D’après « La grande guerre du XXe siècle » – 1916
De la Russie à Marseille
Les troupes russes qui viennent de débarquer à Marseille ont fait un voyage qu’elles n’oublieront de leur vie. Concentrées à Pétrograd et à Moscou, elles furent dirigées par chemin de fer jusqu’au port japonais de Dalni, dans la péninsule de Kwang-Toung, ce qui représente 12 000 kilomètres et vingt-quatre journées.
A Dalni, elles s’embarquèrent pour l’Europe sur des transports français, à bord desquels elles restèrent cinquante-quatre jours. En tout, quatre-vingts jours de voyage.
On fit escale à Saïgon, où il y eut cinq jours de repos ; puis à Singapour, à Colombo, à Port-Saïd. Nulle part, dit M.W.L. Mac Alpin, le correspondant du Daily Mail, leur identité ou leur destination ne furent tenues secrètes. Aussi des sous-marins ennemis furent-ils plusieurs fois signalés. Mais en France et en Angleterre le secret fut bien gardé, toutes les communications concernant l’expédition ayant été transmises à l’aide d’un code spécial.
Le voyage fut gai. Chaque jour, après l’exercice, les soldats du tsar se livraient à leurs jeux favoris on chantait, on faisait de la musique. Des torpilleurs japonais, anglais et français escortèrent tour à tour les paquebots. Dans les zones dangereuses, interdiction avait été faite de chanter, et les navires marchaient tous feux éteints.
L’une des plus pénibles épreuves de ce long voyage fut celle des variations de la température. En Sibérie et en Mandchourie, il régnait un froid très inférieur au zéro du thermomètre. Dans la mer de Chine et dans l’océan Indien, un soleil tropical tombait d’aplomb sur ceux qui se hasardaient sur le pont. Les troupes russes ont si bien supporté ces fatigues qu’il n’y avait que trois malades à bord quand on toucha au môle D, à Marseille, en dépit d’une violente tempête rencontrée en Méditerranée.
Le tsar a choisi, pour conduire ces braves, le général Lochwitsky. « C’est à vous, lui a-t-il dit, que je confie l’honneur de mes enfants et de mon drapeau. Je sais qu’il ne peut être en de meilleures mains ». Cela est vrai. Le général Lochwitsky est un des héros de cette guerre.
Colonel lorsque la guerre éclata, ses promotions furent aussi rapides que celles de l’officier français qui lui ressemble le plus, le général Pétain. Pendant la campagne de Prusse orientale, Lochwitsky, à la tête de son régiment, fraya dans les rangs allemands refermés, une trouée qui aida au dégagement d’un Corps d’armée russe en danger d’être coupé. Il se distingua ensuite à Lodz et à la bataille des Quatre Rivières.
Trois fois blessé, deux fois par des balles, une fois par un fragment d’obus, il fut abandonné sans secours dans les fils de fer allemands où il était tombé, et dégagé le lendemain, quand les Russes reprirent la position.
Tous les volontaires qui ont brigué l’honneur de servir sous ses ordres sur le sol français sont des soldats de choix. Presque tous sont d’une taille au-dessus de la moyenne et robustes comme en l’est sur les bords de l’Obi et de la Lena. Presque tous les officiers qui les encadrent ont été blessés dans des campagnes en Russie ; beaucoup d’entre eux portent des décorations attestant leur bravoure sur les champs de bataille.
L’arrivée et le débarquement
La cérémonie est fixée à 14h30. Dès midi, tout Marseille descend des hauteurs de la Cannebière vers le port. Tout Marseille est aux fenêtres, dans la rue, sur les quais. La vieille cité maritime, qui a assisté à tant de spectacles émouvants et grandioses, depuis, le début de la guerre, qui a vu tant de départs et tant d’arrivées sensationnels, Marocains, Anglais, Serbes, Australiens, Indiens, s’est réveillée, vibrante, impatiente d’acclamer ces hommes du Nord qui viennent de si loin pour combattre aux côtés de nos soldats.
Sur le môle D, où accosteront les transports, deux pelotons du 6e chasseurs à cheval, avec trompettes et drapeaux, se sont alignés pour rendre les honneurs. Le long des quais, territoriaux et Ecossais sont chargés du service d’ordre.
Les autorités militaires, en grande tenue, sont au complet : le général Menessier, gouverneur de la place ; le général Coquet, commandant la 15e région ; l’amiral Lefèvre, représentant la marine ; le commandant Marchale délégué du grand quartier général auprès de la brigade russe. Le commandant Gazagne, représentant le ministre de la Guerre, accompagnés des officiers anglais et serbes présents à Marseille, entourent le colonel Ignatieff, attaché militaire à l’ambassade de Russie, qui fera les présentations.
Dès que la vigie signale l’approche des navires, un religieux silence s’établit dans la foule. Puis, brusquement, lorsque le premier transport, le Latouche-Tréville, apparaît entre les passes, ses mâts, ses haubans, ses bastingages chargés de grappes humaines, et que l’on aperçoit des centaines de soldats russes qui agitent leurs bérets, lorsqu’on entend les premiers accents de l’hymne russe joué par la musique de la flotte, les vivats éclatent, l’enthousiasme déborde.
Dès que la passerelle est établie entre le bateau et le môle, le comte Ignatieff pénètre à bord, suivi des autorités militaires françaises. Un jeune général, superbe d’allure, s’avance, les mains tendues : c’est le général Lochwistky.
Les présentations s’accomplissent pendant qu’un second transport, l’Himalaya, entre à son tour dans le port, aux accents de la Marseillaise, que les soldats russes écoutent tête nue, militairement alignés sur le pont.
Il est près de 4 heures lorsque le débarquement des troupes commence, dans un ordre magnifique et dans un calme impressionnant.
On admire vivement l’allure de ces hommes, pour la plupart des jeunes gens de vingt à trente ans, qui ont demandé spontanément à venir en France. Leurs officiers portent presque tous la croix de Saint-Georges. Ils ont superbe allure. Dès qu’ils se mettent en marche par colonnes pour se rendre au camp, ils entonnent, de leurs voix sonores, ces beaux chœurs, tantôt graves et mystiques, tantôt joyeux, qui sont leurs « chansons de route ». Ils s’avancent dans un ordre impressionnant, tête haute, regard clair, démarche souple, tenue impeccable. La foule, électrisée, redouble d’enthousiasme.
Une ovation particulièrement chaleureuse est faite à un petit soldat, un enfant de treize ans, le petit Yvan, qui, se trouvant depuis plusieurs mois déjà dans les tranchées russes, a voulu à toute force accompagner ses camarades en France. La foule acclame le courageux enfant. On l’embrasse. Le petit volontaire répond à ces nombreuses marques de sympathie en saluant militairement. Il ne bronche pas.
La distribution des fusils
J’allais oublier de vous décrire leur uniforme : leur culotte unie collante de drap vert kaki, plongée dans des bottes noires, faites de ce cuir russe, si souple et si résistant, et qui leur montent au gras du mollet ; une ceinture de cuir fauve, moins large que celle des Anglais, fait bouffer sur leurs reins la courte blouse russe, en tissu croisé plus léger que le drap.
La blouse ayant des pattes d’épaules plates et rigides ; le tout de la même couleur, kaki, vert, ainsi qu’une casquette plate au devant haut, qu’ils portent crânement sur l’oreille ; en bandoulière, une couverture grise, roulée sur les reins, un petit sac de toile, et, au côté, une marmite peinte en vert est pendue.
Mais les voici qui défilent un à un devant la porte d’un hangar où des soldats français, faisant la chaîne, passent à chacun un fusil car, pour combattre parmi les nôtres, ils seront armés comme eux. Distribution alerte et joyeuse. Il faut voir de quel cœur nos petits trouffions leur donnent, et de quel air épanoui ils reçoivent ce fusil, cette arme nouvelle pour eux, qu’on leur a promise le jour du départ, il y a deux mois.
A chaque fusil passé par un petit Français à un grand Russe, il y a un échange de regards, un élan de cœur, comme si les deux hommes allaient s’embrasser. Mais chaque Russe, pour prendre son fusil, a dû s’arrêter un instant. Alors, pour aller rejoindre ses camarades, alignés par quatre un peu plus loin, il part en courant, baïonnette en avant, avec une fougue, des bonds joyeux, une élasticité qui me font bien regretter d’avoir dit quelquefois que nos alliés slaves avaient une allure un peu lourde.
Reformés en rangs profonds, ils partent enfin par un chemin qui longe la mer vers l’Estaque, pour aller au camp qui a été préparé pour les recevoir et où ils doivent attendre l’ordre du départ et la formation du train qui leur sont destinés. Ils ne traverseront donc pas Marseille.
La réception officielle au camp Mirabeau
Le camp Mirabeau est situé sur une hauteur en bordure de la baie de l’Estaque ; il a été aménagé avec tout le confort désirable. De longues rangées de tentes blanches, bien alignées, en couvrent toute la superficie ; des rigoles ont été creusées pour permettre l’écoulement des eaux.
De vastes cuisines sont aménagées dans un coin, et un repas appétissant y cuit. Enfin, les hommes auront à leur disposition de l’eau stérilisée.
Le général Lochwitsky a tenu à assister au débarquement de ses troupes. Il n’arrive au camp qu’à la fin du défilé. Aussitôt, il va saluer le général Coquet, commandant la 15e région, qui a reçu les troupes au camp, ayant à ses côtés le gouverneur militaire de Marseille, le général Bertin, le vice-amiral Lefèvre, commandant la marine, le général Jamin, le général Devaux, entourés d’un brillant état-major et des officiers-délégués, par les armées anglaise, belge et serbe.
Les présentations terminées, le général Coquet conduit les officiers russes à la salle de lunch, près de laquelle se tient la musique des équipages de la flotte, qui joue les hymnes des nations alliées.
Au cours du lunch, le général Coquet prononce l’allocution suivante :
« Le gouvernement de la République a voulu fêter l’arrivée des troupes russes qui viennent combattre sur le sol français. Leur présence dans notre pays, aux côtés de nos fidèles alliés anglo-belges ne peut que resserrer encore, si possible, les liens de l’alliance, en la rendant plus, intime et plus manifeste, Elles y verront que partout, sur les fronts de l’Ouest comme sur les frontières de la Russie, la lutte se poursuit avec la même âpre énergie, avec la même inébranlable conviction du succès final.
Camarades de l’armée russe, je vous souhaite la bienvenue en France, et je puis vous donner l’assurance que tous les cœurs y battent à l’unisson des vôtres. Je porte vos santés en vous proposant de boire à la victoire qui couronnera les efforts de tant de braves prêts à tous les sacrifices, unis par une même volonté dans un même but, pour marcher la main dans la main contre un ennemi commun. Enfin, je vous demande de lever vos verres en l’honneur de S. M. l’empereur Nicolas II, de S. M. le roi George V, des souverains et chefs d’Etat des pays alliés et amis, de M. le président de le République française ».
Trois hourras saluent les vibrantes paroles du général commandant la 15e région. S’adressant de nouveau au général Lochwitsky, le général Coquet lui annonce qu’il a reçu du général Joffre un ordre du jour souhaitant la bienvenue aux troupes, et il donne lecture de l’ordre du jour, qui, aussitôt après, est traduit en russe.
« Notre fidèle alliée la Russie, dont les armées combattent déjà si vaillamment contre l’Allemagne, l’Autriche et la Turquie, a voulu donner à la France un gage nouveau de son amitié, une preuve plus éclatante encore de son dévouement à la cause commune.
Des soldats russes, choisis parmi les plus braves et commandés par les officiers les plus réputés, viennent combattre dans nos rangs.
Vous les accueillerez comme des frères, vous leur montrerez quelle chaude sympathie vous réservez à ceux qui ont quitté leur patrie pour venir lutter à nos côtés.
Au nom de l’armée française, je souhaite la bienvenue aux officiers, sous-officiers et soldats des troupes russes débarquées en France. Je m’incline devant leurs drapeaux sur lesquels s’inscriront bientôt les noms glorieux de communes victoires. Joffre ».
Le général Lochwitsky répond en français, en quelques mois, et remercie le général Coquet ; puis il dit :
« Je porte la santé de Son Excellence le président de la République, du grand capitaine, le général Joffre, et de la glorieuse armée française. Je bois à nos futures victoires qui, pour nous, sont certaines ».
Les officiers des deux nations choquent leurs coupes, et la réception est terminée. Avant de se retirer, les officiers visitent le camp dans tous ses détails et ils se retirent, acclamés par la foule qui stationne toujours devant l’entrée.
Le défilé
Un appel de clairon, une clameur immense annonce la colonne. Les voici. En tête marchent deux vétérans, bronzés, géants moustachus, accompagnés d’un chasseur alpin français barbu. Tous trois portent d’énormes gerbes de fleurs, et rien n’est plus troublant que la vue de ces guerriers à l’aspect farouche, le fusil sur l’épaule, tenant devant eux des bouquets qui cachent toute leur poitrine et dont les couleurs éclatantes font un étrange contraste avec leurs physionomies sévères et leur appareil militaire.
La musique des équipages de la flotte se met à jouer la Marche de Sambre-et-Meuse, et les masses profondes, admirablement alignées, des bataillons vêtus de vert kaki s’avancent d’un pas cadencé. Cela donne l’impression d’une force irrésistible, d’un formidable torrent humain, mais cela donne aussi une impression de fête, car tous ces splendides soldats aux yeux clairs s’avancent dans le soleil, droits, joyeux, aussi enthousiastes que la foule elle-même, qui les acclame, avec des cris et des bravos sans fin et presque tous sont parés de lilas, de primevères et de roses. Ils en ont partout et les fleurs pleuvent encore sur leurs têtes.
Les deux généraux russe et français se sont placés côte à côte, en face la grande porte de la préfecture. Derrière eux, avec leurs états-majors sont les officiers de la base anglaise, les officiers serbes de passage à Marseille.
Formés par compagnies et tenant la largeur de la chaussée, les Russes défilent en laissant un espace entre chaque formation, les officiers saluent du sabre. Les hommes tournent la tête vers leur chef, qui, selon l’usage russe, leur crie de temps en temps :
- Je vous remercie, mes enfants.
A quoi ils répondent en chœur :
- Nous sommes contents de satisfaire Votre Excellence.
En gare de Lyon
En gare de Lyon, un train de soldats du tsar stationne quelques instants, et de grands gaillards blonds, roses et rieurs, sont descendus sur les quais. Tout le monde les regarde, des enfants viennent leur serrer la main, et des voyageurs essayent de leur faire comprendre leur enthousiasme.
Un train de permissionnaires qui viennent du front entre en gare. Emerveillement de tous ces braves, qui s’attardent à contempler les Russes comme de simples badauds.
Un Russe, qui, sans nul doute, a vécu en France et qui, on le voit, a l’habitude de notre contact, s’approche d’un des artilleurs qui viennent de débarquer et, avec un léger accent, mais sans une hésitation, lui demande :
- Est-ce que ça « barde », à Verdun ?
Le brave artilleur était si stupéfait qu’il balbutia d’abord et se contenta d’un « Oui, plutôt », qui dut paraître bien bref à son interlocuteur allié. Ça, c’est plutôt rigolo, répétait-il encore quand le train emportait vers le Nord le contingent slave qui chantait.
Au camp de Mailly
Il règne à Mailly, depuis samedi soir, une extraordinaire animation. D’abord, c’était la fièvre de l’attente : les troupes russes étaient annoncées. Elles sont venues enfin le jour de Pâques.
Ce jour-là, dès 4 heures du matin, une grande partie de la population était levée pour assister à l’arrivée des vaillants soldats du tsar, qu’elle tenait à saluer. Presque tous les soldats français du camp étaient allés à la rencontre de leurs frères d’armes.
Le colonel Gruau, commandant de la place, et les officiers du camp de Mailly avaient tenu, eux aussi, à apporter leurs souhaits d’heureuse bienvenue et le témoignage de leurs sentiments d’indissoluble fraternité.
Pour faciliter le transport du matériel, le débarquement s’effectua, non pas à la gare de Mailly, mais au camp même, soit à trois kilomètres de la gare. La musique du 106e régiment d’infanterie se trouvait à l’arrivée, et, dès que les Russes mirent pied à terre, elle attaqua l’Hymne russe et la Marseillaise, que Russes et Français reprirent en chœur.
Quel spectacle réconfortant que cette fraternité touchante !
Dès que les soldats du tsar descendirent de wagon, ils allèrent tout droit, les mains tendues vers les nôtres, courte effusion où l’âme des deux nations vibrait toute.
Impressions russes
J’ai eu le plaisir de m’entretenir avec de nombreux soldats russes, qui se prêtent si cordialement à l’interview. Les interprètes, nombreux dans le camp, viennent, d’ailleurs, très amicalement à notre secours.
Tous m’ont déclaré, qu’avant de venir en France, ils avaient déjà pour notre pays une ardente admiration et une vive amitié. Ils savaient que la France est une nation grande et généreuse.
Mais, ajoutent-ils, nous étions loin de nous attendre à un accueil si vibrant, aussi chaleureux. Ce n’est plus aujourd’hui seulement des sentiments d’admiration et d’amitié que nous avons à l’égard de la France, c’est quelque chose de plus fort et d’indissoluble. Votre accueil est allé au fond de notre cœur, et, pour vous faire comprendre ce que nous ressentons, nous unissons votre magnifique pays et notre Russie dans la même pensée. De Marseille à Mailly, la femme française s’est révélée admirable de générosité, de cœur, d’exquise amabilité. Nous sommes ici tous des volontaires, achève-t-il.
Aujourd’hui plus qu’hier, demain plus qu’aujourd’hui, nous serons heureux de combattre en France pour la défense de votre sol glorieux souillé par les hordes teutonnes.
Cette année, les Pâques russes coïncident précisément avec les nôtres. Ce jour de Pâques fut ainsi, à Mailly, l’occasion d’une imposante cérémonie. Le pope, qui a suivi nos alliés, a célébré dimanche, vers 10 heures, dans une chapelle de fortune élevée en hâte au milieu du camp, l’office pour les soldats. Rien de plus impressionnant que le spectacle de tous ces héros écoutant avec ferveur leur office religieux. A l’issue de la Messe, les soldats goûtèrent à la cuisine de nos « cuistots » de Mailly. Ceux-ci voulurent se dis- tinguer, et le menu donna – à tous les points de vue – satisfaction à nos hôtes. Il fallait bien fêter leur arrivée ! Après le repas, ils furent conviés au Champagne. Inutile d’ajouter qu’ils le trouvèrent excellent.
Puis ce fut le défilé des troupes dans la ville, aux accents des fanfares régimentaires. Soldats et officiers furent acclamés. Leur tenue fut admirable. A midi, eut lieu la réception des officiers, organisée par le colonel Gruau, qui exprima au nom de tous, la joie profonde qu’il éprouvait à recevoir d’aussi vaillants compagnons d’armes. Un toast fut porté à la gloire de nos armées et à notre prochaine et sûre victoire.
Un héros de treize ans
Il s’appelle Yvan Ignatof, originaire des environs de Moscou. Il a une physionomie extrêmement douce et intelligente. Quoique âgé à peine de treize ans, Ignatof a déjà séjourné dans les tranchées de Galicie pendant sept mois. J’ai eu le plaisir de parler à ce vaillant enfant, aimé et choyé de tous les soldats. Il est très discipliné, très docile.
Aussi a-t-il déjà acquis l’estime des nombreux habitants de Mailly et de tous les soldats français du camp. Il n’oubliera jamais, déclare-t-il gentiment, les amabilités qu’il a reçues des dames françaises depuis son arrivée en France.
Pendant tout cet après-midi de dimanche, nous n’avons cessé de rencontrer des soldats russes et français se promenant ensemble en se tenant familièrement et amicalement par le bras. Le soir, dans les cafés de la ville, Russes et Français choquèrent leurs verres en dégustant le vin de France. Il fallait bien sceller l’amitié.
Entre 4 heures et 5 heures de l’après-midi, la musique militaire du 106e d’infanterie avait organisé un concert devant le Cercle militaire, en l’honneur des officiers russes. Le concert se termina, aux acclamations de la foule, par l’Hymne russe et la Marseillaise.
Puis la nuit tomba sur le camp. Mailly, qui venait de vivre une journée d’allégresse patriotique, s’endormit dans le calme confiant que donne la certitude de la victoire.
Le départ pour le front
Nous venons d’assister, ce matin, au départ d’une partie des troupes russes. Ce fut un spectacle inoubliable, qui mérite mieux que le croquis hâtif de ces quelques lignes. Auparavant, nous avions entendu la prière récitée, ou plutôt chantée, par des bataillons, des régiments tout entiers, en présence du pope, qui se tient debout près d’un petit autel. Essayez de vous figurer la prière d’une armée, d’une armée qui psalmodie des cantiques et qui, tour à tour, s’agenouille ou s’incline sous le geste de bénédiction de l’officiant.
Puis l’immense colonne s’est mise en marche. En tête s’avançait une musique française qui jouait le Chant du départ. C’était beau. C’était passionnément fier et vibrant, et nous sentions bien passer sur nous le souffle héroïque de l’âme française. Mais ce n’était pas ce qu’il fallait.
Heureusement, il y avait une musique russe qui suivait. Et alors tout s’est trouvé d’accord, les figures, les couleurs, les sons, les chants. Cette fois, c’était bien l’immense et sainte Russie qui passait. Quelque chose d’infiniment grave et doux, où l’on entendait comme le murmure et le piétinement d’un peuple en marche. Et il passait, ce peuple, il passait, sans arrêt, sous la casaque jaunie par les soleils et par les pluies, armé, casqué, équipé, montrant les visages différents des races qui vivent du Levant au Ponant, des rives de Behring à celles du Niémen, et donnant aussi cependant l’unique impression d’une force jeune, irrésistible, jetée sur le monde.
Ils passaient, ils passaient en chantant. Chacun de ces bataillons, chacune de ces compagnies possède ses chansons de route, entonnées par le chanteur, reprises au refrain par le chœur des soldats, mélopées inlassablement répétées par des milliers de voix et qui semblent rythmer le pas long et berceur. Pourtant, des sifflets stridents les traversent, sauvages comme le cri du vent sur la steppe : « Attention, ô Boches, quand vous entendrez dans nos lignes le fameux Hourrah Roussky ! ».
Dans les tranchées de Champagne
Lettre d’un prêtre vendéen : Les Russes vont débarquer !
Je finissais à peine de déjeuner qu’un grand tumulte se fit et qu’un grand cri retentit dans les airs : « Les Russes ! Voilà les Russes ! ».
En même temps, dominant la rumeur, on entendait, à l’entrée du village, un chant un peu lent qui sortait de milliers de poitrines et que scandait la musique. Je me mêlais à la foule des curieux. En colonne par huit, les Russes débouchaient à l’entrée de la rue. Ils défilèrent devant nous, cependant que nous les détaillions de tous nos yeux. De beaux gars, grands, forts, bien découplés, les vêtements couleur de terre, la face couleur de terre, éclairée d’une paire d’yeux bleus au regard lointain, un ensemble qui dénotait la jeunesse, la force, la bravoure et la loyauté. Presque tous étaient décorés, et quelques-uns même avaient tant de rubans et de médailles que leur poitrine en était toute couverte. Ils interrompaient leur chant pour nous dire d’une voix chaude : Bonjour, camarades !
Et ils nous tendaient la main. Entre deux couplets, l’un d’eux poussa le cri : Tranchées ! Tranchées !
Il prononçait : Trannchées ! Tous ensembles, ils répétèrent : Trannchées ! Trannchées !
Et leur regard se portait dans la direction, des lignes, où déjà était leur âme. Inutile d’ajouter que tout haut la comparaison se fit entre ces beaux jeunes gens d’une vingtaine d’années, très forts, très enthousiastes, qui redressaient leur haute taille dans une démarche très fière, et nos territoriaux de quarante-cinq ans, tout grisonnants, qui courbent les épaules sous le poids du sac et qui traînent la jambe en marchant.
Ils vinrent camper à côté de nous, et, toute la soirée, ce furent chez eux des cris et des chants interminables.
Le lendemain, ils devaient monter aux tranchées. Mais quelles compagnies allaient avoir les premières cet honneur ? Je me suis laissé dire qu’une grande discussion s’éleva à ce sujet, car tous voulaient être de la fête, et que l’on fut obligé de tirer au sort les numéros des compagnies qui auraient cette prérogative.
J’assistai à leur départ. C’était vers la fin de la soirée, mais le soleil était encore haut sur l’horizon. Quel enthousiasme parmi eux !
Nous montâmes nous-mêmes en ligne, la nuit suivante, mais mon bataillon resta en soutien à quelque distance en arrière.
J’eus pourtant occasion de les revoir. Quelques jours avant la relève, je demandai à aller en première ligne, pour voir comment on pourrait y organiser le service religieux. Un confrère d’un autre régiment s’offrit à me conduire à travers le dédale des boyaux. Chemin faisant, nous rencontrâmes l’aumônier du bataillon que nous devions relever, qui s’en allait en corvée, en bon brancardier qu’il était. Sa corvée terminée, il vint nous rejoindre et nous fit visiter d’abord le poste de secours, ancien poste de secours des Boches avant la bataille de Champagne, puis sa chapelle, si l’on peut appeler de ce nom une caverne creusée dans la craie, à fleur de terre, qui, le jour, servait d’atelier au coiffeur de la compagnie et, la nuit, était le dortoir du tambour et du vaguemestre. Le matin, on installait une planche sur deux piquets fixés dans la paroi, et le Roi du ciel descendait dans ce pauvre Bethléem pour consoler et pour fortifier son prêtre et les quelques soldats qui pouvaient venir. Le plafond était bas, si bas que, quand j’eus à y célébrer, la semaine suivante, je m’aperçus que je ne pouvais y tenir debout et que je préférai à cette caverne la salle de réunion des officiers, que l’on avait mise gracieusement à ma disposition.
En sortant de la chapelle, le confrère nous dit : Ici, il n’y a pas d’eau potable. Quand nous en avons besoin, il faut aller en chercher chez les Russes, qui occupent le secteur qui est à côté du nôtre. J’y vais justement en corvée. Voulez-vous venir avec moi ?
Si nous le voulions ! Et nous voilà partis à travers les boyaux étroits. Une petite demi-heure de marche et nous arrivons.
J’y retournai bien souvent la semaine suivante, quand nous eûmes pris possession du secteur. Toutes les fois qu’il y avait corvée d’eau et que j’étais libre, je m’inscrivais pour cette corvée.
Nous y allions ordinairement entre 2 heures et 3 heures de l’après-midi. A ce moment, ils étaient par petits groupes, réunis autour de la théière fumante, et tout disposés à lier conversation. Justement, ce jour-là, un groupe était installé dans une tranchée, tout près de l’endroit où débouchait le boyau par lequel nous arrivions.
En nous voyant, ils poussent un joyeux : « Bonjour, camarades ! » et ils nous font signe d’approcher. La corvée ne presse pas, il suffit que nous arrivions pour la soupe, à 5h30. Nous allons vers eux et, après les shake-hands d’usage et les « Bonjour, camarades ! » répétés autant de fois qu’il y a de personnes, nous prenons place dans le cercle. Aussitôt, on met devant nous un bol et on le remplit de la fameuse boisson nationale. Par politesse, nous acceptons. Pour adoucir l’amertume du thé, on m’offre du sucre ; à mon camarade, on donne du chocolat. De notre côté, nous offrons des cigarettes. Et la conversation s’engage, conversation très simple d’ailleurs, où les gestes en disent plus que les paroles, car, à chaque question posée en français, la réponse est ordinairement : Nipou nimaille, ce qui veut dire : Je ne comprends pas !
Et si la question est posée en russe, ils comprennent très bien que si nos lèvres restent muettes, nos yeux disent : Nipou nimaille.
Cependant, ils connaissent quelques mots français, et cela suffit pour que nous puissions avoir quelques précisions sur les points qui nous intéressent davantage.
Grâce à leur plaque d’identité, nous pouvons savoir leur nom – et ils rient de nous entendre les mal prononcer ; leur âge – et les plus jeunes sont les plus fiers ; leur pays d’origine : l’un est de Verchâva (Varsovie), un autre de Moscou, un autre du Caucase. Nous apprenons que leur régiment a été formé à Moscou, que beaucoup d’entre eux ont fait l’an dernier la campagne des Carpathes. Ils nous disent à quelle époque ils sont partis de Russie, quel itinéraire ils ont suivi, combien de temps ils ont mis pour venir en France ; ils disent quel accueil leur a fait Marseille, quelle vie ils ont menée à Mailly, combien ils sont contents d’être aux tranchées : « Boches, kapout ! Kapout, Boches ! ».
Et leur visage s’éclaire d’un large sourire. Ils trouvent très bon le pain de France – et, de fait, ils y mordent à belles dents, mais l’expérience a montré que leur tempérament s’accommodait mal du vin, c’est pourquoi on ne leur permet que le thé.
Nous tirons de nos poches les journaux de la veille. C’est à leur tour de nous poser des questions, car ils ne sont que très peu au courant de ce qui se passe. Et ils nous expliquent : Captân (le capitaine) – et ils montrent leur épaule, car c’est sur l’épaule que le gradé russe porte ses galons, – captân, journal ; soldat rouski, niet (non). C’était l’époque où Broussilof et Letchisky faisaient leur grande offensive en Galicie.
Nous leur montrons des chiffres : les Russes arrivaient à 250 000 prisonniers. Alors ce fut du délire. Ils fermaient les poings et les lançaient en avant, comme pour pousser quelqu’un violemment : Broussilof, boum ! boum ! boum ! Letchisky, boum ! boum ! boum ! Kouropatkine, boum ! boum ! boum ! ». Et ils riaient, et, en riant, ils faisaient voir leurs belles dents blanches.
La question religieuse m’intéressait. Je savais qu’ils avaient de nombreux aumôniers et que quelques-uns même avaient le grade de colonel. Je tirai mon chapelet, pour voir s’ils connaissaient cette dévotion, car peut-être y avait-il des catholiques parmi eux. Ils ne remarquèrent que la croix qui le terminait, et, prenant un air grave et recueilli : Christos, dirent-ils avec respect. Et ils attirèrent mon attention sur le collier de Christos et de médailles pieuses qu’ils portaient eux-mêmes en évidence sur leur blouse. Puis ils se mirent en devoir de nous montrer leurs livres de prières. Pour cela, il fallut chercher dans la profondeur de leurs bottes, car ce sont leurs bottes qui leur servent de poches pour les choses les plus usuelles. Et c’était plaisir de les voir sortir de là, à pleines mains, les objets les plus divers.
En prenant congé, nous voulûmes de nouveau leur offrir des cigarettes. Mais ils prétendirent que c’était leur tour, et ils tirèrent de leurs bottes des paquets de cigarettes algériennes qu’on leur avait distribués à l’occasion du 14 juillet.
Pendant que nous étions en première ligne, un autre régiment russe arriva du camp de Mailly, et ce fut celui-là qui nous releva. L’ordre portait que la relève se ferait entre 8 heures du soir et 6 heures du matin. Nous pensions qu’elle se ferait vers minuit, suivant l’usage. Erreur ! A 8 heures du soir, ils étaient arrivés. Ils étaient venus sans faire plus de bruit qu’un régiment de chats, et maintenant ils se tenaient dans la tranchée, silencieux, immobiles comme une rangée de statues. Je causais doucement avec un camarade dans un abri. Depuis dix minutes, ils étaient à côté de nous, et nous ne les avions pas entendus.
Nous partîmes. Il faisait jour encore, et les camarades disaient : « Jamais, la relève ne s’est faite d’aussi bonne heure ; nous pourrons dormir un peu cette nuit ! ».
A quelques kilomètres, comme nous cheminions dans les boyaux, nous fûmes obligés de faire halte. Une compagnie de Russes arrivait en sens contraire. Le chemin était trop peu large, il fallut nous aplatir contre la paroi pour leur laisser un petit passage. Ils étaient pleins de joie, d’entrain et d’enthousiasme. Ce n’était qu’un cri : « Boches, kapout ! Kapout, Boches ! ».
Avant d’entrer dans le village où nous devons prendre notre repos, nous faisons la grande halte. Minuit sonne. En même temps, là-bas, dans le coin que nous venons de quitter, le canon commence à rugir. Depuis la bataille de Champagne, rien de semblable ne s’était entendu. Le lendemain, à notre réveil, nous apprenions que les Boches avaient fait connaissance avec les Russes.
jeanne parisel on 7 décembre 2017
Passionnant merci pour ce partage