Le combat de Bou-Tazzert
D’après « Le combat de Bou-Tazzert (24 décembre 1912) » – Colonel Godchot – 1924
Le 19 décembre 1912, l’on apprenait à Casablanca qu’une petite colonne de deux compagnies du 3e zouaves, une compagnie de tabor marocain, quelques artilleurs et cavaliers, chargés de pousser une harka contre un Caïd rebelle, le Guellouli, dans la direction d’Agadir, avait quitté Mogador et était, par suite de la trahison des caïds marocains et particulièrement du caïd Anflous, et après un violent combat de nuit, assiégée dans une grande ferme fortifiée nommée Dar el Kadi.
Aussitôt à Casablanca l’on formait, sous les ordres du lieutenant-colonel Godchot, commandant le 1er régiment de zouaves du Maroc, une colonne que l’on expédiait par mer sur Mogador. Le mauvais temps rendit excessivement difficile le débarquement de la colonne et tragique la situation militaire.
Ce ne fut que le 24 décembre que la colonne de secours put se mettre en marche, sous les ordres du général Brulard qui avait été envoyé à Mogador sur un croiseur et avait eu lui-même toutes les difficultés à aborder.
A 3 heures, réveil !
Dans le bureau de la Place, tous sont debout, pénétrés de leurs responsabilités et de leurs devoirs. On cause peu. On se harnache. On prend le café. On range un peu les cantines et tout ce qu’on laisse à la garde d’un zouave.
Le général a son état-major : commandant Marty, capitaine Boge, lieutenant Vergez. Le lieutenant Bloquel servira d’agent de liaison spécial entre le général et le commandant de l’avant-garde. Le lieutenant Didier restera adjoint au lieutenant-colonel.
Ces dispositions prises, le général et le lieutenant-colonel se serrent la main :
- Eh bien ! mon vieux ! en avant, hein !…
- Oui, mon général, tu peux compter sur moi. A cheval ! et en route pour Bab-Sba.
La colonne se forme suivant l’ordre de mouvement. La 7e compagnie du 3e tirailleurs (lieutenant Benier) est en tête de l’avant-garde, la 21e compagnie (capitaine Nasica) est en queue. Le lieutenant-colonel marche en tête derrière la première section, accompagné du guide Hadj Omar.
Une lune superbe éclaire la mer, la plage et les dunes. Les navires ont leurs falots allumés. En dehors du port, le Du Chayla commence à filer pour aller prendre ses dispositions de tir. La colonne se déroule silencieuse et consciente du grand devoir qu’elle va accomplir. Hadj Omar la dirige sur le sentier de la guerre.
On arrive au Diabel où la compagnie de la Greverie prend sa place dans la colonne. On fait les haltes horaires à 4h50 et 5h50.
Jusque-là, le terrain, mamelonné, sablonneux, herbeux, ne nous était pas très favorable. L’avant-garde marchait par le flanc, protégée, faute de cavalerie, tenue en arrière malgré la lune, par de petits groupes de flanqueurs qui pilonnaient durement.
Jusqu’à 6h40 pas d’incidents : le terrain devient plus difficile et couvert de hautes broussailles. Le Du Chayla ouvre le feu : ses gros obus passent en ronflant furieusement et vont éclater sur notre gauche. Au même instant, l’ennemi commence une faible attaque sur le flanc gauche : premiers coups de fusils assez espacés.
6h50. L’avant-garde s’arrête un instant pour prendre une formation en ligne de sections à grands intervalles.
7h00. La cavalerie passe et file à droite, sur des mamelons pierreux. L’avant-garde reçoit l’ordre de se déployer en éventail sur une faible profondeur et de s’arrêter sur de petits mamelons en avant. Elle exécute l’ordre tandis que l’ennemi continue à tirer et que le Du Chayla augmente son tir.
7h20. Le lieutenant Duverger, du 3e tirailleurs, agent de liaison qui avait apporté l’ordre de s’arrêter, revient porter l’ordre de ne s’arrêter que sous un feu violent.
On reprend la marche à travers la brousse, sans tirer, sans répondre au feu peu nourri des Marocains, et l’on arrive sur un terrain assez dénudé ; à droite, continuation des mamelons pierreux ; en avant l’on aperçoit, à 800 mètres, les deux tours de Bou Tazzert ; à gauche, des valonnements verdoyants et boisés au milieu desquels viennent tomber les gros obus du Du Chayla.
Tout à coup, deux obus éclatent à 150 mètres à gauche de l’avant-garde que le lieutenant-colonel pousse immédiatement à droite. Ce serait bête tout de même si l’un d’eux venait tomber dans l’avant-garde ! Heureusement, le Du Chayla cesse de tirer, et l’on va pouvoir s’occuper des Marocains dont le tir devient un peu plus nourri.
Il est 8h15. Cachés derrière des murs, dans le marabout, derrière les tours et les autres constructions, garnissant toutes les sentes derrière les brousses, les Marocains accélèrent leur tir…
Aussitôt le lieutenant-colonel précipite son avant-garde à gauche contre les premiers murs et le marabout, et le feu s’engage. On atteint les murs. Les tirailleurs voudraient s’arrêter derrière pour riposter, tandis qu’une section se jette sur le marabout. Fantassins et cavaliers marocains bondissent en hurlant. Feu partout.
La section de mitrailleuses alpine (lieutenant Gard) se met en batterie et, par son feu dirigé avec précision, tape dans le tas des ennemis.
Mais il importe de gagner vivement les avancées de la forêt d’arganiers pour en chasser les ennemis, les déloger de la lisière, et pénétrer dans les arbres pour atteindre si l’on peut une clairière, tandis que le reste de la colonne ripostera aux attaques de gauche en se massant vers l’avant-garde. Alors, toujours à cheval, le lieutenant-colonel se porte sur la ligne, arrache les tirailleurs à leurs murs, les rejette dans la direction, au pas de course, tandis que la section de mitrailleuses fauche les assaillants, qui hurlent et crient à la mort des Roumis, et que la section du marabout s’y cramponne.
Hadj Omar indique toujours bien le sentier à suivre, et l’avant-garde, décrochée, pénètre à 9 heures dans la forêt où elle est assaillie par des groupes de fantassins et de cavaliers qui se précipitent pour tirer, puis se replient derrière les bosquets, et reviennent pour jeter leurs coups de fusil : ils sont presque insaisissables !
Ayant assez gagné en forêt, le lieutenant- colonel arrête son avant-garde, au milieu des arbres dans la formation suivante : 21e compagnie de tirailleurs face à la direction de marche, 7e compagnie sur le sentier face à gauche, où, quelques instants plus tard, la rejoindra sa section du Marabout ; quelques goumiers et spahis un peu sur la droite, prêts à signaler le danger de ce côté.
Jusqu’alors, pas un mort ! Pas un blessé !… Effet prodigieux de la marche en avant ! C’était trop beau !…
A peine était-on arrêté, le lieutenant-colonel parcourt la ligne, recommande à haute voix aux tirailleurs de ne pas faire du « baroud », mais de bien se dissimuler derrière les arbres, les touffes, de bien viser, de ne tirer qu’à coup sûr… et coup sur coup on lui annonce : le lieutenant Boumeddine est tué, le tirailleur Aoun est tué, l’adjudant Pain est tué, le tirailleur Lazreg est tué…
Quant aux blessés cela commence ! Jusqu’à 13h45, l’avant-garde restait dans cette position, supportant le feu violent des Marocains, dont plusieurs étaient cachés dans les branches d’arbres à moins de 150 mètres peut-être des lignes et tiraient à coup sûr sur tous ceux qui se levaient.
Pendant ce temps, la section de mitrailleuses alpine était accrochée et se battait vaillamment en attendant l’arrivée du gros. Elle criblait de rafales les Marocains qui tentaient de prendre pied entre lui et l’avant-garde, changeant ses objectifs avec un sang-froid remarquable, et facilitant ainsi l’arrivée de la première compagnie de Chasseurs.
La 4e compagnie (capitaine Ripert) s’était présentée après l’avant-garde, en butte aux feux des tours, des murs et du Marabout. Un feu violent l’accueille tandis que déjà l’on tire sur l’arrière-garde, et que l’action s’engage sur toute la ligne. Certaines fractions ennemies se glissent à moins de 100 mètres, viennent diriger sur la colonne un feu extrêmement dangereux.
A ce moment, tombe le lieutenant Duverger, agent de liaison, frappé au coeur. Plusieurs hommes essayent de le charger sur un cheval qui se cabre et leurs efforts restent vains. Deux d’entre eux sont blessés. Un journaliste, M. Gras, qui se battait énergiquement, veut à son tour sauver le corps de l’officier. Son cheval est tué, et le cadavre tombe à terre. Force est de le laisser sur place.
L’ennemi se rapproche à 40 ou 50 mètres de la colonne, audacieux et mordant.
La section du lieutenant Tournaire (4e compagnie alpine) reçoit l’ordre de former une flanc garde fixe pendant le passage des autres éléments de la colonne qui précèdent l’artillerie et celui des trois sections de montagne, lesquelles continuent leur mouvement pour aller chercher plus avant des emplacements de batterie favorables. La 3e compagnie alpine (de La Greverie) arrive à son tour dans la zone de feu de Bou Tazzert, précédée de la section d’ambulance mobile et attend l’arrivée des autres éléments restés en arrière. Elle riposte aux feux. Ces jeunes troupes métropolitaines, qui reçoivent le baptême du feu, se comportent comme à la manoeuvre.
Il se produit alors un vide entre cette compagnie et les éléments qui précèdent, vide de 500 mètres environ, occupé seulement par une section (lieutenant Tournaire) précisément au point où l’ennemi est très audacieux. Le commandant du gros envoie l’adjudant-major, capitaine Girard, appeler la 3e compagnie et lui donner même l’ordre de dépasser les 4e et 2e (de Reynies) qui se sont déployées face à gauche, et au lieutenant Tournaire de rallier peu à peu sa compagnie.
A ce moment, on voit apparaître à quelque distance, les premiers animaux du convoi et l’on entend les coups de fusil de l’arrière-garde.
La 3e compagnie se porte en avant par échelons de section ; certaines sections exécutent un feu très vif pendant que les autres font des bonds au pas de course en arrière des couverts.
La section d’ambulance a beaucoup de peine à ramasser les blessés et les morts. Une section de chasseurs (lieutenant Blot) lui est spécialement affectée. Une section d’artillerie (lieutenant Clamens) a pu se mettre en batterie et tire comme elle peut dans ce terrain fourré.
Le lieutenant Tournaire, blessé d’une balle au ventre, tombe alors ainsi que plusieurs hommes de sa section, tandis que le lieutenant Clamens reçoit une balle dans la bouche, l’adjudant Giroud, une balle dans la cuisse qui tranche l’artère fémorale, au moment où plusieurs des mulets sont tués. La section Latil est alors envoyée pour recueillir la section Tournaire et soutenir l’artillerie qui fait un léger changement de position pour essayer de mieux voir.
Malgré toutes ces attaques et toutes les pertes déjà éprouvées, la colonne conservait à peu près sa formation et son calme ; le gros cherchait à serrer sur l’avant-garde. Celle-ci se battait toujours sur place. Les tirailleurs, renommés par leur tendance à trop tirer, étaient d’une façon remarquable dans la main de leurs chefs et montraient une discipline de feu très grande, ne tirant qu’à coup sûr, et comme à l’affût sur tous les Marocains qui passaient sous bois, et qui, après avoir hurlé dans les ravins, se jetaient à l’assaut des lignes.
De tous les ravins, partaient des cris sauvages précédant chaque fois les attaques.
Pendant un moment, les coups de canon s’éloignèrent vers la gauche, et le lieutenant-colonel put craindre que le reste de la colonne ne suivit cette direction, auquel cas il allait se trouver complètement isolé.
A 10h30, il chercha donc à se mettre en relations avec le général à l’aide du lieutenant Didier, son officier-adjoint, et du vétérinaire de réserve Petit, qui, depuis le commencement de la marche, était venu à l’avant-garde et s’était mis bénévolement à sa disposition comme agent de liaison. Ces deux officiers portant les rapports, furent littéralement entourés par les Marocains et durent au galop rebrousser route, échappant aux coups de fusil.
A 11 heures, le lieutenant Bloquel arrivait en courant, se baissant sous les arbres pour dire au lieutenant-colonel de la part du général, d’avancer un peu en cheminant. Le lieutenant-colonel réfléchit un instant, puis, sous les balles, dicta le mot suivant :
« Le lieutenant Bloquel me communique la demande suivante : si je puis avancer un peu en cheminant. Je suis momentanément en bonne position pour protéger la marche en avant de votre gros et de votre convoi de façon à masser votre colonne.
Mais, il me semble, d’après les coups de feu que j’entends à l’arrière-garde, que vous avez du monde encore bien loin. Si la situation l’exige, je vais me porter en avant où j’ai du monde devant moi que je tiens en respect. On les entend causer et crier ».
Et, appelant un spahi, il lui dit, après avoir remis le papier au lieutenant : - Tu vas accompagner le lieutenant.
Et celui-ci : - Mais, mon colonel, je n’ai besoin de personne.
- Ce n’est pas pour vous, c’est pour le papier !… Tu vois, spahi, si le lieutenant tombe, tu prendras le papier et le porteras au général. (*)
Le général ne fait rien dire. L’avant-garde reste sur place.
On se bat sur toute la ligne. Dès qu’elles sont moins vivement pressées les sections Blot, Latil, Tournaire, la section d’artillerie Clamens, passée sous les ordres du lieutenant de réserve Brau, serrent. Puis, tout le monde est immobilisé dans un combat sous bois où l’ennemi s’avance avec audace à 100 mètres des lignes.
La section de mitrailleuses est à un moment donné très vivement pressée. L’adjudant Barral (4e compagnie) dont la section, se trouve à proximité, fait mettre baïonnette au canon à ses hommes. Mais la menace de l’abordage suffit ; les Marocains reculent et les sections Touchon et Chevalier (2e compagnie) en profitent pour leur causer des pertes sérieuses par un feu très ajusté. Malheureusement, dans ce terrain, l’on n’a pas toujours des objectifs favorables.
Mais, à ce moment, c’était surtout au convoi et à l’arrière-garde que les Marocains en avaient. Le convoi avait été rapidement mis en désordre. Les conducteurs marocains s’étaient enfuis. Des muletiers (Lagoute, Lardon) tombent mortellement atteints. Le lieutenant Dobremetz, des chasseurs chargés du convoi, et le sergent-major vaguemestre Joubert, s’arment tous deux de fusils, réunissent quelques chasseurs marchant avec le convoi, et, embusqués derrière un mur, tirent et arrêtent quelques ennemis.
Quant à l’arrière-garde, la fuite du convoi libre avait creusé un trou entre elle et les fractions précédentes. Un maréchal des logis du train, quatre chasseurs conducteurs de bétail, un infirmier, qui accompagnaient le convoi libre, se joignent aux zouaves.
La compagnie se rejette un peu à droite protégée par la section Chevrier qui s’arrête et tire. Le mouvement s’exécute dans le plus grand ordre, la droite en avant. L’ennemi cherche à envelopper les zouaves. Des isolés viennent jusqu’à 30 mètres.
Deux zouaves de la section Chevrier sont tués (Mitouart et Gallos) et deux blessés (un chasseur et un infirmier) ; la 2e section a un sergent tué (Chardon). La compagnie continue lentement sa marche, moins la section Chevrier qui reste toujours sur place, fixée qu’elle est par l’ennemi ; et bientôt la compagnie perd toute liaison avec cette section, puis s’arrête pour riposter au feu des Marocains.
A 10 heures, le général lui envoie l’ordre de rallier. Le capitaine Sauvetre recommence son mouvement d’échelons avec une lenteur à laquelle l’obligent les assauts répétés des Marocains, et il arrive près de la section Blot des Chasseurs, qu’il croyait être sa section Chevrier.
Il faut alors se reporter en arrière pour dégager celle-ci. Un peloton se déclanche, on marche en ligne déployée par bonds, par échelons, sous un feu d’enfer. Les zouaves bondissent par dessus des murettes, s’arrêtent pour souffler. A 400 mètres du point de départ, on rencontre le sergent Guilhot de la section Chevrier qui cherchait la compagnie, et rend compte que la section a trois morts, un zouave disparu (Parpillon), trois blessés, dont l’infirmier Tommy que le lieutenant ne peut abandonner.
Et la course reprend pendant encore 500 mètres. On atteint la section qui ne cessait de tirer, et l’on se remet en route vers la colonne, toujours tirant, toujours tiré. Et, par une chance inouïe, pendant cette marche en arrière, avec vigueur, et pendant ce retour sans arrêt, on n’a ni un tué, ni un blessé. L’on n’a de pertes que dans les arrêts.
Et depuis 7 heures, le combat est engagé. On se bat maintenant face de tous les côtés sans que les Marocains parviennent à empêcher la colonne de serrer sur la tête, et sans que l’on puisse indiquer ce que fait spécialement chacune des unités engagées. Toutes combattent avec énergie, avec courage, avec le calme et le sang-froid qu’elles empruntent à leurs chefs. Tirailleurs, chasseurs, zouaves, artilleurs, infirmiers, tous ont leurs armes et se battent ; à peine 1000 contre plus de 3000 Berbères.
En admettant que, à 9 heures, au moment de l’arrêt de l’avant-garde, la colonne eut une longueur de quatre kilomètres (maximum) pour serrer complètement sur la tête, elle mit donc quatre heures : ceci spécifie bien ce que fut cet héroïque combat.
Enfin, à 13 heures, le feu devenant moins nourri, le général réunit près de lui tous les chefs de groupes et donna des ordres pour une marche en carré à travers la forêt.
On n’osait pas encore compter les morts et les blessés. Les Marocains du convoi, dès les premiers coups de fusil tirés sur eux, avaient naturellement coupé toutes les cordes des bardas et avaient fui dans la brousse avec leurs mulets, laissant à terre ou emportant les provisions.
Des mulets d’ambulance, de l’artillerie, des mitrailleuses étaient tués. A peine avait-on de quoi charger les blessés. Ceux de l’avant-garde avaient fini par se réunir près du lieutenant-colonel où les officiers et le vétérinaire leur firent des pansements sommaires en attendant le passage de l’ambulance.
Quant aux morts, hélas ! il fallut les abandonner. Ce ne fut pas sans chagrin.
A 13h45, la marche reprenait dans la formation indiquée : un grand carré à l’intérieur duquel prennent place l’artillerie, l’ambulance et ce qui reste du convoi. Ordre est donné de percer coûte que coûte, de répondre le moins possible au feu afin de ne pas perdre de temps et de gagner toujours du terrain en avant.
Alors, l’avant-garde, entraînée par le lieutenant-colonel, fonçait en avant pour déblayer vivement la route, chasser les Marocains cachés dans les arbres, et arrivait bientôt sur un grand mamelon pierreux, barré de murs, qu’elle emportait les uns après les autres. Les tirailleurs, n’ayant plus que trois officiers, poussés, bousculés par le lieutenant-colonel et son adjoint, faisaient le bon « baroud » qui mettait définitivement en fuite les derniers ennemis.
Protégée par l’avant-garde qui s’était encore portée en avant, sur le mamelon de Si Mohahmed ec-Cach, pour surveiller un oued, la colonne s’installait un moment sur N’Zala Aroussi pour y respirer enfin à l’aise.
Alors on vit un peu plus la cavalerie qui avait à peine opéré dans la brousse et la forêt à droite.
A 14h55, arrêt.
A 15h55, nouvel arrêt pour occuper des crêtes.
A 16 heures, le lieutenant-colonel prescrivait au peloton sénégalais (lieutenant Deleuze) de se porter sur des hauteurs à droite, au peloton de Goum (lieutenant Mazel) de gagner en avant et à gauche, aux deux compagnies de tirailleurs de barrer la route pour protéger le passage d’un oued.
La colonne marche, un peu moins vite que l’avant-garde, à cause des blessés, mais elle gagne tout de même du terrain, rejoint l’avant-garde qui rebondit en avant.
A 16h30, reprise de la marche.
A 16h45, occupation d’une nouvelle crête.
A 17 heures, reprise du mouvement en avant.
A 17h50, arrêt à un grand col après le passage de l’Oued Tidzi.
Depuis la prise du Plateau de N’zala Aroussi, pas un ennemi ne s’était montré, pas un coup de fusil n’avait été tiré. Que signifiait cette quiétude laissée à la colonne ?
Sans doute, les Marocains s’étaient précipités sur nos morts abandonnés, sur tout le matériel et les provisions que l’on avait dû laisser sur place. Probablement aussi ils comptaient leurs morts et leurs blessés, enterraient les uns, pansaient les autres. Et les chefs, Anflous et Guellouli, n’ayant pu arrêter la colonne, songeaient-ils à nos représailles, à leur sort futur ; et, voyant la partie perdue, n’avaient-ils pas le désir de recommencer un combat de nuit ?
La colonne s’était massée près du grand col : petite troupe héroïque, perdue en pleine nature, pour sauver l’honneur des armes ! Il était nécessaire de la faire souffler avant les derniers efforts, car l’on avait encore au moins quatre heures de marche à cause des blessés. Il fallait de plus changer la formation de marche car, pendant la nuit et malgré la lune, en raison du terrain qui devenait très accidenté, l’on ne pouvait continuer la marche en carré.
En outre, quel chemin prendre ? Celui de gauche ou celui de droite ?
L’ennemi pouvait nous attendre sur le premier : il semblait rationnel en effet de prendre le meilleur. Le général se décida, avec raison, pour le second, où l’ennemi ne nous attendrait sans doute pas, et où, après tout, dans la nuit, il n’aurait pas les avantages de notre discipline, tout en en ayant beaucoup d’autres !
Hadj Omar déclara alors qu’il ne connaissait pas le chemin de droite, qu’il ne l’avait jamais parcouru. Aussitôt, le général donna au lieutenant-colonel le guide Hadj Ahmed, grand vieillard à barbe blanche. Le lieutenant-colonel conserva néanmoins près de lui Hadj Omar qui, pensait-il, devait avoir ses raisons pour ne point marcher en avant.
A 18h45, la colonne se remit en marche dans l’ordre normal, par quatre d’abord, puis par deux, à certains endroits par un, surtout lorsque l’on fut en pleine forêt, une forêt superbe où la lune mettait des ombres et des lumières merveilleuses.
Quelques tirailleurs marchaient en tête avec Hadj Ahmed, puis, derrière eux, le lieutenant-colonel avec Hadj Omar, le lieutenant Didier, le vétérinaire Petit, M. Gras, correspondant du Journal, qui s’était battu comme un lion et avait montré une bravoure folle. Le reste de l’avant-garde suivait.
On fit les haltes horaires. A 21h45, on arrivait près d’un petit mamelon surmonté d’une petite maison de pierres. La forêt cessait. Un verger clos de murs en pierres sèches à droite, un jardin bordé de haies à gauche.
On contourne le mamelon en s’élevant… Dar el Kadi ne doit plus être bien loin ! Comme tous les coeurs battent ! Quelle joie et quelle gloire si l’on a pu sauver les camarades !…
Le général, en arrière, fait par un clairon sonner le « Garde à vous ». Aussitôt des coups de fusil partent à bout portant contre le groupe de tirailleurs qui reculent. Le lieutenant-colonel se précipite et, sous le feu, leur fait honte, les exhorte, les jette en avant. Le feu crépite de part et d’autre. Les tirailleurs se renforcent. L’ennemi est repoussé… Pas un mort ! Pas un blessé !
On arrive au bord d’un plateau : la fusillade reprend. Hadj Omar montre au lieutenant-colonel Dar el Kadi à 400 mètres… Mais les nôtres y sont-ils encore ? Le lieutenant-colonel fait sonner la « Marche des Zouaves ».
Pas de réponse de Dar el Kadi. Sans doute, Anflous les a fait mourir avant de se porter contre la colonne, et notre quiétude de marche n’a-t-elle caché qu’un guet-apens qui nous attend sous les murs de Dar el Kadi ?…
Le lieutenant-colonel forme ses deux compagnies de tirailleurs en ligne, fait mettre baïonnette au canon, et avec elles, se lance à l’assaut de la Kasbah en sautant de petits murs, à travers des cadavres de chameaux et de berbères…
Au moment où l’on arrive contre les murs pour les enlever, des hourrah s’éclatent !… « Vivent les tirailleurs ! » auxquels on répond : « Vivent les zouaves ! ».
Les camarades étaient vivants !… Craignant un stratagème d’Anflous, ils n’avaient pas voulu répondre à nos sonneries. Enfin ils étaient sauvés !
Mais ce n’était pas encore l’heure de la détente. Refoulés au sud, embusqués derrière des arbres ou dans de petites Kasbahs plus ou moins éloignées, les Marocains tiraient toujours sur les troupes qui successivement arrivaient.
Tandis que le général entrait dans la Kasbah de Dar el Kadi avec son état-major, le lieutenant-colonel, devenu major du camp, faisait former le carré aux fractions qui arrivaient en appuyant les ailes aux murs de la Kasbah, faisait mettre sacs à terre, commencer aussitôt des tranchées et riposter, au sud, aux coups de fusil.
Et des hommes tombaient encore morts ou blessés !
Et, en allant prendre leurs places, les unités trébuchaient contre des cadavres de chameaux et de Marocains dont les camarades de Dar el Kadi avaient fait une hécatombe et que les tribus n’avaient pu enlever sous les feux des défenseurs. Et cela sentait mauvais !… L’air était empesté !…
Le général, à peine entré, avait fait démurer une grande porte et donné l’ordre au lieutenant-colonel de faire entrer de suite dans la Kasbah d’abord les mulets chargés de blessés, puis tous les animaux de la colonne, car il importait, vu leur petit nombre et les nécessités futures, de les mettre à l’abri, dans les cours, derrière les murs.
A minuit, le camp fut complètement formé, et le feu cessa définitivement. On pouvait enfin songer aux braves camarades de Dar el Kadi, puis à manger, boire et se reposer.
Heureuse détente !… Mais quel réveillon ! Les provisions de l’état-major de la colonne étaient restées entre les mains d’Anflous. Les camarades de Dar el Kadi n’avaient à offrir que du chameau froid rôti, de rares biscuits, de l’eau de pluie recueillie dans la citerne, et tout de même un peu de café confectionné avec cette eau malodorante.
Bientôt, cependant, on eut quelques bidons d’eau limpide prise à des puits situés à environ 400 mètres du camp et près desquels un poste avait été placé.
Une partie du reste de la nuit se passa à entendre les récits des camarades heureux de voir se terminer leur captivité. Dans l’intérieur de la Kasbah où s’étaient allumés des feux, rien n’était plus pittoresque que de voir ses défenseurs, couverts de vermine et d’une noble crasse, passer et repasser le fusil en bandoulière, enveloppés de leurs couvertures, avec des aspects de bandits, encore en fièvre et comme s’ils devaient courir tout à coup aux créneaux pour repousser une attaque d’Anflous.
Il fallut cependant songer un peu à dormir. Tandis que le général s’installait dans la salle à manger, le lieutenant-colonel, après un tour dans le camp en paix, fut conduit à travers plusieurs cours pleines d’animaux, dans une salle nue d’un deuxième étage où, couvert d’une pèlerine, il s’étendit sur le sol.
Mais les puces, les poux, l’odeur infecte des charognes qui empoisonnaient l’air, ne lui permirent aucun repos. Et, de guerre lasse, il redescendit, passant sur les corps des zouaves qui, dans les escaliers, dans les corridors, dormaient à poings fermés, pour aller près d’un feu, dans la grande cour, où des alpins dégourdis préparaient déjà le café.
Il en but un quart exquis, en songeant qu’à Paris… à cette heure !… combien d’heureux festoyaient, alors que la route de Dar el Kadi avait été semée de deuils cruels !… 23 morts, 60 blessés !
D’après les renseignements recueillis l’on avait eu affairé à des contingents d’Anflous, du Guellouli, d’Iguider, de Gourma, aux Nekhafas, Ida Ou Guerd, Ida Ou Ouissan, Ida Ou Guelloul, Ait Amar, Ida Ou Tanen, Ida Ou Kazo, Ait Aissi, Ida Ou Bouzia, Ait Zelten, Ida Ou Zemzem et à une centaine d’hommes de El Iliba. En tout, environ 3500 hommes.
Les pertes de l’ennemi auraient été, tant tués que blessés, de 600 à 800 hommes. Les Nekhafas seuls en ont perdu 110. Les chefs et les contingents partirent en débandade chacun chez soi.
La lune s’éteignit et le jour se leva radieux. Depuis minuit, pas un coup de fusil n’avait été tiré.
Le major du camp donna immédiatement des ordres pour faire enlever les cadavres. Avec des mulets et des cordes on les traîna dans une grande tranchée qui se trouvait au nord de la kasbah où on les jeta pêle-mêle. Cela dura toute la journée, et, le 26, quand l’on partit, quelques chameaux étaient encore étendus près de la face ouest du camp.
Pendant ce temps, tous les canons approvisionnés étaient placés en batterie sur le plateau, prêts à tirer dans toutes les directions. On ne tarda pas à voir des groupes de cavaliers apparaître à l’horizon, sur les crêtes, derrière des vergers ou des kasbahs et, chaque fois qu’ils furent à bonne portée, on leur envoya des obus. Grâce à quoi, le camp fut tranquille, les corvées d’eau purent se faire sans trouble, et les repas se préparer sans alerte. On avait tué un vieux chameau de la garnison et une belle mule blessée la veille, et, tandis que la soupe ou le rata cuisaient, zouaves, alpins, tirailleurs, artilleurs, Sénégalais, goumiers, tabors mêmes, fraternisaient, se racontant leurs prouesses, les beaux coups de fusil et se nommaient, hélas, les blessés et les morts.
Les morts de Dar el Kadi avaient été enterrés dans une cour de la Kasbah. Ceux de la colonne de secours, livrés aux ignominies marocaines, avaient certainement subi dans la forêt d’Arganiers, les derniers outrages. Malheureusement, plusieurs blessés avaient succombé en arrivant, et les derniers coups de fusil avaient aussi fait des victimes.
Le général décida de leur rendre les honneurs. On creusa une fosse pour eux près des camarades de la Kasbah. Puis, à 16 heures, se déroula la cérémonie funèbre. Les troupes formèrent le carré sur le plateau qu’entouraient des collines verdoyantes. Les corps, enveloppés de toiles de tente, sont placés sur des brancards et portés au milieu du carré, tandis que les clairons sonnent « aux champs » et que les vivants présentent les armes. Puis un sous-officier récite la prière pour les morts. Le général leur dit un dernier adieu énergique et ému. On sonne « Au Drapeau ».
Et le funèbre cortège regagne la Kasbah, où les pauvres morts ne dormiront pas tranquilles leur dernier sommeil. Après notre départ, ils seront déterrés par les Marocains. Plus tard, une colonne recueillera leurs restes et, à l’emplacement primitif, leur élèvera un petit mausolée.
(*) Le lieutenant Bloquel était un officier de réserve, très intelligent, charmant et courageux. Quelques instants auparavant, au moment où le lieutenant Duverger venait d’être tué à 23 pas de lui, il avait saisi le mousqueton du soldat Rouget du 17e Escadron du train et tiré sur les trois Marocains dont l’un venait de tuer le lieutenant. Il eut la bonne fortune de venger la mort de cet officier en abattant deux ennemis.
En rendant ainsi hommage à sa mémoire, je signale qu’il fut la victime horrible des Allemands. En effet, avant été blessé et ramassé par eux sur le champ de bataille, il fut conduit dans une ferme et soigné. Puis, au moment où la ferme fut reprise par nos troupes, les Allemands l’assassinèrent en lui plongeant un poignard dans le corps, et on le trouva râlant encore.
François-Georges Didier on 22 octobre 2016
Je suis le fils du Colonel DIDIER, qui était lieutenant en 1912 et qui est cité dans le texte du Colonel GODCHOT. Mon père a écrit, en 1923, un livre intitulé DAR-EL-KADI dans lequel il raconte en détail ces combats et l’épopée de la colonne de secours. Ce livre a été édité par l’imprimerie Royannaise et préfacé par le Général NOGUES. J’en possède un seul exemplaire. Peut-être en existe-t-il quelque part.
Amitiés,
François-Georges DIDIER
Pierre - Olivier FILIPPI on 6 janvier 2019
Bonjour,
J’effectue des recherches sur le combat de DAR EL KADI; je serais très intéressé de pouvoir consulter le livre écrit par votre père à ce sujet.
Pouvons nous rentrer en contact
Merci