D’après « La grande guerre du XXe siècle » – 1916
Origine et but.
L’idée de la création d’une nouvelle décoration, permettant de récompenser, dans une plus large mesure, les actions d’éclat accomplies par nos soldats sur le champ de bataille, fut émise dans la presse par M. Maurice Barrès. Cette initiative, accueillie avec faveur, aboutit à une proposition de loi de M. Georges Bonnefous, député de Seine-et-Oise.
Cette proposition fut discutée à la Chambre des députés le 4 février 1915.
Le lieutenant-colonel Driant, rapporteur de la Commission de l’armée, était revenu du front pour la défendre. Il prononça un beau discours dont nous citons ci-après les principaux passages (Journal Officiel, 5 février 1915) :
Discours du lieutenant-colonel Driant.
Messieurs, votre Commission de l’armée, à l’unanimité, a voté la création d’un insigne récompensant la valeur militaire. M. le ministre de la Guerre a bien voulu se rallier à cette idée. Par conséquent, au point de vue du principe, aucune controverse, aucune discussion ; et il semblerait que nous n’ayons plus qu’à demander à la Chambre, de sanctionner par son vote le texte qui lui est proposé.
Il nous a paru, cependant, à la suite d’une mise au point faite, hier, à la Commission de l’armée, qu’il ne serait pas inutile, d’abord, de préciser le caractère de cet insigne nouveau.
Quand notre éminent collègue M. Maurice Barrès éleva la voix le premier – et j’ai l’agréable devoir de le rappeler et de le remercier – tous ceux qui, dans cette Chambre, ont vu à l’œuvre les combattants de cette phalange de première ligne journellement décimée et se renouvelant sans cesse, donnèrent leur signature à l’appui de la proposition de mon collègue et ami M. Bonnefous. Tous applaudirent à l’idée sans distinction de parti.
Dans l’esprit de M. Barrès, on distinguait surtout le désir de manifester la gratitude du Parlement et du pays à ceux qui, depuis six mois, constituent à ce pays, un rempart désormais inébranlable.
Je me permets de signaler à M. Barrès qu’il y a autre chose, dans l’heureuse initiative qu’il a prise. La récompense nouvelle qui va devenir d’un seul coup – ne vous y méprenez pas – l’une des distinctions les plus enviées, sera surtout une source profonde, une source merveilleuse d’émulation.
Non pas, Messieurs, que le courage français, même après six mois de durs efforts, ait besoin qu’on lui rende du souffle ; il n’en a pas besoin, il ira jusqu’au bout. Demain comme hier, il se manifestera aussi fécond en dévouements de toutes sortes, que cette croix lui soit offerte ou non.
Mais dans les conditions nouvelles de cette guerre, où, au choc retentissant des armées, a succédé l’interminable série des actes de bravoure, c’est mettre entre les mains des chefs militaires un levier d’une puissance incomparable.
Cela est si vrai, que ce levier, les principales armées de l’Europe le possèdent. La Russie a la croix de Saint-Georges, l’Angleterre la croix de Victoria, l’Italie la médaille de la valeur militaire. La France n’a rien d’équivalent.
J’entends bien que l’on me répond que nous avons la Légion d’Honneur, le plus brillant, le plus beau de nos insignes nationaux et peut-être même de tous les insignes connus. Nous avons aussi la Médaille militaire, qui est une distinction infiniment précieuse, surtout lorsque, comme notre collègue M. Maginot, on l’a gagnée les armes à la main, ou bien encore lorsque, comme le généralissime, on la reçoit comme récompense suprême de la main du chef de l’Etat, décernée par la nation tout entière. Rien de plus beau, en effet, que ces deux décorations françaises.
Mais si le nombre en est suffisant en temps de paix, il est totalement insuffisant en présence des nombreux actes d’héroïsme dont s’enorgueillit aujourd’hui la nation. Accroître ce nombre est impossible au delà d’une certaine limite, puisqu’une dotation pécuniaire est attachée à chacune d’elles.
De plus, elles se donnent en temps de paix à l’ancienneté et nous tenons à récompenser uniquement des actes de guerre.
Enfin, et surtout, la Légion d’Honneur et la Médaille militaire ne peuvent payer les dévouements qui se traduisent par le sacrifice instantané de la vie. Nous avons vu un ministre de la Guerre essayer de décorer un aviateur tombé en service commandé et se heurter aux règlements de l’Ordre de la Légion qui ne permettent pas d’accrocher un ruban rouge sur une poitrine qui ne bat plus.
Dans l’armée française donc, le chef qui veut proclamer le courage d’un soldat, n’a à sa disposition qu’un moyen, c’est la citation.
Alors que voyons-nous ? Dans cette guerre, où sur un rempart de deux millions de poitrines jaillissent quotidiennement des centaines d’actes de bravoure, nous voyons les citations réservées, pour la plupart, à ceux qui sont tués ou blessés, à ceux qu’on ne veut pas voir disparaître sous la croix de bois de nos sépultures militaires sans proclamer leurs noms glorieux à la face du pays.
C’est ainsi que si vous prenez deux numéros du Journal Officiel au hasard, ceux des 16 et 17 décembre par exemple, vous voyez pour l’un, sur 97 cités de tous grades, 20 citations attribuées à des blessés, 31 à des tués. Pour l’autre, sur 199 citations, 58 sont attribuées à des blessés, 69 à des tués.
Et qu’est-ce que la citation elle-même ? Messieurs, un résumé bien terne et bien incomplet de l’acte accompli.
Prenez un numéro du Journal Officiel de ces derniers jours, et que nos camarades de l’armée de mer, dont on connaîtra plus tard la part glorieuse dans le refoulement de la vague germanique au bord de l’Yser, me permettent d’emprunter ces noms à leur tableau d’honneur :
- Ceynet, capitaine de frégate : tué à quelques mètres des tranchées ennemies en conduisant ses hommes à l’assaut.
- Benoit, lieutenant de vaisseau : tué à la tête de sa compagnie pendant un assaut.
- Pion, enseigne de vaisseau de réserve ; Seveno, Souben, Deniel, officiers des équipages de la flotte : tués à la tête de leur section pendant un assaut.
Evidemment, ces citations ont, par leur simplicité même, une admirable beauté, une beauté tragique. Mais rendent-elles tout l’héroïsme dépensé et surtout, quand le Journal Officiel a paru, qu’en reste-t-il ? C’est à cette dernière question que nous avons voulu répondre. Nous avons voulu que les combattants morts au champ d’honneur en accomplissant un acte de bravoure au pays par ses résultats, utile à l’armée par l’exemple, puissent léguer à leurs familles et à leurs enfants autre chose que quatre lignes noyées dans une colonne de journal.
L’armée, ou plutôt la nation tout entière en armes, vous sera reconnaissante de créer et de créer tout de suite – ai-je besoin d’insister sur ce dernier mot ? – cette croix de guerre, dont le grand chancelier de la Légion d’honneur a approuvé le nom bref, clair et fier – simple croix de bronze, ce qui ne l’empêchera pas, réalisée par un artiste, de comporter certains attributs qui l’embelliraient, – ceci pour répondre au vœu d’un de mes collègues, M. Bracke – elle sera la même pour tous.
Par la couleur de son métal, comme par celle de son ruban, elle répond à la nécessité nouvelle de ne plus offrir de point de mire à l’ennemi comme le ruban rouge. Portée sur la capote, elle sera assez visible cependant pour désigner dans la tranchée, quand le chef sera tombé, le plus digne, celui qu’il faut suivre.
Vote de la loi à la Chambre des députés.
La discussion porta principalement sur l’attribution de la croix de guerre.
Le ministre de la Guerre, M. Millerand, voulait que seuls en fussent pourvus ceux qui auraient mérité une citation à l’ordre de l’armée. Plusieurs députés, au contraire, proposaient qu’elle fût attribuée à tous ceux qui auraient obtenu : une citation soit à l’Armée, soit au Corps d’Armée, soit à la division, soit à la brigade, soit enfin au régiment.
C’est à cette décision que la Chambre s’arrêta en votant l’article unique de la proposition de loi, conçu en ces termes :
Article unique – Il est créé une croix, dite « croix de guerre », destinée à commémorer, depuis le début de la guerre de 1914-1915, les citations individuelles des officiers, sous-officiers, caporaux et soldats des armées de terre et de mer, à l’ordre de l’armée, des Corps d’armée, des divisions, des brigades et des régiments.
Discussion au Sénat : les aumôniers et la forme de la décoration.
Transmis au Sénat, ce texte, voté par la Chambre le 4 février 1915, ne fut discuté que les 25 et 26 mars 1915. La Commission sénatoriale de l’armée se refusa à suivre la Chambre, et n’admit que les citations à l’ordre de l’armée pour donner droit à la nouvelle décoration. C’est cette décision que défendit longuement son rapporteur, M. Murat. De ce fait, la discussion fut plus longue et plus laborieuse qu’à la Chambre des députés.
Parmi les multiples questions qui furent abordées, signalons-en au moins deux : la première vise les aumôniers et autres personnes n’appartenant pas à l’armée et qui pourtant, peuvent être l’objet de citations à l’ordre du jour ; la seconde concerne la forme même de l’insigne nouveau.
Répondant à M. Dominique Delahaye qui proposait un amendement pour que les aumôniers militaires fussent mentionnés dans la loi, M. Millerand s’exprima en ces termes (Journal Officiel, 27 mars 1915) :
L’honorable M. Delahaye, dans un amendement, propose d’ajouter à l’énumération du texte de la Commission « les aumôniers ». Sur le principe même, il ne peut y avoir d’objection de la part d’aucun membre du Parlement. Devant l’ennemi, il n’y a ni Catholiques, ni Protestants, ni Israélites, ni Musulmans, ni libres-penseurs : il y a des Français qui, chaque jour rivalisent pour montrer, au grand honneur de l’humanité, que toutes les opinions philosophiques et toutes les croyances sont également capables d’inspirer et de soutenir les plus nobles vertus civiques et militaires.
Mais si le principe de cet amendement est indiscutable, que son auteur me permette de lui dire qu’il est à la fois superflu et insuffisant.
Superflu, parce que les aumôniers titulaires, étant assimilés aux officiers, se trouvent déjà compris dans l’énumération du texte de la Commission.
Insuffisant, parce que, et je me tourne ici du côté de la Commission, l’énumération faite dans son texte : « officiers, sous-officiers, caporaux et soldats », risquerait d’exclure un certain nombre de personnes, très peu, mais qui, pour minime qu’en soit le nombre, ne doivent, à mon avis, en aucune façon, être écartées. Ce ne sont pas seulement les aumôniers, ce sont les infirmières, ce sont les religieuses dont un certain nombre ont été citées à l’ordre du jour de l’armée.
Il convient que ces personnes qui ne figurent pas dans les rangs de l’armée, mais qui ont mérité par leur dévouement et par leur courage d’être citées, à côté des soldats, à l’ordre du jour de l’armée, reçoivent comme eux la croix que vous instituez aujourd’hui. Je demanderai donc à la Commission – et je suis sûr d’avance de son assentiment – de vouloir bien supprimer de son texte les mots : « des officiers, etc. » pour laisser simplement les termes : « des citations individuelles pour faits de guerre ».
A ceux qui s’étaient émus de la forme de croix du nouvel insigne – sans d’ailleurs persister dans leur opposition – M. Dominique Delahaye soumit les quelques remarques suivantes (Journal Officiel, 27 mars 1915) :
Je veux simplement répondre à ce passage du rapport de M. Mural : « Mais pourquoi une croix ? Pourquoi pas une étoile comme la Légion d’Honneur, sa glorieuse ancêtre ? Pourquoi, alors que déjà l’appellation rappelle l’insigne odieux distribué à nos ennemis par notre ennemi, lui en donner aussi la forme, quelque entourée d’attributs ou de lauriers qu’elle puisse être ? La croix d’honneur est une étoile : que la croix de guerre soit également une étoile ».
Messieurs, sont en forme de croix les décorations suivantes :
- Belgique : Croix militaire ;
- Espagne : Mérite militaire ;
- Angleterre : Ordre de Victoria ;
- Grèce : Ordre du Sauveur ;
- Italie : Saints-Maurice et Lazare ;
- Monaco : Saint-Charles ;
- Monténégro : Indépendance ;
- Norvège : Saint-Olaf ;
- Pays-Bas : Orange et Lion néerlandais ;
- Roumanie : Ordre d’Elisabeth et de la Couronne ;
- Russie : Saint-Georges et Sainte-Anne ;
- Serbie : Ordre militaire ;
- Suède : Ordre de l’épée, etc.
La croix de guerre appelle la forme d’une croix. Il ne convient pas de refuser la croix en concédant le nom. D’ailleurs, nous avons déjà, en France, la croix du Bénin, en forme de croix.
L’argument de M. le rapporteur, qui mérite une réfutation directe, c’est que la croix de fer étant sur la poitrine de nos ennemis ne doit pas figurer sur la poitrine de nos soldats. Au contraire, il convient de déclarer hautement que la croix de fer de nos ennemis condamne leurs actes de barbarie.
Dix lignes seulement de M. Pierre Nothomb, extraites du chapitre Le défi à Dieu, dans les Barbares en Belgique, nous montrent ce qu’a fait la culture allemande contre des Frères de Doctrine chrétienne et des prêtres qui fuyaient l’incendie de Louvain. « On les pousse dans une porcherie dont on fait, devant leurs yeux, sortir les porcs ; on les déshabille complètement, on vole tout ce que contiennent leurs poches, on lance leur bréviaire sur le fumier, on en arrête qui portent les hosties, on se sert, dans leurs églises, des linges sacrés pour les usages les plus immondes. En même temps qu’on les frappe, qu’on les enferme ou qu’on les insulte, on profane leurs églises, on y force les tabernacles, on fait loger des chevaux dans les sanctuaires d’où on les arrache, on brise les sépulcres des autels, on livre au même vent qui emporte leurs plaintes les reliques des saints, comme à Hastière, où les restes précieux des Vierges de Cologne, qui avaient été respectés par les iconoclastes et la grande Révolution, furent dispersés et foulés aux pieds ».
Voilà les actes que cette croix réprouve, qu’elle soit en fer, en bois ou en or. Mais au moment où cette culture allemande abat avec ses obus la croix et le baptistère de Reims, allez-vous refuser à nos soldats l’insigne de la croix, c’est-à-dire l’insigne de la civilisation chrétienne ?
Je vous en conjure, Messieurs, maintenez comme signe de bravoure la croix qui a sauvé le monde.
Texte de la loi.
Voici le texte qui, finalement, fut adopté au Sénat (26 mars 1915) :
Article unique – Il est créé une croix, dite croix de guerre, destinée à commémorer, depuis le début de la guerre de 1914-1915, les citations individuelles, pour faits de guerre, à l’ordre des armées de terre et de mer, des corps d’armée, des divisions, des brigades et des régiments.
Jusqu’à la cessation de ladite guerre, cette croix sera attribuée, dans les mêmes conditions que ci-dessus, dans les corps participant à des actions de guerre en dehors du théâtre principal des opérations.
Un décret réglera l’application de la présente loi.
Dans sa séance du 2 avril, la Chambre des députés adoptait ce même texte sans discussion. Le 9 avril, il paraissait au Journal Officiel, ayant été signé la veille par MM. Poincaré, président de la République ; Alexandre Millerand, ministre de la Guerre, et Victor Augagneur, ministre de la Marine.
Conditions d’attribution et modèle de la croix de guerre.
Un décret publié au Journal Officiel du 24 avril précisa les conditions d’attribution de la croix de guerre et en décrivit le modèle. En voici le résumé (Bulletin des Armées, 22-24 avril 1915).
La croix de guerre est conférée de plein droit aux militaires des armées de terre et de mer, Français ou étrangers, qui auront obtenu, pour faits de guerre, pendant la durée de la guerre contre l’Allemagne et ses alliés, une citation à l’ordre d’une armée, d’un corps d’armée, d’une division, d’une brigade, d’un régiment ou d’une unité correspondante.
La croix de guerre est également conférée de plein droit aux civils et aux membres des divers personnels militarisés qui auront été l’objet d’une des citations énumérées ci-dessus.
La croix de guerre est conférée, de plein droit, en même temps que la Légion d’honneur ou la médaille militaire, aux militaires ou civils non cités à l’ordre, dont la décoration aura été accompagnée, au Journal Officiel, de motifs équivalant à une citation à l’ordre de l’armée pour action d’éclat.
Le modèle adopté est très beau, avec son ruban chatoyant, chargé d’une palme ou d’une étoile, et sa croix légère.
La croix de guerre est en bronze florentin du module de 37 millimètres, à quatre branches, avec, entre les branches, deux épées croisées. Le centre représente à l’avers une tête de République au bonnet phrygien, orné d’une couronne de laurier, avec, en exergue : « République française ». Il porte au revers l’inscription « 1914-1915 ».
La croix de guerre est suspendue à un ruban vert avec liseré rouge à chaque bord et comptant cinq bandes rouges de 1,5 mm. C’est le ruban de la médaille de Sainte-Hélène.
Elle se porte sur le côté gauche de la poitrine, immédiatement après la Légion d’Honneur ou la médaille militaire.
Les insignes distinctifs des diverses citations sont les suivants :
1° – Pour citation à l’ordre de la brigade, du régiment ou unité assimilée, une étoile en bronze ;
2° – Pour citation à l’ordre de la division, une étoile en argent ;
3° – Pour citation à l’ordre du corps d’armée, une étoile en vermeil ;
4° – Pour citation à l’ordre de l’armée, une palme représentant une branche de laurier en bronze.
Plusieurs citations obtenues pour des faits différents se distingueront par autant d’étoiles correspondant à leurs degrés ou de palmes.
Beaucoup, hélas, de ces vaillants cités à l’ordre du jour sont tombés au champ d’honneur. Mais la croix qu’ils avaient payée de leur sang sera remise à leurs familles à titre de souvenir et dans l’ordre suivant : le fils aîné ou la fille aînée, le père, la mère, le plus âgé des frères ou, à défaut d’un frère, la plus âgée des soeurs, et ainsi de suite dans l’ordre successoral. Ces familles conserveront avec orgueil ce glorieux souvenir des héros qu’elles ont donnés à la patrie.
Monique Bourgeois on 23 avril 2015
J’ai bien aimé votre historique sur la Croix de Guerre.
J’ai mis votre site en lien sur l’article que je publie aujourd’hui sur cette décoration, sur mes deux blogs.
Félicitations pour votre beau travail.
Cordialement
Monique B.