D’après « La Jeune France » – 1915
L’hiver, en cette année de 1870, était des plus rigoureux. Il faisait une bise glaciale, et la neige tombée la veille craquait sous les pieds comme une croûte de glace. Autour des baraquements du camp de Sathonay, les zouaves, armés de pioches et de pelles, cherchaient à déblayer le terrain de son épais manteau blanc.
Les hommes travaillaient ferme pour se réchauffer et, de temps en temps, soufflaient dans leurs doigts pour les empêcher de geler. Ils lançaient mille fazzi joyeux, criaient La classe !, entonnaient quelque refrain entraînant, puis terminaient en s’écriant : Bon sang de bon sang ! Qu’il fait froid !
Accroupi devant le mur d’une baraque, un pauvre chien restait là immobile, tout replié sur lui-même. Au premier abord, personne n’avait fait attention à lui. Mais, à la longue, sa présence fut remarquée, non seulement par les hommes, mais aussi par le sergent de garde, qui de temps en temps venait à la porte pour donner un coup d’oeil aux alentours.
C’était un misérable caniche, sans toit, sans maître, un de ces pauvres chiens errants qui vivent à l’aventure, se contentent d’une croûte trouvée dans le ruisseau et s’accommodent forcément de tout.
Il avait de bons yeux de chien battu et paraissait si las qu’en vain les hommes essayèrent de l’appeler, il continua à rester la tête entre les pattes.
Bref, le caniche passa une longue journée étendu près de la baraque. Mais, vers le soir, à l’heure de la sortie des troupiers, il fut entouré, caressé et finalement emporté par un soldat, ordonnance du lieutenant de sa compagnie. Celui-ci montra sa trouvaille à l’officier, qui soudain, s’intéressa à la pauvre bête, commença par l’installer près du feu et lui donna ensuite quelques reliefs de son déjeuner.
La température chaude de la pièce et la nourriture absorbée redonnèrent quelques forces au malheureux chien, qui, se traînant d’un air soumis, s’approcha du lieutenant et vint lui lécher les mains, comme pour lui prouver sa reconnaissance.
- Si mon lieutenant voulait, hasarda le zouave, je pourrais garder le caniche, je lui ferais une petite cabane qu’on placerait dans la cuisine, il a pas l’air bien gênant et ça ferait une compagnie.
Le lieutenant regarda l’ordonnance, puis le chien, et, après une minute de réflexion, décida de le garder au moins pendant quelque temps.
L’animal, à cet instant, remua la queue et poussa un petit cri.
- Tiens, on dirait qu’il comprend que j’ai décidé de son sort, reprit l’officier. Cette bête me fait l’effet d’être intelligente et affectueuse, je crois que nous nous y attacherons.
A partir de ce jour-là le caniche devint l’hôte du camp, il fut le compagnon assidu de l’officier et l’ami des troupiers qui le choyaient et jouaient avec lui comme avec un enfant.
On l’avait baptisé « La Classe » et « La Classe » suivait partout la compagnie, en marche, au service en campagne, au tir et jusqu’aux manœuvres. Il connaissait les sonneries et presque les grades. Il était devenu un chien très savant, chacun s’était amusé à lui apprendre des tours et il excellait par-dessus tout dans l’art de porter et de rapporter.
Or un jour d’été, il y eut dans le camp une animation extraordinaire. Bientôt sur les voitures, s’entassèrent caisses et cantines, et le régiment entier, équipé au complet, se tint prêt à partir musique en tête. Aux alentours du camp, la foule amassée avait un air sombre et recueilli. Les femmes pleuraient, les vieux se découvraient, on sentait que ce départ était environné d’une grande émotion.
Les officiers, affairés, allaient et venaient de toutes parts, veillant à ce que tout fut exécuté selon les ordres reçus. On se dirigea ainsi vers la gare, où les hommes garnirent les compartiments de trois trains complets, et pendant deux jours et deux nuits le convoi roula vers l’ennemi. Aussi la joie de tous, y compris le pauvre « La Classe » fut-elle immense quand on atteignit un quai de débarquement et qu’on put se dégourdir les jambes sur la route.
En tête de la compagnie, derrière le lieutenant son maître, « La Classe » suivait le régiment. Il marcha sans relâche, comme les soldats, et ne s’arrêta qu’à la grand’halte, où il partagea le rata des hommes et vint recueillir les caresses de son maître et de tous les officiers qui maintenant s’intéressaient à lui.
Sans doute, il pensait qu’on exécutait quelque marche de la journée et que vers le soir, on allait réintégrer le logis. Mais à la nuit, il vit se dresser les tentes, et, tout étonné, il vint s’accroupir sous celle de son maitre, au pied de sa couche. Le lendemain et le surlendemain, on continua la marche et « La Classe», fidèlement, suivit la colonne sans se lasser.
Enfin, un matin, on entendit une fusillade. Les compagnies se réunirent à la hâte, les tentes furent abattues, pliées sur les sacs et le colonel dit à son régiment :
- Ca y est mes enfants ! Voici le moment de nous montrer braves ! Courage, et que chacun fasse son devoir ! Je compte bien que vous saurez faire voir aux Prussiens ce que c’est que d’avoir affaire aux zouaves !
Il sauta à cheval et les soldats marchèrent, un peu émus, mais gouailleurs et résolus, à la rencontre de cet ennemi dont on entendait siffler les balles.
Le canon grondait sourdement et « La Classe » ne comprenait plus rien, il suivit son maître, il le suivrait au bout du monde.
Puis la rencontre fatale eut lieu Les zouaves se battaient comme des lions. « La Classe », furieux, aboyait désespérément et courait comme un fou, cherchant à défendre les uns et les autres, léchant les blessés, flairant les morts, tout en ne perdant pas de vue son lieutenant.
La lutte fut terrible, acharnée, sans merci. Les pertes étaient considérables et le pauvre chien se contentait de gémir plaintivement. Tout à coup, il aperçut son maître pâle, ensanglanté, qui tenait d’une main le drapeau. Puis une balle lui cassa le bras droit et il tomba à terre inanimé. L’officier revint de son évanouissement, saisit le drapeau troué, le roula et le mettant dans la gueule du chien, il lui cria : Rapporte au camp « La Classe ». Et il retomba.
« La Classe » fila comme le vent, et les pattes en lambeaux, tenant serré entre ses dents le paquet qu’on lui avait confié, la pauvre bête vint s’affaler devant la première rangée de tentes, où il reconnaissait les vestes courtes et les larges flottards rouges de ses amis.
Les zouaves qui le connaissaient bien, se précipitèrent vers lui, émus de le voir échappé au désastre. Le chien avait disparu au moment de la retraite, et il revenait seul, fourbu, dans un état pitoyable… Qu’était-il arrivé ?
Ils soulevèrent le caniche et alors un gradé lui enleva de la gueule le morceau de soie qu’il serrait fortement. On déplia l’étoffe et chacun se découvrit en reconnaissant le drapeau, le drapeau du régiment, noir de sang et de bave, mais intact, mais sauf, pour cette fois encore à l’abri de l’ennemi.
Les yeux des assistants étaient pleins de larmes, personne ne se cachait pour pleurer. On soigna le pauvre chien, on baigna d’eau ses yeux larmoyants, sa bouche sanglante, on le fit boire, on essaya de le faire manger. Hélas, c’était peine perdue. La pauvre bête avait épuisé toutes ses forces, il n’y avait rien à faire.
« La Classe » ouvrit les yeux, regarda les faisceaux, les tentes, les soldats qui l’entouraient comme pour les prendre à témoin du devoir accompli, étira ses pattes et retomba pour ne plus se relever. Il avait payé de sa vie la dette de gratitude contractée envers le régiment.
Les soldats lui creusèrent une fosse dans le camp et firent une petite collecte avec laquelle ils achetèrent une petite plaque commémorative en marbre noir, sur laquelle furent gravés les mots suivants :
« A La Classe »,
qui sauva le drapeau.
Le régiment reconnaissant.
Personne ne critiqua la pensée des braves zouzous. Certes, la pauvre bête avait mérité cet hommage, car elle avait accompli son devoir avec autant d’héroïsme et de vaillance que n’importe quel être humain !
Son histoire reste légendaire parmi les zouaves et toutes les années, les anciens racontent aux « bleus » les hauts faits du caniche dont le souvenir se perpétuera de génération en génération !