La retraite de l’armée de l’Est en Suisse
D’après « Gaulois et Germains, récits militaires » – Général Joachim Ambert – 1885
Le général Clinchant eut donc le malheur de remplacer le général Bourbaki à la tête de l’armée de l’Est. Mais que pouvait-il faire ? Son unique espoir était de battre promptement en retraite sur Pontarlier. Les chemins couverts de neige et de glace rendaient la marche difficile ; les hommes, affaiblis par les privations, ne pouvaient tenter aucun effort vigoureux ; enfin il fallait se hâter pour éviter une capitulation.
Clinchant arrivait, le 28 janvier, autour de Pontarlier, traînant une foule d’hommes silencieux, souffrant du froid et de la faim. Le général ne pouvait avoir qu’une pensée : c’était de garder la seule route demeurée libre pour lui, celle de Mouthe, par laquelle il pouvait encore peut-être, en se glissant le long de la frontière suisse, regagner les lignes de Lons-le-Saulnier, de Bourges et de Lyon.
Il avait même chargé Crémer d’aller occuper avec ses forces, quelques-unes des positions qui pouvaient lui assurer ce passage. Mais l’ennemi fermait toutes les issues et plaçait l’armée française dans l’alternative de capituler ou de se jeter sur le territoire helvétique.
Le 28, de forts détachements de Manteuffel étaient déjà vers le sud à Nozeroy, à Champagnole, menaçant précisément le passage de Mouthe. D’autre part, les soldats de Werder, descendant du Nord, suivaient la frontière suisse par Morteau.
Le 29 janvier, les troupes allemandes serraient de près Pontarlier et arrivaient à quelques kilomètres de la ville, où les soldats de Clinchant se battaient encore vivement.
Le cercle se resserrait d’heure en heure, lorsque tout à coup, une nouvelle se répandit prompte comme l’éclair, allant de village en village, de bataillon en bataillon. On racontait qu’un armistice général venait d’être signé, suspendant les combats et préparant la paix.
En effet, le 28 janvier, un armistice paraissant s’appliquer à la France entière comme à Paris, était signé à Versailles.
Mais cet armistice renfermait un article terriblement élastique. Au sujet des limites à fixer entre les armées belligérantes, il y était dit : « A partir de ce point (les départements de l’Est), le tracé de la ligne sera réservé à une entente qui aura lieu aussitôt que les parties contractantes seront renseignées sur la situation actuelle des opérations militaires en exécution dans les départements de la Côte-d’Or, du Doubs et du Jura ».
Cet article prêtait à des interprétations diverses.
C’était la paix ou la guerre ; suivant le bon vouloir de l’état-major allemand. Le choix de M. de Moltke était fait d’avance, car il adressait cette dépêche au général de Manteuffel, le 28 janvier, à onze heures du soir : « Les départements de la Côte d’Or, du Doubs et du Jura ne seront compris dans la trêve que lorsque les opérations commencées de notre côté auront amené un résultat ».
M. de Moltke ajourne donc la trêve jusqu’au moment où les opérations lui auront donné la victoire !
De son côté, M. Jules Favre, qui allait à Versailles avec l’idée fixe et presqu’unique de délivrer Paris, et qui ne connaissait pas la situation de notre armée de l’Est, se laissait tromper par le subterfuge diplomatique de M. de Bismarck et les conséquences militaires qu’en tirait M. de Moltke.
Mais, sans mettre en doute la bonne foi de M. Jules Favre, il faut reconnaître qu’il commettait un oubli impardonnable en annonçant à la délégation de Bordeaux qu’un armistice était signé, sans préciser la condition exceptionnelle faite à l’armée de l’Est. De son côté, cette délégation de Bordeaux signifiait à tous les chefs militaires et particulièrement au commandant de l’armée de l’Est, les renseignements qu’elle venait de recevoir.
Nos généraux, autour de Pontarlier, se croyaient donc protégés par un armistice et suspendaient leurs mouvements, tandis que Manteuffel, exactement renseigné par M. de Moltke, poursuivait ses opérations avec une ardeur nouvelle, refusant même une trêve de trente-six heures que le général Clinchant lui demandait pour en référer à Bordeaux.
Ceci se passait le 30 et le 31 janvier. Les Allemands resserraient le cercle de fer et de feu autour de nos malheureux soldats, qui, pendant un instant, avaient cru à l’armistice, et se trouvaient encore plus découragés en reprenant les armes.
Réduit à la plus cruelle extrémité, ne pouvant plus combattre que pour mourir, ne voulant pas capituler comme à Sedan, Clinchant n’eut qu’une pensée, sauver ses soldats et le matériel de son armée, en cherchant un refuge au delà de nos frontières, sur un territoire neutre. Le général suisse Herzog arrivait précisément à Verrières (arrondissement de Pontarlier, sur la frontière suisse), pendant la nuit du 31 janvier au 1er février. Une convention fut signée.
A ce moment même, 1er février 1871, notre armée si malheureuse se montrait brave jusqu’à l’héroïsme. Serrée de près par les Allemands, entre Pontarlier et Verrières, à la Cluse, elle soutenait une lutte sanglante.
Pallu de la Barrière, l’intrépide marin nommé général à titre auxiliaire, et le général Billot livraient un terrible combat et jetaient un dernier éclat sur nos armes. La 2e division du 15e corps, commandée par le général Rebilliard, fit preuve d’une remarquable fermeté. Après les combats livrés par elle le 25 et le 26 janvier, forte encore de 12000 hommes, elle fut laissée à Besançon pour défendre les approches de cette ville. Elle arrêta l’ennemi, qui s’avançait par l’ancienne et la nouvelle route de Quingey pour s’emparer des hauteurs de Larnod, de Pugey et d’Arguel, d’où il eût pu menacer la place.
Puis tout était fini et l’armée de l’Est n’était plus.
Pallu de la Barrière, après son combat de la Cluse, s’échappait à travers les neiges de la montagne à la tête de quelques hommes résolus. Crémer s’éloignait aussi avec une partie de ses troupes. Des hommes isolés, de petits groupes de soldats se glissaient dans les gorges de la frontière sans s’éloigner de la France.
Hélas ! Depuis six mois, la patrie avait vu les capitulations de Sedan et de Metz. Elle voyait Paris capituler à son tour, et l’armée de l’Est tomber d’épuisement ! Jamais, aux plus mauvais jours de l’histoire d’un peuple, pareils désastres ne s’étaient succédé à si courte distance.
Dans la nuit du 31 janvier au 1er février 1871, les habitants de Verrières virent arriver le général Herzog, commandant de l’armée helvétique. Il se mit au travail. Deux heures plus tard, un officier français, envoyé par le général Clinchant, se présentait au général suisse.
Cet officier, couvert de neige, tremblant de froid, pâle et désolé, venait pour négocier les conditions du passage de l’armée française sur le territoire de la Suisse. Sans vouloir prendre une minute de repos, refusant toute nourriture, l’officier français suppliait de faire vite, car les Prussiens arrivaient. La convention fut conclue, écrite à trois exemplaires, signée séance tenante, à la lueur vacillante d’une chandelle, à quatre heures et demie de matin.
Il fut convenu que l’armée française entrerait en Suisse en déposant sur le territoire neutre, ses armes, équipements et munitions qui seraient restitués après la paix et le remboursement des dépenses ; que les chevaux, armes et effets des officiers seraient laissés à leur disposition ; que des instructions ultérieures seraient données à l’égard des chevaux de troupe ; que les voitures de vivres et de bagages, après avoir déposé leur contenu, retourneraient immédiatement en France avec leurs conducteurs et leurs chevaux ; que la Confédération garderait jusqu’au règlement des comptes, les voitures du trésor et les postes ; qu’elle se réservait la désignation des lieux d’internement et les prescriptions de détail destinées à compléter la convention.
Ces articles à peine dictés et signés par le général Herzog, l’officier français se leva de sa chaise comme agité par une fièvre ardente. Il fut accompagné par un aide-de-camp du général Herzog. Le jour ne paraissait pas encore, lorsque les deux officiers, haletants, se précipitèrent vers notre malheureuse armée.
Dans la partie française de Verrières, un homme attendait, calme en apparence, mais torturé d’émotions. Il était enfermé dans une petite chambre, au rez-de-chaussée d’une pauvre maison du village. Deux soldats étaient étendus sur le lit qui meublait cette pièce, d’autres dormaient sur le plancher et l’on ne pouvait faire un pas sans marcher sur un bras ou une jambe.
L’homme qui attendait devenait de plus en plus agité et anxieux, interrogeant sa montre pour connaître l’heure, prêtant l’oreille aux bruits du dehors. Il était assis près d’une petite table malpropre.
Cet homme était le général Clinchant, le dernier commandant de l’armée de l’Est. Derrière lui, se tenaient immobiles et silencieux, son chef d’état-major et quelques officiers. Plus loin, la propriétaire de la chambre, une vieille femme, les mains jointes sous son tablier, et une jeune fille, presque une enfant, qui regardait avec stupeur ce qu’elle ne comprenait pas. Une lumière agitée par le vent éclairait à peine ce sinistre tableau.
Un bruit se fit entendre, et Clinchant se leva. Les deux officiers qui apportaient la convention entrèrent et la remirent au général. Il la lut rapidement et la donna au chef d’état-major en disant : « Ne perdons pas une minute, car le jour va paraître ». Puis, se ravisant, il signa l’un des exemplaires, que l’officier suisse emporta au général Herzog.
Ce fut donc dans cette misérable chambre que fut signée la convention qui arracha 85000 Français des mains de l’ennemi.
Après avoir apposé sa signature, le général Clinchant donna ses ordres à l’état-major, et les officiers se rendirent auprès des troupes. Bientôt, dans tout le camp, un cri se fit entendre : En Suisse, en Suisse, le passage est libre !
Alors les troupes, qui s’étaient amassées aux extrêmes confins, s’ébranlèrent.
Leur entrée se fit par un étroit chemin creusé entre deux murs de neige. En entrant, chaque homme jetait sa cartouchière et ses armes sur le bord de la route, où elles formèrent, pendant plusieurs jours, un épaulement de deux mètres de haut. Le défilé continua sans interruption pendant quarante-huit heures.
Les premiers qui passèrent, a dit un écrivain suisse, étaient des artilleurs avec pièces et caissons, en bon ordre, à pied, à cheval ou juchés jambes pendantes sur les chariots. Beaux hommes, grands et forts, à l’air résolu, au regard doux. A leur poste, à leur rang, les officiers marchaient sérieux et dignes. Tous les regards semblaient dire : Quel malheur, n’est-ce pas ? Avec de pareils canons, être réduits là ! Et comme on leur offrait du vin : « Merci, disaient-ils ; gardez pour ceux qui nous suivent ».
Le lendemain, d’autres soldats, ceux qui, commandés par le général Billot, avaient vigoureusement soutenu la retraite, entrèrent aussi en bon ordre, marchant d’un pas martial et nerveux, le sac droit, la tente-abri pliée régulièrement.
Mais les autres ! Mais la foule ! Qu’on se figure une masse débandée s’engouffrant dans tous les passages praticables, non seulement à Verrières, mais à Jougne, aux Fourgs, aux Brenets, dans toutes les vallées du Jura. Puis les troupes que Crémer cherchait à ramener dans le pays de Gex par la Faucille, coupées à Morez par les Prussiens et rejetées dans les montagnes, roulèrent en Suisse par tous les chemins frayés ou non, qui tombent dans le val de Joux.
Tous les régiments disloqués, débandés, n’ayant plus ni chef ni drapeau, couraient au hasard et apparaissaient tout à coup par troupeaux de 10000, de 20000 hommes dans telle petite ville, Orbe, par exemple, qui ne les attendait pas.
Les chevaux faisaient peine à voir : exténués, traînant les jambes, allongeant le cou, tête pendante, glissant à chaque pas, affamés, on les voyait ronger l’écorce des arbres, les cordes, les barrières, les roues des canons, les flasques des affûts. Ils s’arrachaient l’un à l’autre les crins et les dévoraient. Quantités de chariots étaient restés plusieurs jours attelés, et les Prussiens avaient pris tout le fourrage sans s’occuper des chevaux. Aux descentes, les malheureuses bêtes s’affaissaient sous leurs cavaliers ou devant les fourgons. Les canons qui roulaient sur elles les traînaient ainsi jusqu’en bas. On les jetait alors sur les bords du chemin où elles mouraient lentement. Toutes les routes, depuis Héricourt jusqu’au val de Travers, étaient couvertes de chevaux morts.
Les hommes rôdaient pêle-mêle entre les roues de milliers de chars qui encombraient la voie ou roulaient en torrents dans la chaussée du chemin de fer. Ce n’était plus une armée, et certes la retraite de Russie n’avait pas offert un spectacle aussi lamentable.
Les officiers ne cherchaient même pas à maintenir l’ordre. Ils marchaient en sabots, en pantoufles, au milieu des soldats sans chaussures, qui déchiraient des pans d’habit pour soulager leurs pieds gelés. On enfonçait dans la neige jusqu’aux genoux, on se traînait lentement, le dos courbé, la tête basse, les yeux rougis et les lèvres enflées.
Ainsi passaient dragons et lanciers, spahis et turcos, zouaves et francs-tireurs, mobiles et soldats de la ligne. Il y avait de grands manteaux, les uns rouges, les autres blancs. Il y avait des cabans marron, des vareuses bleues, des pantalons garance et jusqu’à des vêtements de femme, des couvertures de lit, des rideaux de fenêtre. Toutes les coiffures du monde défilaient, depuis le fez arabe jusqu’au béret des Pyrénées. Il ne manquait que le casque de l’homme de guerre.
Les seize degrés de froid ne permettaient pas le moindre dialogue ; mais si quelque parole s’élevait au-dessus de la foule, il eût été difficile de dire à quelle nation appartenait ce torrent humain. L’alsacien se croisait avec le patois de l’Auvergne, et le bas-breton ripostait au turco qui blasphémait en termes de l’Orient.
Cette multitude, qui se traînait, laissait encore des traînards en arrière. Ceux-là étaient de pauvres enfants voués à la mort. Ils avaient suivi la compagnie pendant une semaine, et, les pieds enflés, ils s’étaient arrêtés sur la route. Les camarades les croyaient morts et nul ne songeait à eux. Ils n’avaient plus de chefs, plus de compagnons, et les distributions de vivres se faisaient sans eux. On en trouvait mourant aux fossés de la route, la tête sur leur sac et le fusil sur la poitrine.
« Nous avons vu entrer en Suisse des adolescents qui vivaient encore, mais décharnés, tremblants de fièvre, les yeux enfoncés et ternes ; ils marchaient d’un mouvement machinal, sans savoir où ils allaient ; ils regardaient sans voir. Ils se laissaient abattre par l’ennemi qui, de loin, par derrière, jusqu’à la dernière heure, sans un éclair de pitié, tirait sur eux. Les obus, partant de batteries invisibles, passaient par-dessus la montagne et venaient éclater sur la route.
Ainsi défilait cette lugubre procession de corps inertes avec la stupeur et l’égoïsme du désespoir, abandonnant leurs morts, leurs mourants, s’abandonnant eux-mêmes, refusant parfois la vie que vous veniez leur rendre, vous disant, lorsque vous leur tendiez une gourde :
- Laissez-moi tranquille.
- Mais que voulez-vous donc ?
- Je veux mourir ».
Ainsi entrèrent sur le territoire suisse, avec plusieurs milliers de chevaux et des centaines de canons, 2110 officiers et 82271 sous-officiers et soldats de l’armée de l’Est, sans compter tous ceux qui purent échapper sous un déguisement ou à l’abri de la croix rouge, les infirmiers entre autres et un grand nombre de chirurgiens qui se regardèrent comme affranchis de tout service et laissèrent aux mains des Suisses près de 6000 malades.
Les forces helvétiques n’étaient pas en nombre, et dans tel passage, une simple sentinelle recevait les armes de plusieurs bataillons. Cependant l’ordre régna partout.
Les généraux purent choisir leur résidence. Les officiers se fixèrent dans six villes, ou, prisonniers sur parole, ils reçurent une solde et vécurent à leur gré. Les soldats, distribués dans 175 dépôts et soumis au code militaire du pays, furent traités comme les milices suisses en garnison, nourris, logés et payés à raison de 25 centimes par jour et par homme.
L’administration suisse n’était pas organisée pour tant de besoins nouveaux. Il fallut donc créer des services.
Un jour, cent cinquante mille lettres tombèrent tout à coup, venant de Mâcon. Quel travail ne fallut-il pas pour découvrir, dans les 175 dépôts d’internés, l’homme auquel la famille adressait un souvenir ? On y parvint à peu près à force de travail. « Songe-t-on bien, disait un Suisse, à ce que peut contenir une feuille de papier mise à la poste ? Parfois un pieux souvenir qui rend la vie ; parfois des secours urgents, attendus avec angoisse, et toujours, au moins, des nouvelles de la famille, des consolations, une bouffée de l’air du pays, une preuve qu’on n’est plus seul ! ».
Les soldats français se montrèrent doux et bons, reconnaissants et dévoués. Le conseil fédéral adressa au général Clinchant une lettre « pour rendre hommage à la bonne conduite qui n’a cessé de régner parmi les officiers et les soldats de l’armée de l’Est pendant son internement en Suisse, et qui a largement contribué à faciliter la tâche du gouvernement fédéral et des gouvernements cantonaux ».
Les officiers français consignés à Interlaken envoyèrent quinze cent cinquante-quatre francs (1554) pour secourir les Suisses enfermés dans Paris. Il y eut un grand nombre de souscriptions semblables, et beaucoup de pauvres soldats apportaient leurs cinq sous.
Au premier bruit de guerre, les Suisses établis à Rome, ceux fixés en Allemagne, ceux-là mêmes qui habitaient l’Amérique, écrivirent qu’ils accourraient au premier appel en cas de danger. Toutes les caisses, les moindres bourses s’ouvrirent. La Suisse avait besoin d’argent pour nourrir les internés et les troupes qui les gardaient, et demandait 15 millions : on en souscrivit plus de cent (106.126.500 francs).
Les soldats internés furent admirablement traités par les populations suisses. Ils trouvèrent partout les secours délicats du foyer. On leur faisait prendre des bains, on fournissait le linge, les vêtements, les chaussures. Des repas de chaque jour étaient installés dans les établissements publics : ils se composaient d’excellente viande en énormes tranches, de légumes frais, de bon bouillon.
Les médecins suisses soignaient les soldats internés avec une véritable affection. Enfin, on ne saurait dire qui veillait sur eux, à côté des employés du gouvernement et des autorités, des milices suisses et des gens d’Eglise. Il faut un mot nouveau pour cette immense charité : « tout le monde ».
Au camp de Wislerfeld, à une demi-lieue de Berne, en face des Alpes, quinze cents soldats français vivaient dans des barraques confortables. A l’heure des repas, les enfants du pays accouraient en foule et y prenaient place comme les petits frères de la maison. Les mères riaient de bon cœur de cette hospitalité naïve et touchante.
Dès la première heure, le jour de l’entrée en Suisse, pendant le défilé lamentable, la foule bordait les routes, les mains pleines de cigares, de vivres, de liqueurs. Au Val de Travers, où il n’y avait pas de locaux disponibles pour recevoir tant d’hommes, la population ouvrit toutes ses portes : les maisons, les granges, les écuries furent bientôt encombrées de soldats. Une vieille blanchisseuse livrait son unique chambre à six hommes, et passait la nuit dans sa cuisine à laver et à sécher leur linge pour le lendemain. Une autre femme, pauvre, rencontre sur la route un blessé, dont les pieds gelés sont nus. Elle ôte ses souliers et ses bas et les donne au soldat. Puis elle se remet en chemin, nu-pieds dans la neige ; la pauvre femme avait encore une heure à marcher pour regagner sa chaumière.
Pendant une froide nuit un fermier loge volontairement chez lui, cinquante chevaux et sept cents hommes ; il donne tout ce qu’il possède, son pain, son foin, son avoine, son bois. Le lendemain, il n’avait plus rien, mais il avait secouru des soldats malheureux.
Des faits semblables se sont produits partout : à Fribourg, dans le Val de Joux, dans le Val de Travers, dans les vallées bernoises. Ils se passaient trop souvent loin du regard des hommes, et jamais la patrie française n’avait reçu d’aucun peuple de telles preuves d’amitié.
Neufchâtel a été particulièrement admirable. Cette ville se vit tout à coup encombrée de canons, de chars, de chevaux et d’hommes aux vêtements déchirés. Tous les établissements publics furent ouverts, et la foule s’y précipita pêle-mêle.
Les classes, les castes, les partis, les sectes mêmes, furent confondus à l’instant même. On voyait les hommes les plus riches et du meilleur monde, traverser les rues emportant sur leurs épaules des charges de paille. Les puritains faisaient des distributions de vin chaud dans les églises ; des femmes élégantes, agenouillées devant les soldats qui avaient le plus souffert de la marche, lavaient leurs pieds meurtris, sanglants et gelés.
L’exemple de Neufchâtel fut bientôt suivi partout. Les temples, transformés en ambulances ou en dortoirs, montraient la charité dans ce qu’elle a de plus touchant.
A Lausanne, depuis le premier jusqu’au dernier passage des internés, des groupes d’hommes et de femmes stationnaient sur les quais du chemin de fer, avertis d’avance du nombre de soldats valides, malades ou blessés qui devaient traverser la gare. Pendant « les cinq minutes d’arrêt », les portières étaient littéralement assaillies par de braves gens qui offraient, en courant, du pain, du vin, des tasses de soupe, des cigares, des bibles, des mouchoirs de poche.
Le public voulut assister et prendre part à ces distributions ; on établit alors un droit d’entrée à la gare. En payant un franc à la porte, on avait le droit d’aller tendre la main, une main toujours pleine, aux enfants de la France. Le prix d’entrée était aussi pour eux. A Fribourg, les fêtes furent remises à des temps meilleurs. A Aarau, on promena tous les internés en voiture, pour leur montrer les paysages du canton, les monuments historiques, le château de Habsbourg. Enfin des écoles furent fondées pour apprendre à lire aux illettrés ; il y eut des conférences.
Un malade dit un matin à la dame protestante qui le soignait : « J’ai rêvé, cette nuit, que vous étiez la sainte Vierge ». Et la femme se prit à sourire. Une bonne vieille paysanne qui du fond de l’Auvergne était venue à pied, son parapluie rouge sous le bras, dans un village bernois pour voir son petit-fils, ne voulut prendre de repos qu’après avoir trouvé un interprète pour remercier les habitants « au nom de toutes les mères ».
En revanche, les Allemands s’irritaient fort de la charité du peuple suisse.
Après deux mois passés ensemble, et comme dans l’intimité de la vie de famille, les prisonniers et leurs protecteurs se sont quittés les larmes aux yeux comme de vieux amis.
Le nombre des morts, pendant l’internement, ne s’est élevé qu’à 6 pour 1000 hommes.
La Suisse a bien mérité de l’humanité ; elle s’est montrée grande, généreuse et pleine de courage.
Ces tableaux si consolants, qu’on voudrait admirer toujours, ont près d’eux d’autres tableaux bien sombres. Il faut oser s’arrêter devant eux, ne serait-ce qu’au nom de la justice qui a pour devoir de flétrir les honteuses faiblesses.
Pontarlier, la petite ville frontière, avait été envahie inopinément, le 30 janvier 1871, par plusieurs divisions françaises en désordre, qui l’encombrèrent de malades et de mourants. Pontarlier, disait-on, manquait de tout ; il n’y avait ni pain, ni fourrages. Les Français ne purent donc obtenir aucun secours.
Cependant les Prussiens arrivèrent à Pontarlier quatre ou cinq jours après. Ils requirent immédiatement 15000 kilogrammes de pain et 40000 kilogrammes d’avoine pour chaque jour, plus 30000 kilogrammes de café et 20000 kilogrammes de sel, plus 10000 francs en argent le premier jour et 80000 le lendemain. Ils obtinrent tout cela, dans une ville où les Français n’avaient rien trouvé. Il n’est pas sans utilité de signaler de pareils faits.
Dans quelques endroits, les paysans français se montrèrent durs pour nos troupes. On a vu passer entre le Jura et la frontière suisse quelques débris sauvés de l’armée de l’Est. Ils recevaient des cantons voisins des secours de toute espèce. Mais le pays même, un pays français, refusait tout.
Des soldats affamés prièrent l’aubergiste d’un hameau de leur prêter une marmite pour faire la soupe. L’aubergiste leur demanda cinq sous ! Un officier interné racontait aux Suisses : « On nous fait payer trois francs dans notre propre pays 10 kilogrammes de paille, et nous étions dans la neige par 15 degrés de froid depuis trois jours ; 1500 hommes de notre division avaient eu un ou plusieurs membres gelés dans une seule nuit ».
Ponnavoy on 11 mars 2015
Contrairement à ce qui a souvent été dit cette armée (le terme péjoratif mais erroné d’ »armée de Bourbaki » est bien connu) fut courageuse, se battant chaque fois qu’elle le pouvait.
Après avoir épuisé toutes les solutions, elle demanda en dernier recours le refuge à la Suisse, pays ami, mais ne capitula pas face à l’ennemi.
Une partie même de cette armée (environ 10000 hommes, dont une dizaine d’officiers généraux)réussit à s’échapper et à rejoindre Gex par les sommets enneigés du Jura, en longeant la frontière, avant de se regrouper à Lyon pour éventuellement continuer la lutte.
Carré Jean on 6 mars 2017
Oui, cette grande tragédie du 31/o1 et 1/02/1871 a été bien oubliée.
L’armée de Bourbaki encerclée à Mouthe fit retraite sur la Suisse.
Moins vingt en bas, un mètre de neige, ils durent franchir les crêtes.
Comme le raconte dans ses courriers notre arrière grand-père, sans chaussures, en loques, avec des rations d’un demi biscuit par jour.
Pas très glorieux pour sûr.
Des millier moururent, nombreux eurent pieds et mains gelées.
Ci-dessous le site d’accès aux lettres d’Alfred Carré envoyées durant la campagne militaire de 1870.
https://drive.google.com/drive/folders/0BwYju4HXp9Klc2g4VXJyVDVtWUU