D’après la revue « Le correspondant » – 1928 et l’hebdomadaire « L’Africain » – 1932
Dès les premiers mois de 1925, la situation politique s’annonçait inquiétante au Maroc, dans le bassin de l’Ouergha.
Pour n’avoir pas compris, ou prévu, quelques années plus tôt, que les Espagnols et les Français étaient solidaires au Maroc, pour avoir laissé nos voisins se débattre seuls entre les intrigues de Raissouli et les ambitions d’Abd-el-Krim, nous nous trouvions exposés isolément, à notre tour, aux attaques de l’émir du Riff. Celui-ci, enfin débarrassé de son rival de Tazrout, tranquillisé du côté des rivages de la Méditerranée et de l’Océan par l’impopularité de la guerre marocaine en Espagne et le repli prescrit par Primo de Rivera, était décidé à faire le dernier effort qui devait établir sa dynastie sur un Maroc délivré de l’étranger, ou tout au moins sur un Etat indépendant, limité au Sud par l’Ouergha.
De ce côté, comme barrière protectrice de la zone française du protectorat, on avait installé ou laissé installer une ligne de postes qui n’étaient pas plus aptes à surveiller qu’à garder les tribus récemment ralliées. Leurs garnisons étaient trop faibles pour rayonner au loin, et pour donner par une mobilité vigilante la sécurité à nos clients, ou même pour résister longtemps à une attaque énergique.
Ces postes, que le maréchal Pétain, lorsqu’il prit la direction des opérations militaires, devait comparer à « des pots de fleurs rangés sur une fenêtre et qu’un coup de vent suffit à renverser », étaient au nombre d’une cinquantaine environ, depuis la trouée de Taza jusqu’à la vallée du Loukhos. Chacun d’eux comprenait plusieurs ouvrages secondaires, tours, redoutes ou blockhaus, assurant la possession des sommets avoisinants et du point d’eau nécessaire à la garnison.
Hâtivement construits avec des matériaux de fortune, entourés de murettes et de réseaux rudimentaires, ravitaillés par des convois qu’amenaient périodiquement les colonnes de ronde ou de police, occupés par des détachements dont l’effectif variait de la demi-escouade à la section, ils ne donnaient guère aux indigènes l’impression de notre force, mais ils représentaient des tentations de succès facile, offertes à un ennemi audacieux.
De tels obstacles pouvaient donc sembler négligeables aux guerriers d’Abd-el-Krim, après leurs triomphes d’Anoual et de Chechaouen. L’émir, que ses courtisans qualifiaient déjà de « sultan du Riff » et qui, pour les besoins de sa politique étrangère, prenait le titre plus modeste de « président de la république riffaine », croyait bien qu’ils n’arrêteraient pas longtemps ses fidèles, dans la partie décisive qu’il allait jouer simultanément vers Taza pour se relier aux tribus rebelles de l’Atlas, et dans la direction de Fez pour soulever la capitale et détrôner le souverain, notre protégé.
Pour atteindre plus facilement Fez, objectif principal, et Taza, objectif secondaire de la campagne, il préparait, dans tous les autres secteurs des confins, de puissantes diversions afin d’immobiliser nos troupes de manœuvre ou de retarder leur intervention. Il espérait que la prompte arrivée en vue de Fez de ses guerriers vainqueurs entraînerait à la dissidence les tribus jusqu’alors indécises ou loyalistes, et provoquerait dans la capitale, où s’agitaient ses émissaires, une révolte en sa faveur, dont les répercussions seraient incalculables.
Or la vallée du moyen Ouergha, que devaient franchir ses contingents dans leur marche vers Fez, n’était pas plus solidement organisée que le reste du front riffain. Le mélange des unités, dans les groupements provisoires affectés aux différents cercles, compliquait la tâche des commandants territoriaux. Chaque compagnie occupant un secteur était disséminée dans une dizaine d’ouvrages. Mais, malgré les mauvaises conditions matérielles et morales d’une résistance sérieuse contre un ennemi aguerri, les défenseurs réussirent partout à sauver au moins l’honneur.
Les garnisons des postes attaqués par les rebelles luttèrent en effet avec un héroïsme rarement égalé, jamais dépassé. Je pense qu’il est utile d’en faire connaître quelques épisodes.
L’héroïque défense au Bibane et au Dar Remik
La 8e compagnie du 1er régiment de tirailleurs sénégalais, stationnée dans le secteur de l’Aoudour, fournissait des garnisons à six postes et quatre tours. Sur le Djebel Bibane, prolongement du Djebel Tazarine qui forme l’un des contre-forts du massif des Beni-Zeroual, une section de cette compagnie était partagée entre deux postes, l’un au sommet, l’autre au Dar Remik, à 2 kilomètres environ plus au Nord.
Au Bibane, sergent Bernez-Cambot, chef de poste ; soldat Babin, téléphoniste ; 1 artilleur français, 1 sergent, 2 caporaux, 22 tirailleurs sénégalais.
Au Dar Remik, sergent Peron, chef de poste, 2 artilleurs français, 3 caporaux, 18 tirailleurs sénégalais.
Un réseau téléphonique et optique reliait ces deux postes entre eux et à Tafrant, chef-lieu du secteur, éloigné d’une dizaine de kilomètres, d’où le commandant de la compagnie suivra sans cesse à la lorgnette les péripéties du drame auquel il assistera en témoin impuissant.
Jusqu’aux premiers jours d’avril 1925, rien d’anormal ne s’était fait remarquer chez les habitants du secteur. Brusquement, le 12 avril, une incursion des Riffains révèle l’imminence du danger, et les garnisons se préparent à la lutte. Le 15, une contre-offensive de nos partisans vers la zaouïa d’Amjot échoue. Ils sont refoulés jusqu’à Tafrant ou contraints à se déclarer contre nous. Les postes voisins sont isolés et bloqués dès le 16 avril.
Les indigènes du Djebel sont plus lents à changer de parti, mais ils doivent céder eux aussi aux menaces des Riffains et, le 23 avril, les garnisons de Dar Remik et de Bibane sont encerclées à leur tour. Les lignes téléphoniques sont coupées, et le brouillard rendra précaires les échanges de communications optiques. Cependant le sergent Bernez-Cambot profitera de toutes les éclaircies pour télégraphier à son capitaine des messages précis et réconfortants. Ce Landais de bonne race, né à Livron, était sûr de lui-même et de ses compagnons français. Quant aux Sénégalais, la plupart libérables, ils n’en étaient tous que mieux décidés à vendre chèrement leur vie, s’ils ne pouvaient rentrer chez eux avec honneur.
La bataille commence le 25. A Tafrant, on ne peut que chercher à deviner ses péripéties d’après l’intensité de la fusillade intermittente, car la brume s’étend sur les pentes de la montagne parfois, pendant la nuit, de soudaines explosions de grenades qui se mêlent au tumulte assourdi des coups de fusil font tout supposer. La colonne mobile, qui se rassemble à Tafrant sous les ordres du général Colombat, n’est pas encore prête à dissiper les assaillants.
Enfin, le 3 mai, le sergent Bernez-Cambot signale que Dar Remik tient toujours. Lui-même est blessé, ainsi que le sergent sénégalais. Le moral reste excellent, mais l’eau s’épuise, et la source où l’on se ravitaillait est inabordable.
Le lendemain, le général Colombat essaie de secourir les assiégés. Moins heureux que le 2 mai à l’Aoudour, il échoue devant la résistance du détachement que les Riffains ont disposé en face de Tafrant pour protéger leurs opérations sur le Djebel Bibane. On n’a d’autre moyen que l’aviation pour faire parvenir aux défenseurs des blocs de glace qui leur fourniront de l’eau potable, malgré le danger et la difficulté de l’entreprise.
Puis les nouvelles manquent pendant deux jours. Le brouillard se lève enfin et le message impatiemment attendu fait connaître que les vivres touchent à leur fin sans que le moral en soit affecté.
Le 12, appel pressant « Envoyez de la glace ». Le général Colombat y répond par une vigoureuse offensive qui conduit ses troupes, le lendemain, autour de Bibane et de Dar Remik momentanément débloqués. Il leur apporte des vivres et de l’eau pour vingt jours, et l’impression que produisent les assiégés est émouvante.
A Bibane, le sergent Bernez-Cambot, blessé au cou et à la jambe droite, obtient par ses instances de conserver le commandement du poste. Les tirailleurs libérables, que le général voudrait ramener à l’arrière, pour les rapatrier, refusent d’abandonner leur chef tant que l’ennemi restera menaçant. Le tirailleur Benmoni, d’autres encore, blessés, ne veulent pas davantage se laisser évacuer. Cependant, nous dit l’historique du régiment, « depuis huit jours, les hommes sont rationnés à un quart d’eau provenant des blocs de glace lancés par l’avion ; ils ne mangent que de la conserve, de la semoule crue et du sucre ; ils sont constamment en alerte, jour et nuit ; en maints endroits le réseau de fil de fer est détruit et les piquets sont brisés ».
Au Dar Remik, la situation matérielle est analogue, et le moral aussi bon. Le général Colombat félicite les deux chefs de poste, laisse sur la montagne un fort détachement commandé par le lieutenant-colonel Féral pour aider les garnisons à perfectionner les travaux de défense, et il rentre le même jour à Tafrant avec le reste de la colonne, afin de continuer ailleurs sa mission.
Cette intervention n’avait pas découragé les assiégeants. Le soir même, ils revenaient sur le Djebel Bibane, harcelaient les troupes du lieutenant-colonel Féral et rétablissaient un étroit blocus. Ils avaient reçu des renforts, constitués par des groupes de ces réguliers riffains dont Abd-el-Krim confiait l’instruction aux déserteurs des légions étrangères espagnole et française, et qui amenaient deux canons de prise dont ils se servaient avec assez d’adresse.
Il fallut ordonner au sergent Peron d’évacuer Dar Remik, le 25 mai, sous la protection du détachement Féral, pour se joindre à la garnison du Bibane. On supposait que cet accroissement d’effectif dans un poste transformé, bien approvisionné, suffirait pour rendre vaines, désormais, les tentatives de l’ennemi.
Aussi, le même jour, le général Colombat s’avançait-il de Tafrant vers le Bibane pour faciliter la retraite du détachement Féral qui, ayant terminé ses travaux, devait reprendre sa place dans le groupe mobile.
Enhardis par cette manœuvre qui leur parut être un aveu d’impuissance, les Riffains, après s’être montrés singulièrement agressifs contre les troupes réunies du général, redoublèrent d’audace et d’activité contre le poste désormais livré à ses seules forces.
Abd-el-Krim avait en effet prescrit d’en finir sans délai avec la barrière qui lui interdisait le passage de l’Ouergha.
Dans cette région, le général Colombat s’évertuait péniblement à retarder ou empêcher la chute des postes que les harkas des dissidents, soutenues par les détachements de réguliers, assiégeaient avec fureur. Embusqués pendant le jour dans des tranchées à bonne portée de fusil, ou derrière les rochers, disséminés largement pour n’offrir que d’insignifiants objectifs au canon du poste et à l’artillerie de Tafrant, ils fatiguaient les défenseurs par leurs tirailleries et profitaient de la nuit pour tenter l’assaut. Ils avaient installé sur le Djebel Tazarine des pièces qui faisaient un tir efficace sur les réseaux et le mur d’enceinte, et ils savaient empêcher la garnison, par le feu de leurs mitrailleuses, d’en réparer les brèches grandissantes.
Le sergent Fontaine est tué le 26. Le télégraphiste Babin est mis hors de combat le 28.
Le 29, le poste reçoit vingt obus, et le bombardement continue, intermittent, le 30 et le 31. Il devient si gênant, après une nouvelle attaque de nuit le 1er juin, que Bernez-Cambot demande à plusieurs reprises l’appui de l’artillerie de Tafrant, dont l’aviation cherche en vain à régler le tir. Le brouillard couvre de nouveau la montagne, et l’ennemi en profite pour rapprocher ses tranchées.
Le tir sur zone, le seul que puissent effectuer nos canons, devient même dangereux pour les défenseurs. Cependant, d’après les crépitements des fusils et des mitrailleuses, ils tiennent toujours.
Le 3, vers minuit, ils repoussent une attaque où les grenades à main et les obus VB jouent le principal rôle des deux côtés. Le 4, nouvel assaut à quatorze heures, repoussé encore.
Le 5, deux nouvelles pièces qu’on ne peut repérer pour les contre-battre efficacement, sont amenées près du poste qu’elles couvrent de projectiles fusants et percutants.
L’enceinte et les réseaux sont bientôt bouleversés. Les Riffains se glissent à bonne distance de départ et s’élancent à midi vers les brèches. De Tafrant, on les voit à travers les éclaircies des explosions tourbillonner comme des fourmis.
Combien y a-t-il de défenseurs encore vivants à cette phase suprême du combat ? Ils sont peu nombreux sans doute, car Bernez-Cambot signale à quatorze heures cet impressionnant adieu « Poste fichu ».
A ce moment, les Riffains grouillent dans les réseaux et sur les débris de l’enceinte. Les grenades pleuvent toujours sur eux, mais on devine, à la lorgnette, que la lutte touche à sa fin.
A seize heures, un dernier flocon de fumée jaillit au milieu des assaillants qu’une ruée sauvage précipite dans le poste soudain silencieux. Les débris de la garnison sont massacrés à l’intérieur. Le Bibane était pris : 40 Sénégalais bien commandés par le sergent Bernez-Cambot y avaient tenu en échec pendant onze jours de 1500 à 2000 ennemis.
Lorsque, le 16 septembre 1925, la 1ère compagnie du 66e régiment de tirailleurs marocains pénétra dans le poste reconquis, le capitaine Amanton fut vivement impressionné en retrouvant tous les cadavres des défenseurs à la place qu’ils devaient occuper le 5 juin à leur poste de combat. Tous s’étaient défendus jusqu’à la mort. La preuve en était écrite, irréfutable, sur le sol même, dans les retranchements jalonnés par des cadavres.
Le capitaine Amanton relata ce qu’il avait vu dans un rapport. Il raconta, par la suite, au colonel Durand, le distingué colonel du 1er Régiment de Tirailleurs sénégalais, l’impression d’admiration ressentie par lui, en disant : « C’est encore plus beau que Sidi Brahim. Il ne faut pas que l’héroïsme de cette poignée de braves demeure dans l’oubli ! ».
Cependant, pendant de longs mois, il ne fut pas possible de rendre aux héroïques défenseurs de Bibane l’hommage impérissable qu’ils méritaient et de glorifier leurs noms. Ils étaient portés disparus. Les cadavres, dépouillés pour la plupart, étaient impossibles à identifier. Aucune proposition de récompense ne pouvait aboutir.
Après bien des démarches, le Corps réussit à faire identifier les cadavres de Bernez-Cambot et de Péron. Leur acte de décès fut établi. Bernez-Cambot put être proposé, à titre posthume, pour la Légion d’honneur, et Péron, pour la médaille militaire.
Le 4 décembre 1925, le général Naulin, commandant supérieur des troupes du Maroc, citait à l’ordre de l’armée, les sergents de Bibane.
Ces deux citations sont certainement parmi les plus belles qui aient été décernées au Maroc. Les voici :
Sergent Péron, adjoint au commandant du posté de Bibane. « Encerclé une première fois à Dar Remik, puis à Bibane, par 2000 ennemis, pris sous le feu de deux canons, assailli nuit et jour, sans arrêt, tint tête, avec ses tirailleurs, à tous les assauts. A brillamment secondé son chef de poste et est mort glorieusement, à son poste de combat, après une héroïque résistance de 11 jours ».
Sergent Bernez-Cambot, commandant le poste de Bibane. « Encerclé une première fois, pendant 13 jours et blessé deux fois au cours des attaques ennemies, demanda, au moment où il fût délivré, à conserver le commandement de son poste. Encerclé une deuxième fois par 2000 Riffains, pris sous le feu de deux canons, assailli nuit et jour, tint tête, avec ses 40 tirailleurs sénégalais à tous les assauts.
Le 5 juin, l’ennemi, exaspéré par cette résistance indomptable, ayant amené le canon à 300 mètres du poste et l’ayant submergé sous un flot humain, le sergent Bernez-Cambot combattit jusqu’à la mort, sans défaillance, sans hésitation et fit passer dans l’âme de tous ses hommes, l’énergie indomptable qui l’animait, puisqu ils se firent tous massacrés à leur place de combat en même temps que lui.
Modèle de bravoure, d’abnégation, admirable comme soldat, admirable comme chef, il a poussé l’idée du devoir jusqu’au sacrifice et il mérite que son nom reste dans l’Histoire ».
Lorsque la campagne du Riff fut terminée, le 5e Régiment de Tirailleurs Sénégalais se fit un devoir de rendre un pieux hommage aux héros de Bibane. Les noms de tous les héroïques soldats, Français ou Sénégalais, tous tombés face à l’ennemi, après avoir rempli jusqu’au sacrifice, une mission qu’ils avaient acceptée, et même demandée, furent gravés sur leurs tombes. Ils sont passés à la postérité. Aux noms des sergents Bernez-Cambot et Peron, il faut ajouter ceux du soldat téléphoniste Babin, du brigadier d’artillerie Coquet et des canonniers Canard, Richard, Danguy et des 46 gradés et soldats sénégalais.
Aucun survivant de ce drame ne put jamais hélas raconter l’héroïsme des défenseurs, fidèles à leur chef jusque dans la mort.
La mémoire du sergent Bernez-Cambot est honorée encore de nos jours. Le sergent Bernez-Cambot est le parrain de la 164e promotion de l’Ecole des Sous-Officiers d’active de Saint-Maixent.
A suivre : la défense du poste de l’Aoudour par le lieutenant Franchi …