D’après « La Jeune France » – 1915
Il n’était personne au village de Revigny, dans le département du Jura, qui ne connût Baptiste Leclère, sous le sobriquet de « Le Grenadier ».
Ce surnom, comme tous les surnoms, avait une origine et elle était fort simple. Né en 1798, Baptiste était, vingt-et-un ans plus tard, tombé au sort et appelé à servir la France et le roi dans un régiment de ligne. Son premier congé achevé, il s’était rengagé une fois, deux fois, trois fois, jusqu’à l’âge de quarante-sept ans.
Il avait assisté à la prise du Trocadéro en 1823, à celle d’Alger en 1830, de longues années guerroyé contre les Arabes, combattu à la Macta, à Constantine, à Isly, bref à tous les grands faits d’armes des campagnes d’Algérie.
Et pourtant, en dépit de ces bons et loyaux services, il n’avait jamais pu dépasser la dignité, sans doute éminente, de grenadier.
Une fois libéré, il était venu se retirer au pays, où il vivait sans trop de privation de sa modeste pension, et du produit des quelques terres qu’il avait héritées de ses parents. Un sien neveu, Julien, lui-même marié et chef de famille, l’avait accueilli sous son toit et le traitait comme son propre père.
Dans le village, on aimait sa rude franchise, ses manières bourrues, et son cœur toujours prêt à s’apitoyer efficacement sur le sort des plus malheureux que lui. Souvent, on l’invitait ici ou là, à venir passer la soirée, pour le plaisir de l’ouïr narrer des histoires, car il était doué d’une éloquence à lui, qui savait faire revivre les choses et les gens. Parfois, il gasconnait peut-être un peu, mais à qui cela portait-il préjudice ?
En 1870, il était plus que septuagénaire, mais il avait encore bon pied bon œil, la taille vigoureuse se courbait à peine, le regard était toujours vif et assuré. Seuls les cheveux à peu près blancs trahissaient l’âge avancé.
Deux ans plus tôt, il avait éprouvé une émotion : c’était l’époque où Henri, l’aîné des fils de Julien, avait tiré au sort. Baptiste espérait qu’il serait pris par la conscription, parce que cela lui eût fait plaisir d’avoir un soldat dans sa famille. Le jeune homme ne partageait pas ces visées guerrières, et il ne demandait qu’à rester chez lui. Ce fut ses vœux que la Fortune exauça, car il tira un bon numéro et ne partit pas. Il fut seulement versé dans la « Mobile ».
La guerre avec l’Allemagne fut saluée avec joie par le vieux grenadier. Ce n’était pas que l’armée, telle qu’elle était alors, lui plût : une armée où il n’y avait plus de grenadiers (ils avaient été supprimés dans les troupes de ligne après la Crimée), je vous demande un peu ce qu’elle pouvait bien valoir !
Mais bien entendu, cela n’empêcherait pas que l’on ne ferait qu’une bouchée des Prussiens, et Berlin n’avait qu’à bien se tenir.
L’annonce des premières défaites, il l’accueillit par un formidable éclat de rire : Est-ce que c’était possible une chose pareille, voyons ? Les journaux racontaient bien des histoires de batailles perdues, mais le vieillard s’en souciait peu, pour la raison qu’on avait oublié de lui apprendre à lire. Néanmoins, il lui fallut bien se rendre à l’évidence.
Alors il devint sombre, taciturne, rongé par une secrète humiliation, dévoré par l’espoir d’une prompte et éclatante revanche.
Lorsque son petit-neveu fut, à la fin d’août, convoqué pour la formation des bataillons de mobile, l’enthousiasme guerrier de Baptiste se donna libre carrière. En son style laconique et nerveux, ignorant des subtilités de la grammaire, il harangua les partants, et ce diable d’homme devait, comme on dit, avoir le fluide, car les jeunes gens s’éloignèrent presque joyeux, convaincus que les favorables prédictions du « Grenadier » se réaliseraint sous peu.
Henri en particulier, avait été chauffé à blanc, et il avait fait semblant de se laisser persuader. Mais au fond, c’était un garçon passablement égoïste, incapable de dévouement et à qui tout sentiment un peu noble, était inconnu. Excipant d’une vielle fracture et d’une faiblesse de constitution d’ailleurs certaine, il eut l’habileté de se faire réformer huit jours après son arrivée à Besançon.
Quand il revint à la ferme, il fut joliment reçu ! Baptiste en croyait à peine ses yeux et ses oreilles, et lorsque le jeune homme déclara que c’était sur sa propre demande qu’il avait été renvoyé dans ses foyers tandis que les autres allaient se faire tuer, il fallut retenir de force le vieillard qui voulait sauter sur son petit-neveu pour le gifler. Du moins, se paya-t-il la consolation de lui jeter une bouteille à la tête et de déclarer qu’à partir de ce jour, il ne lui adressait plus la parole.
Cet incident, aggravé par la lamentable série des défaites, aigrit encore l’humeur de Baptiste. Il passait des journées entières assis dans la campagne, malgré le froid, à rêvasser et à méditer. Il parlait seul, invectivant et menaçant d’invisibles ennemis et son neveu craignait que sa raison se détraquât.
Un beau jour, il se leva de grand matin, réunit quelques hardes en un petit ballot, fourra dans sa bourse tout ce qu’il put ramasser d’argent, et, sans rien confier à personne du but de son voyage, partit pour Lons-le-Saunier.
Ce but, il y avait longtemps qu’il se l’était désigné, mais jusqu’alors il avait différé par crainte d’un échec. Il allait remplacer son petit-neveu, tout simplement. Puisque Henri avait été trop lâche pour faire son devoir, il était juste que quelqu’un de la famille l’allât suppléer. Ce quelqu’un, ce ne pouvait être Julien, qui avait deux autres enfants de huit et douze ans. Donc ce devait être lui, Baptiste, qui n’avait aucun motif de rester plus longtemps au monde. Seulement, bien qu’il fût encore robuste, voudrait-on de lui ?
Hélas ! Les médecins militaires furent impitoyables ! Non point à cause de son âge – M. de Coriolis, qui fut tué à Buzenval, avait soixante-treize ans – mais parce que, véritablement, ils le jugeaient incapable de supporter les fatigues de la campagne. Il fut éconduit avec beaucoup de bonnes paroles.
Sans récriminer, il se dirigea vers la gare et prit le train pour Besançon. C’était l’époque où, dans cette dernière ville, Garibaldi groupait une troupe pleine de courage. Le vieux Baptiste avait entendu parler de lui : il alla le trouver, lui exposa son cas, fut fêté comme un héros des temps antique, et incorporé séance tenante dans une compagnie en formation.
Ce qu’il advint ensuite de lui, il est, au milieu du trouble et du désordre qui régnaient partout en ces jours, assez difficile de le démêler.
La seule chose que l’on sache avec certitude, c’est celle-ci : le lendemain du combat de la Cluse, livré pour permettre aux débris de l’armée de l’Est de passer en Suisse, une patrouille de dragons prussiens fut, à trois cents mètres de la frontière, assaillie par deux coups de fusil tirés d’un bois voisin, qui blessèrent un cavalier. Les autres mirent pied à terre et ouvrirent le feu qui dura deux minutes à peine. Un grand cri leur apprit que leur agresseur solitaire était hors de combat.
Ils s’avancèrent et, dans un taillis, découvrirent un grand vieillard à cheveux blancs, maigre à faire peur, couvert de vêtements bizarres, dont le principal était une peau de mouton. Il râlait. Un officier lui demanda son nom.
Alors, il parut se ranimer, et se soulevant un peu, répondit d’une voix nette :
Je suis « le Grenadier !
Quelques instants plus tard, il expirait. Il fut enterré sur place, en cette extrême terre de France, qu’il n’avait pu supporter de voir souiller par le pied de l’étranger vainqueur.