Jean-Julien Chapelant est né le 4 juin 1891, à Ampuis (Rhône). Sous-lieutenant au 98e R.I., il est condamné à la peine de mort par un conseil de guerre, pour capitulation en rase campagne en vertu de l’article 210 du Code de justice militaire. Il est fusillé le 11 octobre 1914.
Son nom est inscrit sur le monument aux morts d’Ampuis depuis des années. Monsieur Kader Arif, ministre délégué auprès du ministre de la défense, chargé des anciens combattants, a décidé le 9 novembre 2012, de lui attribuer la mention « Mort pour la France ».
Espérons que cette démarche ne restera pas la seule…
Revenons sur ce qui a été appelé « l’affaire Chapelant ».
D’après « Journal des mutilés, réformés et blessés de guerre » – 13 mai 1934
En octobre 1914, le 98e d’infanterie que commande le lieutenant-colonel Didier occupe une position en avant du bois des Loges. Le 7 octobre, un peu avant cinq heures du matin, un terrible bombardement s’abat sur les tranchées situées au nord du village de Roye, près de la voie ferrée de Beuvraignes, en avant du château des Loges que tiennent la section de mitrailleuses et la 3e compagnie.
Les mitrailleurs, placés sous les ordres du sous-lieuteuaut Chapelant, aperçoivent, dès la fin du bombardement, des fantassins allemands à cent mètres de la ligne française. Les pièces tirent, et l’ennemi, un moment, se terre.
Peu après, les assaillants plus nombreux, s’avancent vers nos tranchées. Malheureusement, une des deux mitrailleuses est enrayée et des éclats d’obus mettent l’autre hors d’usage. Le sous-lieutenant Chapelant ordonne à ses hommes de se défendre avec leurs mousquetons. Mais l’ennemi déborde l’élément de tranchée française par la droite et la gauche, et les mitrailleurs reçoivent des balles de tous côtés.
La situation est extrêmement critique. Les mauvaises nouvelles circulent. On apprend que le capitaine Kigaud, commandant la 3e compagnie, est tué et que des hommes de sa compagnie ont été capturés. Seuls, les biffins « réaliseront » l’angoisse d’un pareil isolement.
Les Allemands, qui se trouvent à vingt-cinq mètres de la tranchée française, font signe aux nôtres de se rendre. Le sous-lieutenant Chapelant sort, seul, de la tranchée, pour examiner la situation. Une balle lui traverse le genou au moment où il va franchir le talus du chemin de fer, et il est fait prisonnier.
Le soir même, le lieutenant-colonel Didier croit que le sous-lieutenant Chapelant a capitulé et il laisse éclater sa rage devant ses subordonnés : « Sans ce cochon de Chapelant, dit-il, ce serait le plus beau jour de ma vie. On a tiré sur lui et ses hommes au moment où ils se sont rendus. Chapelant a été blessé par une balle française. Il n’a qu’à crever comme un chien ! ».
Disons, pour expliquer la phrase de Didier « ce serait le plus beau jour de ma vie », que, finalement, l’action engagée avait tournée d’une façon heureuse pou nous. Le lieutenant-colonel eût dû se montrer plus enclin à l’indulgence.
Blessé, Chapelant n’a qu’une idée : échapper aux Allemands. Il se traîne, péniblement, vers nos lignes. Le lieutenant-colonel est informé, le 8, qu’on a vu le lieutenant Chapelant sur le terrain. « Qu’on aille le chercher, ordonne t-il, je le ferai fusiller pour l’exemple ».
C’est seulement dans la matinée du 9, après une nuit de souffrances, que les brancardiers Coutisson, Sabatier et Goulfes vont ramasser le malheureux qu’ils trouvent étendu à cinquante mètres de la voie ferrée. Chapelant reçoit des premiers soins au poste de secours, puis est conduit à l’ambulance du Plessiers installée à environ quatre kilomètres des Loges.
Le lieutenant-colonel Didier entend ne pas perdre de temps pour satisfaire sa colère. Il décide que Chapelant sera immédiatement ramené au château des Loges et subira uu premier interrogatoire.
Le blessé est porté dans une pièce où le colonel a réuni plusieurs officiers. On n’a jamais pu savoir ce qui s’est passé au cours de cet… entretien. On sait seulement que, de retour au Plessiers, Chapelant déclara à ses infirmiers : « Pourquoi le colonel me menace-t-il de me faire fusiller ? J’ai cependant fait tout mon devoir ! ».
Le lendemain, Chapelant continue son calvaire. Toujours dans son tombereau, il est conduit de l’ambulance au château.
Bierce entend le colonel dire à Chapelant : « Tiens, voilà mon revolver. Brûle-toi la cervelle pour ne pas prouver ta lâcheté une seconde fois ».
« Je suis innocent ! » clame Chapelant.
L’instruction du procès fut des plus sommaires. On a retrouvé au dossier, une note contenant les déclarations de Chapelant et signée du capitaine Grapin, alors officier à l’état-major de la 50e brigade d’infanterie comprenant les 16e et 98e R.I. Le matin du 9 octobre, Grapin avait été chargé d’interroger Chapelant, non comme officier de police judiciaire, mais comme officier d’état-major, pour en obtenir les renseignements pouvant intéresser les opérations.
Grapin a déclaré, en 1921, qu’il avait trouvé Chapelant très déprimé moralement et physiquement et que le malheureux ne paraissait pas se rendre compte de la portée et de la gravité de son récit. D’ailleurs, l’interrogatoire eut lieu « derrière un pan de mur démoli et sous le bombardement ».
La cour martiale se réunit le 10 octobre dans une chambre du château des Loges. Le commandant Gaube préside, assisté du capitaine Raouq et du lieutenant Bourseau. Le sous-lieutenant Lenoël, qui fut tué au cours de la guerre, remplit les fonctions de commissaire du Gouvernement. Or, ce sous-lieutenant, tout jeune saint-cyrien, n’est pas majeur.
Le dossier de l’affaire Chapelant contient, à la place du compte rendu de l’interrogatoire, l’acte d’accusation. On en a été réduit à mettre dans la bouche du lieutenant Chapelant, les allégations de l’accusateur. Quant au rapport du commissaire du Gouvernement, retrouvé au dossier, il porte la date du 17 octobre. Or, d’après le Code de justice militaire, le rapport doit être rédigé avant la mise en jugement !
Voici le texte du jugement :
Le nommé Chapelant Jean-Julien-Marie, né le 4 juin 1881 à Ampuis (Rhône), sous-lieutenant au 98e régiment d’infanterie, domicilié à Roanne.
Convaincu d’avoir capitulé en rase campagne en faisant poser les armes à sa troupe et en l’entrainant dans sa capitulation, sans avoir au préalable fait ce que lui prescrivaient le devoir et l’honneur.
Est condamné à l’unanimité des voix à la peine de mort avec dégradation militaire, par application de l’article 210 du Code de justice militaire.
Le chef de bataillon Gaube, président du conseil de guerre.
(signé) Gaube.
Ce jugement inique – car tous les témoignages des survivants confirment que le sous-lieutenant Chapelant n’a pas voulu se rendre et qu’il a rempli bravement sou devoir – a été dicté par ordre.
La pièce qu’on va lire, le prouve péremptoirement :
XIIIe corps d’armée.
La poste, 9 octobre, 13h15.
Le général Demange, commandant la 23e division, au colonel Pentel, commandant la 50e brigade.
Le sous-lieutenant Chapelant doit être immédiatement livré au conseil de guerre spécial du 98e d’infanterie, lequel saura, je n’en doute pas, faire son devoir.
(signé) Demange.
La formule « lequel saura, je n’en doute pas, faire son devoir », est significative. Elle demeure accablante pour la réputation du général Demange.
M. Richard, qui fut le greffier du conseil de guerre spécial, a rapporté que le colonel Didier avait dit au commandant Gaube : « Vous entendez, Gaube, il faut me le fusiller », autre preuve que le conseil de guerre, composé d’officiers appartenant uniquement au 98e, avait reçu l’ordre de prononcer la peine capitale. Le jugement ne fut donc qu’une parodie de justice.
Voilà donc Chapelant condamné à mort. Le colonel Didier feint maintenant d’avoir pitié. Il hésite. Il fait conduire Chapelant à l’ambulance et téléphone à la division pour demander au général Demange qu’il soit sursis à l’exécution jusqu’à la guérison de l’officier. Le général refuse et adresse au colonel un ordre écrit aux termes duquel le colonel commandant la 50e brigade, le général commandant la 25e division et le général commandant le 13e corps d’armée, estiment que la justice doit suivre son cours.
A ce texte officiel était jointe une lettre personnelle du général Demange, qui vaut la peine d’être reproduite :
Mon cher Didier,
Je comprends et partage vos scrupules, croyez-le bien. Mais la loi nous domine tous les deux. Vous trouverez demain, avec l’aide de votre médecin, le moyen de mettre debout ce malheureux, avant de le faire tomber.
(signé) Demange.
P. S. — Le colonel Pentel estime, à juste titre, à mon avis, qu’il doit être passé outre à la considération que vous faites valoir et qui importe peu, puisqu’il s’agit d’enlever la vie à cet homme et que ce serait une aggravation de peine, non prévue par le Code, que de surseoir à l’exécution jusqu’à guérison de la blessure du condamné.
En somme, le général Demange se montre pitoyable envers Chapelant en le faisant fusiller immédiatement pour lui éviter une souffrance supplémentaire !
L’aumônier, l’abbé Lestrade, court implorer le général de division. Ses supplications laissent insensible M. Demange. L’exécution aura lieu.
On ne perd pas de temps. Le 11 octobre à 9h45, Chapelant est amené, sur un brancard, au poste de secours.
La nouvelle de l’exécution est connue dans la troupe et une trentaine de soldats, dit-on, quittent la tranchée pour venir protester contre le crime qu’on va perpétrer. L’infâme Didier, préventif, se rend sur les lieux du supplice. Sa conduite, devant l’innocent, est des plus odieuses. Au lieu de réconforter Chapelant, il l’injurie et, pour la seconde fois, lui offre son revolver.
Chapelant repousse l’arme : « Je ne me tuerai pas, dit-il. C’est contraire à mes principes. Je ne suis pas un lâche. J’ai fait tout mon devoir ».
Les brancardiers, sur l’ordre de Didier, transportent le condamné en face du château, de l’autre côté de la route. Ils se retirent. A ce moment. Didier a une altercation avec l’aumônier qui ne peut retenir ses larmes.
Chapelant est ficelé sur son brancard par l’infirmier Sabatier. Le brancard est dressé. A Sabatier, Chapelant dit adieu et ajoute : « Je meurs innocent, on le saura plus tard. Ne dis jamais rien à mes parents ».
L’adjudant qui commande le peloton bande les yeux de la victime, cependant que l’aumônier l’encourage et lui fait baiser un crucifix.
Didier, furieux, excité par la boisson, la pipe à la bouche, se promène à grands pas, continue ses vociférations.
Le peloton d’exécution, dissimulé dans un bosquet, s’avance et tire. On transporte le corps dans une grange où les majors procèdent à l’autopsie du cadavre. Puis, l’aumônier récite la prière des morts et conduit le corps jusqu’à la fosse commune.
D’après « Journal des mutilés, réformés et blessés de guerre » – 15 juillet 1934
La Cour spéciale n’a pas prononcé la réhabilitation. La mémoire de Jean Chapelant, le supplicié du Bois des Loges, n’est-pas judiciairement déchargée, de l’accusation qui pesait sur elle.
La Cour spéciale de justice militaire, dans son arrêt du 6 juillet, a jugé que le conseil de guerre avait justement condamné à mort Chapelant pour capitulation en rase campagne et qu’il n’y avait pas lieu de réviser cette sentence.
Nous nous refusons, quant à nous, à franchir le seuil sacré de la conscience des juges. Ils se sont décidés certainement en toute impartialité et avec le sentiment de leur haut devoir.
Toutefois, nous avons déjà dit combien cette affaire présentait de points obscurs et troublants. Que de contradictions sur les faits matériels et même que d’incertitude sur les causes déterminantes du geste de Chapelant !
Or, c’est la connaissance exacte de ces causes qui seules pouvaient permettre d’établir la culpabilité ou la non-culpabilité. Enfin, il faut bien qu’on le dise, les détails du drame n’ont pas été et n’ont pu être entièrement évoqués à l’audience.
Nous ne retiendrons aujourd’hui que ce fait : Chapelant, grièvement blessé, brûlé de fièvre et épuisé de souffrance, a été jugé et condamné à mort par la Cour martiale sans instruction préalable, sans débat approfondi et dans des conditions de rapidité exceptionnelles. Cependant, il y avait d’autres acteurs du drame. Ils ont comparu quelques jours après devant le conseil de guerre de la division et ont été acquittés. Cette différence de traitement, mériterait quelques explications.
Or, vingt ans encore après la tragédie, certaines circonstances anormales, stupéfiantes mêmes, sont restées assez nettes dans quelques mémoires ou sont inscrites, assez clairement, sur certains documents pour provoquer des réflexions profondes et poser des points d’interrogation redoutables.
Tout reste dans l’affaire Chapelant une question d’interprétation, de reconstitution de sentiments, matière dans laquelle le jugement humain trouve difficilement la certitude et ne peut prétendre à l’absolu.
Chapelant a été fait prisonnier, il a même quitté sa position de combat, c’est un fait. La justice serait trop facile à rendre si l’accomplissement d’un fait déterminait à lui seul la responsabilité ou la culpabilité, mais les juges ont à descendre au fond de l’âme humaine et à chercher les raisons, les causes des actes à la minute précise où ces actes ont été accomplis.
Sans manquer au respect dû à la Cour spéciale, qui en de nombreuses circonstances a montré son profond souci de justice, nous disons que la lumière n’est pas faite sur les circonstances matérielles de l’affaire Chapelant. Laissant de côté la terminologie du code militaire pour nous servir du seul mot qui compte au regard de ceux qui ont fait la guerre, nous disons qu’il n’est pas démontré que Chapelant ait été un lâche.
Et c’est pourquoi, sur ce point qui touche à l’honneur, c’est-à-dire à ce qu’il y ade plus noble et de plus sacré chez l’homme vraiment digne de ce nom, nous pensons que Chapelant relève du jugement de ses pairs.
Toutes voies judiciaires étant épuisées, toutes applications juridiques des lois étant opérées, il reste encore une justice à rendre, celle de l’homme qui juge l’homme en lui-même, sur la qualité morale de ses actes, compte tenu des conditions dans lesquelles il a agi et des possibilités de la nature humaine.
Nous, souhaitons, pour apprécier la conduite de Chapelant en pleine bataille et savoir s’il fut indigne et mérita son supplice, qu’un jury d’honneur d’anciens combattants soit constitué et rende à son tour sa sentence.
A tous nos camarades si profondément émus par ce drame, nous croyons que cette proposition peut apporter un apaisement et même comme une sorte de libération.