d’ambulance. Le convoi, porté par 600 coolies chinois et par 100 bêtes de somme, est placé sur la route du Jajaréo, qui coupe perpendiculairement la route des Pagodes. Ainsi disposé, il ne gênera pas la marche de la colonne.

    A cinq heures et demie, l’armée se met en marche. Le jour s’est fait. La température est encore bonne, mais la poussière, que l’humidité de la nuit avait d’abord abattue, s’est élevée. Les corps placés en tête débouchent dans la plaine et se dirigent sur le fort dit de la Redoute, qui forme l’extrémité Ouest des lignes cochinchinoises.

    Une compagnie de chasseurs à pied se développe en tirailleurs devant l’artillerie qui paraît à son tour et forme ses sections sans difficulté sur la route qui a été nivelée la veille. Les pagodes Barbé, des Clochetons, de Caï-maï, ont déjà ouvert leur feu depuis une heure. Le roulement grave et puissant des grosses pièces d’artillerie domine tous les bruits et remplit la scène. L’ennemi, de son côté, a garni ses lignes et s’est porté tumultuairement aux armes. Du haut de la redoute, on a pu distinguer son mouvement.

    Le bruit des gongs, le sifflement très reconnaissable de son artillerie, qui est en fer et de moindre calibre, couvrent les intervalles du tir des pièces rayées de 30.

    Des officiers venus de Saïgon et réunis à Caï-maï s’avancent rapidement sur la route, et échangent avec ceux qui passent un mot d’adieu et une poignée de mains.

    Mais la colonne a débouché presque tout entière : l’artillerie montée se répand maintenant dans la plaine, elle élargit son front. A mille mètres environ de l’ennemi, elle se déploie en avant en batterie, oblique à gauche, s’arrête court et ouvre son feu. Une vibration cuivrée, qui s’allonge en sifflant et en bourdonnant, bondit dans la plaine. Les pièces de 12 dirigent leur feu sur le fort de la Redoute ; les pièces de 4 et de montagne, les fusées, s’adressent aux deux redans voisins. Le feu se règle en quelques instants et devient très précis. La ligne annamite, quoique placée par la faiblesse de son calibre dans des conditions bien inférieures, se couvre de fumée et redouble de résistance.

    Le feu est vif, mais l’action n’est à vrai dire engagée que pour l’ennemi.

    Ce combat d’artillerie a permis à l’infanterie de reprendre haleine : l’armée s’avance par bataillons en colonnes, L’ordre est donné de diminuer les distances de moitié. Les pièces de montagne partent au grand trot malgré les tumulus et les tombeaux, et se placent à cinq cents mètres de l’ennemi. Les pièces de 4, les fusées, les pièces de 12, continuent la manoeuvre par un mouvement successif.

    L’infanterie arrive sur la nouvelle ligne. Une reconnaissance pratiquée la veille, avait indiqué l’existence d’un marais qui bordait la plaine à gauche, près du fort de la Redoute. L’infanterie, pour l’éviter, oblique un peu trop sur la droite.

    Malgré le léger retard provoqué par cette circonstance et le chevauchement qui en est la suite, l’armée se trouve en position peu de temps après que le second engagement d’artillerie a commencé. Deux colonnes d’assaut sont formées. Celle de droite est composée du génie, des chasseurs à pied, de l’infanterie espagnole, de l’infanterie de marine. Elle est commandée et dirigée par le chef de bataillon du génie Allizé de Matignicourt. La colonne de gauche se compose de marins débarqués. Elle est commandée par le capitaine de frégate Desvaux et dirigée par le capitaine du génie Gallimard.

    A la distance de cinq cents mètres, les projectiles de l’ennemi arrivent en grand nombre dans les rangs français et espagnols. Le tir des Annamites est bon en hauteur et en direction. Les pièces du fort, les fusils de main et de rempart tirent à outrance. Partout où le groupe formé par l’amiral, son état-major et son escorte, s’arrête, le feu se concentre et devient acharné.

    L’artillerie vient d’en faire l’épreuve. En quelques minutes, plusieurs servants et des chevaux sont atteints.

    Le peu de distance qui sépare de l’ennemi, a diminué la supériorité des armes de précision. Et quoique notre feu soit très bien mené, quoiqu’il soit accéléré et supérieur, l’action dure depuis longtemps, et la résistance des Annamites ne paraît ni abattue, ni découragée.

    Nos pertes augmentent. Le général de Vassoigne, le colonel espagnol Palanca Gutierrez, l’aspirant Lesèble, l’adjudant Joly, sont grièvement blessés. L’amiral prend le commandement direct des troupes ; il donne le signal.

    Les colonnes s’ébranlent. Les pièces de montagne les protègent sur leurs ailes. Une compagnie de chasseurs à pied est lancée en tirailleurs, en avant de la colonne de droite ; une compagnie de marins-fusiliers en avant de la colonne de gauche. En tête des Espagnols, des chasseurs et de l’infanterie de marine, marchent les sapeurs du génie. Ils s’avancent au pas de promenade, sous une fusillade très nourrie, réservant leur haleine pour le dernier moment, obliquant légèrement à droite pour ne pas s’embourber dans le marais.

    A trente mètres de l’obstacle, un cri de « Vive l’Empereur ! » domine la fusillade. Les premiers s’élancent ; ils reçoivent l’arquebusade en pleine poitrine, écartent les bambous entrelacés, marchent à petits pas sur la crête des trous de loup, enjambent les chevaux de frise, sautent dans le fossé, et se frayant un passage à travers les branchages épineux, les mains et le visage en sang, les vêtements en lambeaux, paraissent, victorieux, sur le dernier obstacle.

    La colonne de gauche rompait la ligne annamite avec la même vigueur. En tête de cette colonne, marchait la compagnie des marins abordeurs. Eux-mêmes avaient porté leurs échelles, leurs grappins emmanchés, leurs gaffes, leurs grenades. Les coolies avaient été remplacés à la seconde halte. Le service de porteur d’échelles devenait alors un service d’honneur.

    Il n’y eut d’engagement corps à corps en aucun point, et les Français qui les premiers mirent le pied sur la banquette intérieure, purent voir les Annamites céder le terrain, emportant leurs gingoles et leurs fusils de main. Ils s’éloignaient d’un pas qui paraissait presque tranquille, comme des travailleurs qui suspendent leur travail, et, chose singulière, quoique pressés de bien près par toute une armée qui escaladait leurs remparts, un très petit nombre d’entre eux s’enfuirent encourant. En quelques minutes, ils joignirent un gros de leurs troupes dont on voyait flotter les banderoles du côté de Ki-hoa.

    Dans le combat du 24 février, les Annamites acceptèrent la lutte à coups de canon sans qu’elle parût les entamer beaucoup ni affaiblir leur courage : les nombreux cadavres étendus le long des parapets témoignaient de l’effet des pièces rayées. Mais quand les colonnes marchèrent à l’assaut, droit sur eux, ils cédèrent le terrain et s’enfuirent, tout en restant en vue. Ainsi les avaient représentés, la plupart des rapports sur les affaires de Saigon et de Touranne.

    Le sous-lieutenant Thénard, du génie, et l’enseigne Berger arrivèrent, les premiers de toute l’armée, au sommet du parapet, aux deux points où la ligne ennemie fut rompue : l’un à l’attaque de droite, l’autre à l’attaque de gauche.

    Cette affaire nous coûta 6 tués et 30 blessés, dont un général, un colonel, un aspirant et un adjudant. Un coolie du génie fut tué, un autre fut blessé. Les coolies du génie marchèrent jusqu’au dernier obstacle, suivant l’habitude contractée en Chine, qui faisait remplir un poste d’honneur par des mercenaires.

    L’artillerie eut plusieurs chevaux ou mulets tués ou blessés. Elle avait manœuvré dans des terrains difficiles, semés de fondrières et de puits, coupés de fossés, barrés de pans de murs ; tous accidents artificiels, excellents pour des tirailleurs, mauvais pour des pièces montées dont le recul n’était pas facile.

    Dans cette affaire, qui dura deux heures, l’artillerie combattit très longtemps. Elle tira 228 coups de montagne, 146 de 4, 128 de 12, et lança 80 fusées.

    La nature des obstacles, qui étaient en bambou et en terre, ne permettait pas d’espérer qu’on pût y faire brèche, soit en les incendiant, soit en les bouleversant. Cette ligne, du reste, n’était que secondaire et offrait peu de relief. Mais les pièces, en tirant aussi longtemps, permirent à l’infanterie, qui se trouvait étranglée sur une route étroite et qui n’avait qu’un débouché insuffisant, d’opérer son déploiement et d’arriver en position.

    Les blessés, pendant le courant de l’action, avaient été enlevés et dirigés sur Caï-maï, d’où ils furent conduits, par terre et par eau, à l’hôpital de Cho-Quan, situé sur le bord de l’arroyo Chinois.

    Le génie se mit immédiatement à l’œuvre, et pratiqua dans le parapet un passage pour l’artillerie. Les munitions qui avaient été consommées furent renouvelées à Caï-maï.

    Cette opération était terminée à une heure de l’après-midi. Dans la journée et la nuit du 24, le parc provisoire de Caï-maï fut mis en état, les munitions furent tirées du Rhin et de la Loire, mouillés devant Saïgon.

    Ces bâtiments servaient de poudrières, car on n’avait trouvé à terre aucun emplacement assez sec ou assez sûr pour les remplacer.

    Les troupes reprirent leurs sacs, qu’elles avaient mis à terre pour marcher à l’assaut. Vers neuf heures, elles étaient établies dans des maisons basses, quelques heures auparavant les logements des soldats annamites. L’armée se reposa jusqu’à trois heures. Elle était sur pied depuis quatre heures du matin, le sac au dos. Elle avait marché dans la poussière, puis dans un terrain difficile, livré un assaut sous une chaleur déjà accablante. Ce repos était indiqué par la prudence. On savait que le soleil de Saïgon était un puissant auxiliaire pour les Annamites et qu’il développait d’une manière foudroyante les germes de la peste marécageuse.

    A trois heures de l’après-midi, on sonne le réveil, puis la marche du bataillon. Une compagnie d’infanterie de marine et un obusier de montagne sont laissés au fort de la Redoute : ils assureront nos derrières et nous permettront de continuer à nous appuyer sur la pagode de Caï-maï.

    L’armée se met en marche. L’artillerie est au centre en colonne par batteries ; l’infanterie est sur deux colonnes par sections, une colonne à droite, une colonne à gauche. Sur un sol uni et résistant, couvert d’un lichen très ras, où les roues des caissons et des chariots ne rencontrent plus d’obstacle, où le pied s’appuie avec une sorte de plaisir, nous prolongerons par une marche de flanc, hors de portée de son artillerie, la droite et les revers de l’ennemi. L’armée va se rapprocher du but qu’elle poursuit : ce soir, elle campera devant la face occidentale du camp des Annamites, sur leur ligne même de retraite.

    Vers quatre heures, une troupe dont il fut assez difficile d’estimer le nombre, à cause des taillis d’où elle sortit, parut sur notre droite, banderoles déployées, avec des éléphants de guerre. L’armée annamite voulait-elle essayer d’arrêter notre mouvement qui la compromettait de plus en plus, ou commençait-elle à faire filer ses éléphants, ses chariots, ses gros bagages ? On n’a jamais bien su ce que signifiait cet épisode de la campagne.

    Le corps annamite se rapprochant, le feu s’engagea avec nos tirailleurs. Le commandant en chef fit partir 3 obusiers de montagne et 3 pièces de 4 en avant et à droite : leur feu eut un plein effet. L’ennemi s’arrêta, puis rentra dans son camp.

    L’armée avait fait halte pendant ce petit engagement. Elle se remit en marche et arriva vers six heures sur le lieu choisi pour le campement, c’est-à-dire en plein sur les revers de Ki-hoa. En cet endroit, la nudité de la plaine cessait : quelques bouquets d’arbres et des bois taillis s’élevaient çà et là. Des maisons ruinées formaient un petit village adossé contre les arbres et situé à une distance d’environ deux kilomètres de l’ennemi.

    L’amiral établit son quartier général dans une de ces maisons abandonnées. En ce moment, les grosses pièces de Ki-hoa envoyèrent quelques coups bien dirigés sur le village : un boulet traversa le toit du quartier général, et une fusillade des plus nourries partit des bois taillis sur notre bivouac.

    L’infanterie occupait la lisière du bois. Elle resta un instant exposée à ce feu inattendu. Les Espagnols, puis la compagnie de la Renommée et successivement deux autres, furent lancés en tirailleurs. Les chevaux de l’artillerie étant dételés, on roula en hâte et à bras deux pièces de 4 qui prirent position. Cette fusillade opiniâtre, qui venait de tireurs invisibles, dura prés d’une demi-heure.

    Après quelques retards, le placement de l’infanterie fut éloigné, et son camp fut établi à une distance du bois qui rendait une surprise plus difficile. L’artillerie s’étant trouvée découverte, avait fait avancer quelques servants en tirailleurs : les troupes du génie furent aussi déployées.

    Cependant, le bois ayant été nettoyé et la fusillade éteinte, les Espagnols, les marins, les artilleurs et les troupes du génie rentrèrent dans le camp. Quelques escouades firent la soupe. Les autres, trop fatiguées, surtout par les dernières allées et venues, pour allumer du feu, mangèrent leur biscuit et burent de l’eau, qui heureusement se trouvait près de là en abondance. Ce fut leur souper. Puis chacun s’étendit sur la terre.

    Demain, les canons de la flottille, les pièces rayées des Pagodes se feront entendre. Et nous, marchant désormais droit sur l’ennemi, nous engagerons avec lui une lutte corps à corps, armée contre armée.

    La nuit fut silencieuse : pas un coup de feu ne fut échangé.

    A cinq heures, l’artillerie monte à cheval ; chacun est sous les armes. L’armée, pivotant sur la maison qui a servi de quartier général, quelques corps se trouvent tout placés, d’autres font une marche préparatoire assez longue.

    A dix heures, l’armée est en position, en colonnes, à deux kilomètres environ de la face occidentale de Ki-hoa. Deux colonnes d’infanterie comprennent entre elles l’artillerie. La colonne de gauche se compose du génie, qui marche en tête avec ses échelles, de l’infanterie de marine et des chasseurs. 4 canons de 12, 3 canons rayés de 4, 2 obusiers de montagne de l’artillerie de marine, disposés en une seule ligne de bataille, marchent droit à l’ennemi et appuient la colonne de gauche, qui suit le mouvement.

    La colonne de droite se compose de l’infanterie espagnole et des marins débarqués. Les marins abordeurs marchent en tête, chargés, comme la veille, de frayer le passage. Trois obusiers de montagne marchent avec la droite. Ils prendront, s’ils le peuvent, la face du camp en enfilade, et allégeront la tâche de la colonne d’assaut.

    Dans les colonnes de droite et de gauche, les corps et les compagnies qui, le jour précédent, marchaient au premier rang, forment aujourd’hui la réserve, à l’exception des sapeurs et des marins abordeurs qui conservent leurs postes.

    Le sol, que recouvre un épais entrelacement d’herbes roussies par le soleil, ne rend aucun bruit. Les clairons ont cessé d’envoyer leurs sons barbares. Point de tambours et, chez l’ennemi, plus de gongs ni de tam-tams. Le grondement sonore et d’un ton égal des grosses pièces de Ki-hoa, puis le déchirement aigu de l’air que traversent les boulets, voilà les seuls bruits qui se font entendre.

    Et rien n’est plus différent, en ce moment, des idées que fait naître le mot d’assaut, que la marche sûre, presque tranquille, de cette armée qui déjà laisse des morts et des blessés derrière elle et semble dédaigner le danger. Ni habits brodés, ni couleurs éclatantes : du noir et du blanc, de la laine et de la toile. Rien ne brille chez elle que ses baïonnettes. Son expression, c’est l’énergie concentrée, la force et la confiance.

    Les coups de l’ennemi, tirés d’abord à des intervalles assez longs, deviennent de plus en plus multipliés. Son feu est vif et bien réglé, en direction surtout. Les Annamites ont l’avantage : le soleil est dans les yeux de l’armée française. L’artillerie, qui s’est établie à 1000 mètres, a déjà supporté des pertes. Des hommes et des chevaux sont tués ou blessés ; une roue de caisson vole en éclats. Le lieutenant-colonel Crouzat, portant ses pièces par des élans rapides et brillants à 500 mètres, puis à 200 mètres, parvient à diminuer l’infériorité notable causée par le soleil, dont les rayons sont presque horizontaux. Dans cette halte à 200 mètres, qui fut la dernière, les pièces tirent à mitraille sur le haut des épaulements.

    La fusillade est des plus violentes. A cette distance se dresse, avec un relief considérable, l’obstacle de terre et de bambous percé de meurtrières qui blanchissent de fumée à toute seconde. La plaine ne présente aucun abri, et l’on ne peut attendre à découvert l’effet de l’artillerie. Déjà les pertes sont sensibles. Il faut profiter de la confiance des troupes que le souvenir de la veille exalte et qui ne demandent qu’à s’élancer. Les sacs sont mis à terre ; les coolies porteurs d’échelles sont remplacés.

    L’amiral ordonne aux colonnes de s’avancer. On parlera principalement ici de l’attaque de droite et de ses épisodes. La deuxième compagnie est lancée en tirailleurs ; quatre-vingts hommes d’élite chargés de frayer le passage se précipitent.

    Un tumulus, le seul qu’il y eût dans la plaine, s’élevait à environ cent cinquante mètres de la ligne ennemie. C’est à la hauteur de ce tertre que la colonne de droite s’élança, vaillamment conduite par le capitaine de vaisseau de Lapelin. Elle rencontra les premiers trous de loup, cinquante mètres plus loin, à cent mètres par conséquent de l’obstacle principal.

    Les défenses accessoires de l’ouvrage étaient disposées avec un art consommé. C’étaient six lignes de trous de loup séparées par des palissades ; sept rangées de petits piquets ; deux larges fossés garnis de bambous pointus et remplis de trois pieds d’une eau vaseuse ; enfin une escarpe en hérisson surmontée d’une rangée de chevaux de frise très solides.

    Les branchages épineux accumulés sur ce dernier obstacle étaient, à dessein, peu profondément fichés en terre : les mains, en s’ensanglantant, ne pouvaient s’en servir pour l’escalade. La hauteur de l’escarpe au-dessus du fond du fossé était de quinze pieds environ.

    Les trous de loup étaient profonds de cinq pieds : tous étaient dissimulés par de légers clayonnages sur lesquels l’herbe avait été semée et avait poussé. Ils étaient garnis intérieurement de fers de lance ou de pieux très pointus.

    C’est au milieu de ces obstacles, qui semblaient plus faits pour arrêter des bêtes féroces que des hommes, que les colonnes durent s’avancer. A mesure que les assaillants s’engageaient sur la crête étroite des trous de loup, cheminant avec circonspection et très lentement, le feu de la mousqueterie et de l’artillerie redoublait d’intensité. Un bruit sec de branches cassées ne cessait, et sur toute cette nappe, large de cent mètres, les balles tombaient littéralement comme des noix qu’on gaule.

    Qu’on imagine, s’il est possible, les difficultés que durent vaincre les porteurs d’échelles, de grappins et de gaffes, tous ceux qui étaient embarrassés d’une carabine, au milieu de tant d’embûches, lorsqu’il eût été difficile d’arriver sain et sauf, les mains libres.

    La plupart des porteurs d’échelles, cheminant plus lentement que les autres, tombèrent dans les trous de loup ou furent blessés. Leurs échelles servirent de passerelles. Elles étaient faites de bambous légers, et ne dépassaient pas un poids de trente livres. Presque toutes furent brisées en quelques secondes sous les pieds de ceux qui s’en servirent. Trois d’entre elles cependant furent portées dans le dernier fossé.

    Mais, devant l’escarpe, la lutte prit un caractère d’acharnement unique sans doute dans les rencontres d’Annamites et d’Européens. Les assaillants qui parvinrent sur le sommet de l’obstacle, soit en montant sur les échelles, soit en s’aidant des épaules de leurs camarades et saisissant les branches inférieures et solides des chevaux de frise, furent ou tués à bout portant, ou brûlés au visage, ou rejetés à coups de lance.

    Celui qui parut le premier sur l’escarpe put voir, avant d’être renversé, un spectacle bien différent de ce qui avait frappé ses yeux en montant à l’assaut la veille : la banquette intérieure était garnie de défenseurs. Les uns servaient leurs fusils de rempart ; les autres, armés de lances ou de fusils, guettaient les premiers assaillants.

    En ce moment, qui devenait critique, l’ordre fut donné de lancer les grenades. Trois matelots parvinrent à lancer leurs grappins, qui, s’accrochant en dedans du rempart, ne purent en être rejetés immédiatement malgré les efforts des Annamites dont on voyait les lances s’entre-croiser. Ces engins firent l’effet de herses, et trois brèches furent pratiquées. Malheureusement elles se trouvèrent à dix ou vingt pieds de distance, et chacune d’elles ne put donner passage qu’à un combattant.

    Des trois hommes qui s’y présentèrent les premiers, l’un, qui était de la Renommée, fut tué ; les deux autres furent blessés. Leurs corps, rejetés violemment en arrière, tombèrent dans le fossé. D’autres, suivant de près, escaladèrent enfin l’obstacle et sautèrent sur la banquette qui était glissante de sang. Tout ce qui se trouva de ce côté périt par le fer ou par le feu.

    Les Annamites, qui cessèrent de combattre, voyant que les passages allaient être frayés, s’éloignèrent quelques minutes avant l’irruption des Français. Ils filèrent en bon ordre et au pas le long des enceintes du camp.

    Une partie des nôtres se jeta à leur poursuite, mais sans résultat, car l’ennemi put disparaître dans un fort avant d’être rejoint.

    Le reste des troupes victorieuses se rallia autour de ses chefs. Il en était grand temps, car on était dans un compartiment battu de tous côtés. Et rien n’était fait, puisqu’il y avait un second assaut à livrer et qu’on se trouvait à découvert devant une ligne formidable. Le feu, suspendu un instant par les Annamites pour permettre à leur colonne d’entrer dans le fort, reprit avec une nouvelle furie.

    Ainsi qu’à Dettingue, à Fontenoy, c’était en champ clos que l’on allait combattre.

    Il est indispensable pour l’intelligence des épisodes du combat du 25 février 1861, de décrire ici d’une manière sommaire l’ouvrage qu’il s’agit d’enlever.

    Jusqu’à présent l’armée expéditionnaire s’est heurtée contre une ligne d’une longueur de mille mètres, l’un des petits côtés du vaste rectangle qui s’appelle Ki-hoa. Cette face, qui forme le revers de l’ennemi, est garnie de saillants aux deux extrémités : un fort fermé, appelé fort du Centre, s’appuie à la gorge sur le milieu de la ligne. Les deux saillants et le fort du Centre se flanquent mutuellement. Leurs feux balayent les approches par lesquelles les colonnes d’assaut ont dû cheminer. En outre, ces approches sont couvertes, comme on l’a dit, sur une largeur de cent mètres de trous de loup, de fossés et de chevaux de frise. Vu à une certaine distance, tout ce système de saillants et de forts se projette sur un même fond, et figure une ligne sans angles rentrants ni sortants.

    Le camp de Ki-hoa en cet endroit est partagé, à l’intérieur, en deux compartiments par un rempart perpendiculaire au premier, garni de banquettes, percé de meurtrières, défendu par un fossé et un large espace couvert de piquets entre-croisés. Cette ligne d’enceinte est munie de deux redans : elle fut nommée seconde ligne dans quelques rapports, pour la facilité de l’expression.

    Une porte remplie d’embûches, et pratiquée au pied de la perpendiculaire, établit en temps ordinaire la communication entre les deux enceintes. Le compartiment de gauche fut appelé le camp du Mandarin, du nom d’un réduit qui s’y trouvait et dont les défenses accessoires étaient décuplées. Le compartiment de droite est battu par le compartiment de gauche, c’est-à-dire par la courtine et les redans, et en troisième lieu par un fort situé dans une encoignure, à l’extrémité de la diagonale de l’enceinte de droite.

    L’armée expéditionnaire se heurta à droite, au centre, puis à gauche de la ligne ennemie, une partie des réserves (infanterie de marine) s’étant portée sur le saillant de gauche et ayant formé une troisième attaque. Si le sort de ces trois chocs eût été le même, si la ligne eût été rompue en ces trois points au même moment, l’ennemi, se voyant entamé d’une force égale, eût cédé d’un seul coup au lieu de céder par des mouvements successifs, à droite d’abord, à gauche ensuite.

    Mais le choc de la colonne de droite fut si furieux qu’elle défonça la ligne en un quart d’heure. Les autres attaques en durèrent trois. Les marins débarqués et les Espagnols, qui combattaient ensemble ce jour-là, restèrent donc pendant la différence de temps, une demi-heure, dans l’enceinte où ils avaient pénétré et où ils étaient pris comme dans un piège.

    Il y eut au début un mouvement de recul. Les premières notes de la retraite furent sonnées, et quelques hommes enjambèrent le parapet de la première ligne. Mais ce mouvement fut à peine indiqué : le même clairon sonna la charge, et sans la clameur aiguë que poussèrent les Annamites, suspendant le feu pendant quelques secondes et se dressant en triomphe sur leurs banquettes, les témoins de cet épisode, engagés dans l’attaque de la seconde ligne, auraient pu se demander s’ils n’avaient pas été le jouet d’une illusion.

    La contenance de cette colonne de droite, fusillée à bout portant pendant une demi-heure, dans une enceinte fermée, fut héroïque, et ses efforts, détournant une partie considérable des ressources de l’ennemi, furent d’un puissant secours pour les attaques du centre et de la gauche.

    L’amiral se tenait à cheval, très exposé, devant les premiers trous de loup. Les chasseurs de son escorte avaient presque tous été touchés. Près de lui, se tenaient son chef d’état-major général, le capitaine de vaisseau Laffon de Ladébat, et le chef d’escadron d’état-major de Cools. Les réserves venaient d’être envoyées en renfort au centre, mais surtout à droite, où le feu redoublait d’intensité. La 6e et la 7e compagnie de chasseurs à pied prirent part à l’attaque de gauche ; la 8e soutint trois pièces de montagne de droite.

    Les bagages n’étaient plus gardés que par une demi-compagnie. Les trois obusiers de montagne qui devaient enfiler la face du camp annamite étaient à peine soutenus.

    En ce moment, la lutte, par le temps qu’elle durait, par le redoublement de violence de l’attaque et de la défense, prenait un caractère sinistre. L’indifférence et la sérénité de la nature faisaient ressortir l’acharnement des hommes, et le combat se déchaînait comme un ouragan furieux sous un ciel impassible. Les cris de « Vive l’Empereur ! » depuis longtemps avaient cessé. La crépitation non interrompue de la fusillade, le bruit aigu des balles, quelquefois, mais rarement, l’imprécation ou le cri de douleur d’un mourant, attestaient seuls le choc de deux volontés, l’acharnement de vingt-cinq mille hommes séparés par une mince barrière de terre, par la distance à laquelle on peut se tendre la main, et que les uns voulaient franchir quand les autres s’y opposaient.

    A ces termes aboutissaient, dans une simplicité terrible, tant de proclamations, de mouvements d’hommes et de navires, un chemin de six mille lieues et tant d’or prodigué. Un assaut qui dure trois quarts d’heure est singulièrement compromis : après l’élan, la réaction déjà se faisait sentir. L’énergie de l’attaque diminua et celle de la résistance augmenta.

    Cependant dans l’enceinte où les marins et les Espagnols ont pénétré, l’action a fini par se régler. Tous les efforts se portent sur deux points principaux : à la porte du camp du Mandarin, et au centre de la courtine, à moitié chemin environ entre la porte et le premier redan. Mais tous ces mouvements s’opèrent complètement à découvert, sous des feux étudiés d’avance, et ce funeste espace se couvre de morts et de blessés. Un des aumôniers de l’armée courait d’un mourant à un autre, se penchait vers eux et psalmodiait rapidement des paroles latines.

    Dans cette journée, furent blessés, mais restèrent debout ou se relevèrent, le lieutenant de vaisseau de Foucault, l’enseigne Berger, les aspirants Noël et Frostin. Le quartier-maître Rolland, qui eut la cheville fracassée, se pansa lui-même et se traîna au feu. Le clairon Pazier, qui dans le commencement de l’action fut atteint au front, se releva et continua à sonner la charge. Près de là, tomba l’enseigne de vaisseau Jouhaneau-Laregnère, qui eut le flanc gauche emporté et engagea les hommes qui voulaient le relever à le laisser et à continuer de combattre.

    Dans cette enceinte, furent étendus, mortellement blessés, les Espagnols Jean Laviseruz et Barnabe Fovella, qui s’étaient distingués. Et tant d’autres dont les belles actions furent ignorées d’eux-mêmes et de leurs chefs !

    Ce drame, jusqu’alors indécis, tirait pourtant à sa fin. Quelques hommes, leur chef en tête, après avoir marché droit à la courtine, traversaient le fossé et touchaient l’obstacle, quand l’effort des trois attaques aboutit en même temps sur les trois points.

    La porte fut défoncée à coups de hache par quelques hommes intrépides, que le lieutenant de vaisseau Jaurès, deuxième aide de camp de l’amiral, avait ralliés. Le fort du Centre fut enlevé par le génie, et l’infanterie de marine, les chasseurs à pied, la compagnie indigène, entraînés par le chef de bataillon Delaveau, débordèrent avec impétuosité par la gauche. Tous les Annamites qui ne purent s’enfuir furent massacrés, et le combat finit par une scène de carnage.

    Dans cette affaire, l’armée eut trois cents hommes hors de combat. Douze furent tués sur le coup. Beaucoup de blessés ne survécurent pas à leurs blessures.

    L’enseigne de vaisseau Jouhaneau-Laregnère expira dans la journée, après cinq heures de souffrances atroces. Le lieutenant-colonel Testard, de l’infanterie de marine, mourut le lendemain seulement de ses blessures.

    Les blessés ne se plaignirent pas, ou se plaignirent rarement. Ils étaient simples et admirables ; la vie s’en allait chez quelques-uns sans qu’il leur échappât une parole de désespoir ou de regret de mourir si loin de la France. Leur contenance attesta jusqu’au bout la valeur morale de l’armée de Cochinchine.

    Cent cinquante canons de tous calibres, deux mille fusils de Saint-Étienne, dans un excellent état de conservation ; des boulets, des obus non chargés, deux milliers de kilogrammes de poudre ; des lances, des piques, des hallebardes, un lot considérable de monnaie de cuivre, furent trouvés dans le camp.

    Les fusils étaient à pierre ; c’étaient ceux du premier Empire. Les boulets étaient lisses, en fonte et suffisamment sphériques ; la poudre lisse et bien grenée. Il n’y avait dans Ki-hoa ni fusils à mèche, ni arcs, ni arbalètes. On trouva un grand nombre de cartes et de plans annamites. Les cartes étaient bonnes et furent utiles pour les reconnaissances.

    Les listes d’appel trouvées dans le camp furent traduites par le P. Croc, des Missions étrangères, interprète du commandant en chef, et fournirent un effectif de 21000 réguliers. On sut d’autre part qu’il se trouvait à Ki-hoa un millier de colons militaires, de ceux appelés Don-dien. A cette armée régulière, il faut joindre environ dix mille miliciens qui gardèrent, pendant l’attaque principale, le front et les flancs de Ki-hoa.

    Si l’on considère que les forts du Don-chaï supérieur étaient défendus par une quinzaine de mille hommes, et que les Français et les Espagnols réunis présentaient un effectif de huit mille combattants, on peut dire que dans cette journée du 25 février, cinquante mille hommes s’entre-choquérent sur un espace de terrain où le bruit du canon s’entendait.

    L’ennemi laissa trois cents cadavres dans les compartiments de droite et de gauche. C’étaient, pour la plupart, des soldats du Tonquin, plus forts et plus grands que les Annamites de la Basse-Cochinchine. Leur visage avait conservé, même dans la mort, une expression d’énergie très accentuée.

    Le combat du 25 février différa complètement de celui du 24, par la manière dont il fut mené et par la résistance qu’opposa l’ennemi. L’artillerie employa 204 obus et 36 boîtes à balles. C’était la moitié de ce qui avait été consommé la veille ; mais aussi l’affaire avait été menée avec plus de vigueur et infiniment plus d’entrain (Rapport du lieutenant-colonel d’artillerie de terre Crouzat).

    Comme cette action de guerre fut violente et brillante, elle fut examinée de plus près que les autres, et l’on observa que le combat d’artillerie avait peut-être été trop court, et la reconnaissance insuffisante. La partie adverse peut opposer les considérations qui vont suivre.

    L’artillerie avait le soleil dans les yeux ; elle combattait dans des conditions défavorables. Le combat du 24 février avait prouvé que les Annamites supportent bien ces engagements à longue portée et que leurs ouvrages étant faits de terre et de branchages, sans grand relief, ne s’éboulent ni ne se dégradent par les boulets, que fort peu par les obus.

    L’armée, obligée de se rapprocher pour soutenir l’artillerie, aurait souffert beaucoup. Il n’y avait pas un accident de terrain qui pût l’abriter. Ces conditions étaient mauvaises : le commandant en chef réduisit leur effet, en abrégeant le combat d’artillerie et en lançant les colonnes d’assaut, dans lesquelles il avait pleine confiance. C’était les épargner au lieu de les sacrifier. Qui peut dire si les pertes n’auraient pas été plus grandes en refaisant la manœuvre de la veille, qui du reste avait été commandée par le manque de débouchés ?

    Le 24 février au soir et le 25 au matin, des officiers du génie reconnurent le terrain. Si leur examen fut incomplet, il fut pourtant utile. La nature des fortifications annamites qui ont peu de relief, leur couleur qui se confond avec celle de la terre, tout devait borner l’observation à la connaissance du tracé extérieur des revers de l’ennemi.

    Pour distinguer la disposition intérieure du grand camp de Ki-hoa, il eût fallu se poster sur quelque lieu élevé, et l’on ne pouvait utiliser dans cette plaine immense qu’un bouquet de grands arbres qui se trouvaient fort près du saillant de gauche, et à portée de fusil de l’ennemi. Ce bois était occupé la veille par des tirailleurs annamites, qu’on eut quelque peine à faire taire.

    On devait donc, le lendemain, pour se conformer à l’objection citée plus haut, ajourner l’assaut et se porter sur la gauche, en forte reconnaissance, tout près de l’ennemi. Son importance eût été singulièrement augmentée aux yeux des troupes, par ce temps d’arrêt et par ce déploiement de forces. De ce poste d’observation, on eût vu la ligne intérieure, celle qui partait perpendiculairement de la première. Cependant eût-on pu connaître lequel des deux compartiments était battu par l’autre ? Tout au plus, on l’eût présumé par l’importance du camp du Mandarin. Assurément, si l’on eût connu l’existence du compartiment de droite, il aurait fallu le dédaigner, et lancer les colonnes sur le fort du Centre et le saillant de gauche, en occupant au préalable le village adossé contre les grands arbres.

    Mais ces plans, faits après coup, supposent toujours une connaissance impossible avant l’action.

    La partie adverse pourra répondre que même dans ce cas, et la reconnaissance faite, l’ennemi n’étant pas distrait par la diversion que les marins débarqués et les Espagnols lui opposèrent pendant trente minutes, aurait fourni une résistance plus énergique encore, peut-être repoussé les efforts de l’armée alliée ; que les reconnaissances sont faites par des gens circonspects et gênés ; que les obstacles, au contraire, sont enlevés par des troupes animées de toute l’ardeur du combat, incapables souvent de poursuivre de sang-froid ce qu’elles ont exécuté au feu.

    Qui n’a vu, après l’affaire, des soldats ou des marins chercher en trébuchant un chemin à travers les trous de loup ? C’étaient les mêmes qui avaient suivi ce dédale sous la fusillade. Une reconnaissance où l’on aurait pu compter les trous de loup et les meurtrières, eût fourni la conclusion que cette attaque n’était pas praticable.

    Enfin, l’assaut du 25 février a réussi ; et cette raison a du prix, puisqu’il s’agit de la plus chanceuse des actions de guerre, du fait dont l’insuccès tient à une pente que le sang a rendue glissante ; le succès à un homme qui se présente, se dévoue et se fait tuer.

    Le contre-amiral Page, suivant le plan tracé d’avance, avait enlevé, le 25 février, tous les forts qui défendaient le cours supérieur du Don-chaï et en particulier ceux de Yen-lock. La division placée sous ses ordres se composait de la Renommée, du Forbin, du Monge, de l’Avalanche, de la canonnière n° 31, du Sham-Rock, et du Lily. Tous ces bâtiments furent touchés par l’ennemi, et eurent plusieurs hommes tués ou blessés.

    Le commandant en chef établit son quartier général dans le réduit du Mandarin. Les troupes, après avoir repris leurs sacs, furent casernées dans les logements annamites qui formaient une longue rue vers la partie septentrionale du camp. La moitié des blessés environ furent immédiatement évacués par Caï-maï sur l’hôpital de Cho-quan. Les autres furent reçus dans une am- bulance établie à Ki-hoa.

    Le soir même, les convois avaient tiré de la redoute de Caï-maï une quantité de munitions égale à celle qui avait été consommée le matin, et trente mille cartouches qui devaient former un dépôt de munitions à Ki-hoa. La pointe que l’armée allait pousser sous peu de jours dans le haut du pays nécessitait l’établissement d’un parc intermédiaire.

    La conduite des Annamites dans la journée du 25 février présente une grande singularité. Elle est une preuve de leur flexibilité dans le courage, mais elle dérange le trait constant de la figure des Asiatiques. Là, fut accepté ce face-à-face qui les trouble nerveusement et si fort qu’ils songent alors à mourir, et non plus à se défendre. Comment expliquer en effet, si ce n’est par l’infériorité de la volonté, ces succès toujours les mêmes de quelques centaines d’Européens qui marchent en avant et renversent des milliers d’ennemis qui sont braves ?

    L’infériorité des instruments de destruction ne fournit pas une explication suffisante, car il est certain que, la lutte étant acceptée jusqu’à des distances assez réduites, cette infériorité diminue, et qu’une mauvaise escopette tue aussi bien à dix pas qu’une carabine à tige.

    La journée du 25 février, où les Annamites ne cédèrent pas le terrain, et où un grand nombre d’entre eux se firent tuer sur leurs banquettes, présente donc un caractère presque unique. Ils ont paru persuadés d’abord que les Français et les Espagnols échoueraient au milieu des trous de loup ; ensuite qu’ils seraient obligés de rétrograder sous les coups de fusil et de hallebarde, sous les fusées de main et les pots à feu.

    Les troupes expéditionnaires firent preuve d’élan, puis de solidité. Celui qui les conduisait eût pu dire comme Montluc : « Je me retournai trois fois, et vis qu’on me suivait bien ».

     La confiance resta entière, et le danger resserra la discipline. Malheureusement, au milieu de tant d’obstacles et de la fumée produite par un feu violent de mousqueterie, les officiers ne purent être vus et reconnus que d’un petit nombre d’hommes placés à leurs côtés. Leur vêtement différait peu de celui des simples marins ou soldats : une chemise de laine et de vieux galons. Cet inconvénient, qui faillit être funeste, frappa ce jour-là tout le monde, et la troupe la première. Plus tard, comme il arrive, on ne s’en soucia plus.

    L’amiral remercia l’armée de la générosité avec laquelle, depuis le premier jusqu’au plus humble, chacun avait fait le sacrifice de sa vie. Dans une pièce qui ne séparait aucun grade, il distribua à un petit nombre la louange publique de l’ordre du jour. Cette récompense était considérée comme la plus belle sous le premier Empire. Aucune décoration ne valait alors une citation. L’abus qu’on en a pu faire, n’altérera jamais d’une manière définitive la valeur d’une distinction qui va toucher si sûrement le cœur de l’homme, et que rajeunit puissamment le souvenir d’une rencontre sanglante.

    Mais sur cette terre lointaine, quel prix n’avait pas une distinction publique ! Ceux qui en étaient l’objet, pensaient qu’elle serait connue de leurs parents, de leurs amis. Le danger, les rudes travaux étaient alors oubliés. Il semblait que la distance disparût pour les marins et les soldats de Cochinchine.

    Un regard de la France les consolait.

     

  • One Response à “Le 24 février 1861 – La bataille de Ki-hoa”

    • François Sagot on 23 janvier 2016

      Merci !…
      J’ai lu ce « Récit » avec attention car, si je ne me trompe pas, mon arrière-Grand-Père y a participé.
      J’ai découvert sur Internet un Site de « Médaillés Militaires » sur lequel il apparait:
      DANDRE Louis – Matelot- (Il était « Charpentier de Marine » et peut-être « Quartier Maitre » , d’après mon père ?? Il est né à Escoeuilles, près de Boulogne sur mer le 28/10/1833 et mort à Boulogne en 1912.)
      - Décret du 22/4/1861 -Ministère de Marine et Colonies -Il a été blessé et a reçu la médaille Militaire et une Citation pour « belle conduite aux attaques des lignes de Ki Hoa et la prise des forts de la rivière « Saigon ».
      Ca me touche beaucoup de pouvoir lire ce qu’il a vécu. IL y a longtemps que je cherchais à en savoir un peu plus sur lui.
      Il apparait aussi sur le Décret du 9/3/1959 – Il est alors Matelot 2è Classe sur « La Némésis », il reçoit aussi la Médaille Militaire mais pourquoi ??
      D’après mon père, qui l’a connu, il aurait fait 7 « Campagnes » à cette époque là ??? Louis Adonis lui avait raconté un fait qu’il avait vécu auprès du Commandant « Jauréguiberry », Adonis aurait été son Ordonnance ???
      Comment pourrai-obtenir d’autres renseignements sur cet Arrière Grand-Père, en avez-vous une idée ?

      Merci encore pour ce moment très fort que je viens de vivre grâce a cette publication.
      Cordialement

      François Sagot

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