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  • 17 octobre 2012 - Par Au fil des mots et de l'histoire

     Le 17 octobre 1855 – Le bombardement de Kinburn dans EPHEMERIDE MILITAIRE le-bombardement-de-kinburn-150x150

    Le bombardement de Kinburn

    D’après « L’expédition de Crimée jusqu’a la prise de Sébastopol »
    César Lecat de Bazancourt – 1857

     

    Pendant que des événements se passaient devant Eupatoria et que la cavalerie française enregistrait un glorieux combat, les armées alliées ajoutaient un triomphe de plus par la prise de la forteresse de Kinburn.

    Depuis longtemps la pensée des généraux en chef s’était arrêtée sur ce fort, défendant la pointe de terre qui sépare de la mer Noire, le Liman formé par les eaux du Bug et du Dniéper. En se rendant maître de cette position, on coupait de ce côté les communications de l’armée russe avec Nicolaïef et l’on menaçait Kherson.

    Le 29 septembre, le maréchal Pélissier réunissait, au grand quartier général français, le général en chef de l’armée anglaise Simpson, l’amiral Lyons et l’amiral Bruat. Le but de cette conférence était d’examiner la possibilité d’enlever et d’occuper le fort de Kinburn, et si cette expédition était reconnue praticable, d’arrêter le chiffre des forces de terre et de mer qui devaient y concourir.

    « Le maréchal, écrit l’amiral Bruat au ministre de la marine en date du 2 octobre 1855, me pria d’exprimer mon opinion. Je m’étais concerté la veille avec l’amiral Lyons et j’étais autorisé à parler au nom de mon collègue, comme au mien, sur la possibilité et la convenance de l’expédition. Nous n’avions ni l’un ni l’autre aucun doute ; nous pensions également tous deux que, pour en assurer le prompt succès, il fallait y employer des moyens formidables. Ces moyens, nous les possédions ». L’amiral Bruat présentait de son côté 4 vaisseaux à vapeur, 4 avisos, 8 batteries flottantes, 4 corvettes, 5 bombardes, 4 grandes canonnières, 7 chaloupes canonnières, 4 frégates à vapeur, en tout 31 navires.

    Sauf les batteries flottantes qui leur manquaient, les Anglais pouvaient réunir des forces plus imposantes encore.

    Pour l’exécution de ce projet d’occupation, l’amiral Bruat proposa de faire pénétrer d’abord des frégates et des bâtiments légers dans le golfe de Kherson, afin de nous en assurer la possession, et d’empêcher ainsi le fort de Kinburn de recevoir des renforts de Nicolaïef. Dans le même moment, le débarquement des troupes devait s’opérer dans le sud de la forteresse, et hors de la portée de son canon, sous la protection des bâtiments qui resteraient en dehors du golfe. Aussitôt le débarquement effectué, l’escadre alliée prenait position pour détruire la partie des fortifications qui avait vue sur la mer.

    Ce plan fut adopté sans aucune objection. Il ne restait plus à décider que le chiffre des troupes affectées à cette opération. Sur la demande du maréchal, l’amiral, tout en déclinant sa compétence sur une question dont les généraux en chef devaient rester les seuls juges, déclarait que 10000 hommes appuyés, comme ils le seraient, du côté de la mer, sur un isthme de peu de largeur, lui semblaient composer un effectif suffisant.

    « Le maréchal, écrit l’amiral, préoccupé des difficultés d’approvisionnement, offrait de donner 3000 hommes de troupes françaises. Sur les observations de l’amiral Lyons, il porta ce chiffre à 4000 hommes. Le général Simpson devait en donner 3500. Il paraît s’être décidé, depuis la conférence, à porter le contingent des troupes anglaises au même chiffre que le nôtre ».

    Le secret avait été gardé sur le projet de cette expédition, et le général Bazaine, gouverneur de Sébastopol, reçut le 30 septembre une dépêche qui lui donnait le commandement d’un corps expéditionnaire, sans lui indiquer le lieu où ce corps devait se rendre.

    Le choix du maréchal tombait sur un des jeunes généraux qui s’étaient le plus brillamment distingués pendant la campagne de Crimée, et dont le nom avait toujours été associé aux combats de notre intrépide armée.

    La dépêche du maréchal disait seulement : « J’ai l’honneur de vous prévenir que je vous ai désigné pour prendre le commandement d’une division expéditionnaire anglo-française, qui va être expédiée sous très peu de jours de Kamiesch. Avant de vous rendre à Kamiesch, vous voudrez bien vous présenter à mon quartier général, je vous donnerai alors toutes les instructions dont vous aurez besoin pour l’accomplissement de la mission que je vous ai confiée ».

    Le chef d’escadron Faure, qui pendant tout le siège, avait rempli avec distinction et avec un zèle infatigable, les fonctions de premier aide-major de tranchée auprès du colonel Raoult, était nommé chef d’état-major du général pour cette expédition, et chargé de l’organisation de l’embarquement.

    Le général Bazaine, après avoir remis, selon les ordres du maréchal, le commandement supérieur de Sébastopol au général Levaillant, se rendit au grand quartier général, où il fut instruit que la forteresse de Kinburn était le but désigné au corps expéditionnaire dont il avait le commandement.

    Tous les préparatifs de départ se firent avec activité.

    Le 6 octobre, la plupart des bâtiments qui devaient faire partie de l’expédition ayant rallié le vaisseau-amiral, les troupes commencèrent leur embarquement. Le contre-amiral Pellion partit le même jour avec douze bâtiments. Il devait en prendre trois autres à Eupatoria. Le contre-amiral Pellion avait ordre de se rendre devant Odessa et de mouiller sur cette rade, hors de portée du canon des forts. C’était le point de rendez-vous général pour tous les bâtiments des deux escadres.

    Le 7, l’amiral Bruat s’embarqua lui-même, emmenant 16 bâtiments et le corps expéditionnaire au grand complet. La flotte anglaise appareillait, le même jour, sous les ordres de l’amiral Lyons.

    Le lendemain, dans l’après-midi, l’escadre était devant Odessa, où les amiraux alliés avaient décidé que l’on attendrait le résultat des reconnaissances que devaient faire les chaloupes canonnières dans le détroit d’Otchakow et le long de la presqu’île de Kinburn.

    L’arrivée de la flotte alliée, aussitôt qu’elle fut signalée, frappa de stupeur la place d’Odessa, que nul renseignement n’avait instruite de cette expédition. On vit aussitôt, à l’aide des longues-vues, un grand mouvement de troupes. Des masses d’hommes accoururent, et mises à l’œuvre avec cette célérité qui distingue surtout les Russes, elles remuaient le sol, établissaient de nouvelles batteries, consolidaient les anciennes et mettaient la ville en état de défense contre une attaque imminente.

    On voyait des camps établis sur une des collines du nord. Des nuées de Cosaques disposés de distance en distance, par groupes de deux ou trois, se reliaient à la station télégraphique. Des officiers d’état-major galopaient dans toutes les directions. C’était enfin, de tous côtés, un tumulte de mouvement dont on suivait parfaitement l’ensemble du haut des mâtures de nos vaisseaux. Au côté nord, une longue file de charrettes, des voitures de toutes sortes et des groupes épais évacuaient à la hâte la ville menacée.

    Certes, cette flotte imposante eût pu facilement, sur son passage, bombarder et brûler Odessa. Mais un ordre formel de l’empereur avait interdit à l’amiral Bruat de rien entreprendre contre cette ville.

    Les reconnaissances revinrent en grande partie dans la journée du 9. Mais avant le retour des avisos, le vent changea tout à coup, et un brouillard épais s’abattit sur Odessa, enveloppant entièrement la flotte. Pour ne pas s’aborder mutuellement, chaque bâtiment indiquait son mouillage par des batteries de tambours et des sons de cloche.

    Les passes avaient été reconnues et, en attendant que le brouillard dissipé et les vents redevenus favorables permissent de continuer sur Kinburn, les amiraux et les généraux se réunirent en conseil sur le Montebello, pour arrêter l’ordre du débarquement des troupes et le lieu le plus propice.

    Le 14 au matin, l’escadrille put enfin quitter la rade d’Odessa et se dirigea sur Kinburn où elle mouilla le soir même vis-à-vis la presqu’île, à une lieue marine environ.

    La navigation d’Odessa à Kinburn présente des difficultés pour de gros bâtiments d’un fort tirant d’eau, la route de ces vaisseaux avait été soigneusement balisée par les frégates, les corvettes et les avisos à vapeur.

    Les eaux du Bug et du Dniéper aboutissent à la mer par une seule branche. Après avoir formé un lac où ils se confondent, les deux fleuves s’écoulent ensemble entre Otchakow au nord, et Kinburn au sud, par un chenal étroit d’une profondeur variable (15 pieds minimum) beaucoup plus rapproché de Kinburn que d’Otchakow.

    Otchakow sur la rive droite, est bâti au sommet d’une falaise d’une élévation moyenne, s’avançant en angle aigu droit au sud, et projetant une pointe basse sur laquelle s’élève un vièux fort d’origine génoise en assez mauvais état. Une batterie construite sur la falaise en dehors du chenal le prenant d’enfilade, mais à grande portée, complète la défense de ce côté, sans présenter d’obstacles sérieux.

    C’est sur la rive gauche, sur la langue de sable formée des alluvions des deux fleuves, qu’est bâtie la citadelle de Kinburn dominant le passage de plus près, battant tant en dehors qu’en dedans, et constituant en un mot, la seule défense de l’embouchure du Dniéper.

    La citadelle de Kinburn est un ouvrage à cornes en maçonnerie, avec parapets en terre, entouré d’un fossé, là où il n’est pas baigné par la mer, contenant des casernes et autres édifices dont les toitures et cheminées apparaissent au-dessus du rempart. Elle est armée sur toutes faces, offrant un étage de feux couverts casematés, surmonté d’une batterie à barbette, le tout pouvant présenter 60 bouches à feu environ, dont la moitié battant en dehors sur la mer, du sud-ouest au nord-nord-ouest.

    Kinburn porte le pavillon de guerre toujours arboré, indice d’armement, et contient une garnison de 2000 hommes, sans compter les colons militaires établis dans un village bâti à portée du canon de la place. Deux nouvelles batteries ont été élevées au nord-ouest de la forteresse.

    « Je pus alors, écrit le général Bazaine, dans un rapport adressé au maréchal commandant en chef, reconnaître le terrain sur lequel nous allions avoir à agir. La presqu’île finit sur le détroit d’Otchakow par une pointe de sable très étroite, sur laquelle les Russes ont établi trois ouvrages de fortifications ».

    Le premier, le plus rapproché de la pointe, est une grande batterie blindée ouverte à la gorge. Les embrasures de cette batterie sont tournées vers la passe et le Liman du Dniéper, et croisent leurs feux avec ceux des batteries d’Otchakow.

    Le deuxième ouvrage est à environ 800 mètres en arrière du premier, et communique avec lui par une longue caponière. Ce deuxième ouvrage est une grande batterie en terre, fermée à la gorge, armée dans toutes les directions, et renfermant un abri blindé pour les défenseurs.

    Le troisième ouvrage, à 300 mètres en arrière, est un grand fort bastionné avec revêtements en maçonnerie, casemates, fossés, chemin couvert. Ce fort barre complètement la presqu’île, et s’étend de la mer au Dniéper.

    Le village de Kinburn est à 600 mètres environ de la forteresse qui s’étend de la mer au Dniéper, et est complètement battu par son feu. A partir de ce point, la presqu’île s’élargit sensiblement. Ce n’est toujours qu’une plaine de sable couverte d’herbes marines et de lacs salés. Mais à 5000 mètres environ du fort, la plaine se change brusquement en une suite de petites dunes qui couvrent toute la presqu’île sur une largeur de 2 kilomètres environ et s’étendent indéfiniment vers le sud. C’est ce point que, d’après l’avis de l’amiral, le général commandant supérieur avait choisi.

    Dans la soirée du 14, toutes les dispositions furent prises par le chef d’état-major de l’amiral, Jurien de La Gravière, pour permettre au débarquement des troupes de s’effectuer le lendemain matin.

    Dans la nuit, une escadre légère composée de canonnières anglaises et françaises s’avança, à la faveur de l’obscurité, dans les eaux du Dniéper. Signalée au fort, elle fut accueillie par une violente canonnade, et, malgré les feux croisés des batteries de la pointe et des forts d’Otchakow, elle continua victorieusement sa route et parvint à forcer la passe.

    « Dans la nuit, 4 chaloupes canonnières françaises, la Tirailleuse, la Stridente, la Meurtrière et la Mutine, expédiées par le contre-amiral Pellion, sous les ordres du lieutenant de vaisseau Allemand, du Cacique, ont franchi, avec 5 canonnières anglaises, la passe d’Otchakow, et sont entrées dans le Dniéper ». L’amiral au ministre de la marine. Dépêche télégraphique, 17 octobre 1865.

    Au jour, elle était en position dans le Liman, de manière à prendre à dos les troupes qui voudraient s’opposer au débarquement. D’autres canonnières, se rapprochant de la côte, vinrent croiser leurs feux avec les chaloupes de l’autre rive, rendant ainsi à peu près impraticable toute sortie de la garnison au delà du village.

    Le 15, de bon matin, le débarquement commença. Le chef d’état major de la flotte, Jurien de La Gravière en surveillait les détails avec une habile activité. Les troupes passèrent dans des canots remorqués par de petits vapeurs de l’escadre, et gagnèrent la côte.

    Dans la prévision que l’ennemi pourrait vouloir s’opposer à notre opération, le premier convoi transportait le bataillon de chasseurs à pied et les tirailleurs, c’està-dire 2000 hommes avec deux pièces d’artillerie de campagne. De son côté, le général Spencer débarquait en même temps sur la droite avec 2000 Anglais et le même nombre de pièces.

    La mer, agitée et houleuse, gêna seule le débarquement. Les canots ne purent toucher terre, et des matelots durent porter le général à dos jusqu’au rivage, pendant l’espace de 20 mètres. La houle, dans la journée, devint de plus en plus forte, et donna le lendemain de grandes difficultés pour le transport de l’artillerie, la mer embarquant à tout instant dans les chalands.

    Les deux drapeaux alliés flottaient encore une fois sur la terre ennemie, et les deux nations, unies depuis une année, dans les mêmes combats et dans les mêmes épreuves, allaient attacher un nouveau titre de gloire à cette mémorable campagne de Crimée.

    L’ennemi, comprenant sans doute qu’il lui était impossible de s’opposer à notre débarquement, ne parut pas sur la côte.

    Aussitôt que le général Bazaine eut pris terre, il voulut aller de sa personne reconnaître le terrain, et prenant avec lui une escorte de 20 chasseurs à pied, il se dirigea vers le village de Kinburn, que les Russes avaient commencé à incendier. Deux compagnies l’appuyaient à distance. Le général, s’étant avancé jusqu’aux premières maisons, les gardes russes s’éloignèrent à son approche et gagnèrent la forteresse, sans tirer sur ce petit groupe un seul coup de fusil. Le général Bazaine en profita pour explorer le terrain et les approches de ce village.

    Pendant ce temps, les troupes débarquées avaient pris position sur les points qui leur avaient été désignés. Les Anglais appuyèrent leur droite à la mer et barrèrent la presqu’île en refusant un peu leur aile gauche. La brigade Wimpffen s’appuya, la gauche à la mer et fit face à la place, en rejoignant par sa droite la gauche du général Spencer.

    Les Anglais avaient pour mission d’empêcher l’ennemi de venir par le sud, et les Français de refouler la garnison dans la place, si elle tentait d’en sortir.

    Dans la journée, on amena un homme que l’on avait trouvé rôdant sur la côte. Il surveillait, disait-il, l’arrivée d’un petit bâtiment qui lui appartenait. C’est de cet homme que l’on obtint les premiers renseignements.

    Selon lui, la garnison du fort ne dépassait pas 1500 hommes, et il n’était point question de l’arrivée de nouveaux renforts. Cependant, il y avait un camp retranché à Pérékop et des troupes dirigées sur ce point. C’est le général Kokonowitch (60 ans environ) qui commande depuis longtemps le fort de Kinburn. Notre présence devant Odessa avait été signalée, et chaque jour la garnison de Kinburn s’attendait à apprendre la nouvelle de la prise de cette ville, et à nous voir arriver.

    Vers le milieu du jour, malgré le mauvais état de la mer, les bombardes et les chaloupes canonnières, embossées à 2400 mètres environ, ouvrirent leur feu contre la forteresse qui répondit avec vivacité. Mais la houle rendit le tir tellement incertain, que le feu dut être interrompu à l’approche de la nuit, sans avoir amené de résultats sérieux.

    On ne put rien entreprendre dans la journée du 16, les vents étant entièrement contraires.

    Du côté de terre, nos troupes commençaient à s’installer solidement. Au centre de l’emplacement choisi pour le camp, le génie construisit, dans la nuit du 15, une grande place d’armes appuyée à la côte, dans le but de renfermer nos magasins, et le général Spencer fut chargé de couvrir son front par quelques ouvrages de campagne. Le terrain était sablonneux, ce qui rendait le travail très facile. Mais dans certaines parties, l’eau, presque à la surface du sol, ne tardait pas à s’infiltrer et à paraître.

    Au jour, la plus grande partie de ces premiers travaux était suffisamment terminée. Afin d’être sans inquiétude sur les tentatives de l’ennemi dans l’intérieur de la presqu’île, le général Bazaine envoya, le 16 au matin, son aide de camp, le capitaine Tordeux, avec un peloton de hussards, pousser une reconnaissance en avant des lignes anglaises.

    Le capitaine avança jusqu’à quatre ou cinq lieues dans les terres et ne trouva sur sa route qu’un grand village (Pokrovka) abandonné par ses habitants, et deux gardes-côtes qu’il ramena au camp. Ces deux hommes donnèrent des renseignements très détaillés sur la presqu’île et sur toute l’étendue de la côte. Interrogés avec grand soin, ils répondirent qu’il n’y avait point de troupes russes dans les environs, mais qu’ils avaient entendu parler de la marche d’une colonne. La route de Kherson, ajoutaient-ils, est très mauvaise, ce n’est que du sable. Des renforts pourraient plutôt arriver par Otchakow.

    La mer étant devenue favorable, il fut décidé que l’attaque de la flotte contre la forteresse de Kinburn aurait lieu le 17. L’amiral Bruat en fit prévenir de très bonne heure dans la matinée le général Bazaine.

    La division anglo-française avait profité de la nuit pour avancer sur la place par une tranchée d’investissement, ouverte à 900 mètres environ de la forteresse, en poussant les avant-postes jusqu’aux maisons du village incendié.

    A la tombée de la nuit, quatre compagnies du 14e bataillon de chasseurs à pied, sous les ordres du commandant Bordaz, se portèrent en avant du point désigné pour l’ouverture de la tranchée, afin de protéger les travailleurs, et se couchèrent à terre. Attentifs au moindre bruit, ils surveillaient tous les abords, dans la crainte d’une sortie de la garnison. Vers deux heures du matin, le travail fut terminé de manière à pouvoir être occupé. Mais si, comme nous l’avons dit plus haut, la composition sablonneuse et humide du sol avait aidé au travail, l’eau gênait fort les soldats, qui souvent en avaient jusqu’à mi-jambe.

    Les quatre compagnies de chasseurs des avant-postes s’installèrent dans la tranchée, dont elles occupèrent tout le développement. 30 hommes furent mis en vedette dans les maisons ruinées du village pour observer une porte de la forteresse qui avait été signalée. Une autre compagnie, placée en réserve derrière une maison également en ruines, était prête à se porter rapidement sur les points menacés, en cas de sortie de la garnison.

    La nuit fut tranquille, dit le rapport du colonel de tranchée. Vers sept heures, le fort ouvrit un feu d’obus et de pièces à longue portée sur nos tranchées. Ils tirèrent une trentaine de coups environ et ne nous firent aucun mal.

    Dans la matinée, le général Bazaine donna ordre au général Wimpffen de faire avancer le 95e dans la plaine à la hauteur de nos travaux d’investissement, de façon à appuyer les gardes de tranchée au besoin, et à être prêt à contenir la garnison, si celle-ci, dans un moment désespéré, au lieu de mettre bas les armes, tentait par un suprême effort de remonter vers Pérékop et de gagner la grande route de Kherson. Le 95e avait en outre mission de lancer des détachements à l’assaut, si le fort refusait de se rendre.

    A 9 heures 20 minutes, les trois batteries flottantes, la Dévastation, la Lave et la Tonnante, prennent leur poste sans remorqueur, par une bonne brise, elles s’avancent rapidement, et la couleur grisâtre dont ces batteries sont revêtues leur donne un aspect terrible et sinistre. Arrivées à une portée de 900 et de 1200 mètres, elles ouvrent tout aussitôt leur feu.

    Trois quarts d’heure après, les bombardes françaises et anglaises viennent en ligne, et leur tir, rectifié par les signaux des avisos, ne tarde pas à être admirablement réglé. Six canonnières françaises et anglaises ont pris leur poste de combat à peu près en même temps, ricochant sur les batteries à barbette que combattent les batteries flottantes. La forteresse, de son côté, répond énergiquement à notre feu.

    Bientôt une épaisse fumée enveloppe le lieu du combat et dérobe aux regards des combattants la pointe de la presqu’île et le fort que nos boulets commencent à ébranler. Déjà les canonnières des deux nations ont quitté leur première position et se sont portées à la hauteur des batteries flottantes pour soutenir leur feu plus énergiquement encore. Le tir de la place semble diminuer de vivacité.

    Il est midi, les vaisseaux suivis par les frégates, les corvettes et les avisos ont mis sous vapeur. En tête, s’avancent le Montebello, qui porte l’amiral Bruat, et le Royal-Albert, qui porte l’amiral Lyons. Les vaisseaux se sont formés sur deux lignes et se sont embossés à 1600 mètres des forts.

    Dans le même moment, 6 frégates anglaises conduites par le contre-amiral Stewart, et 3 frégates françaises sous les ordres du contre-amiral Pellion forcent la passe d’Otchakow, à travers une nuée de projectiles, afin de prendre à revers les forts de Kinburn. C’est alors que retentirent de foudroyantes détonations. Les flancs de tous les vaisseaux embossés, beaupré sur poupe, vomissent à la fois un orage de fer.

    De tous côtés, les forts sont envahis par la mitraille, brisés par les boulets, incendiés par les obus, les flammes dévorent les casernes et une partie des bâtiments à l’intérieur. Le salut n’est plus nulle part, le désastre est partout. Car du côté de terre, le général Bazaine ne restait pas inactif. Toutes les dispositions, nous l’avons dit, avaient été prises pour arrêter la garnison, si, abandonnant les forts à l’action de la flotte, elle eût voulu se frayer un passage vers la route de Kherson.

    En avant de la tranchée d’investissement, sur le littoral de la mer Noire, il y avait sur différents points de grands tas de bois. D’habiles tireurs, choisis parmi les chasseurs à pied, se glissèrent derrière ces abris aussitôt que la flotte eut ouvert son feu, et, à 400 mètres de la place, prirent d’écharpe les canonniers des batteries qui avaient réuni tous leurs efforts contre nos batteries flottantes. Sur la gauche, un autre poste de tireurs également d’élite, dont quelques-uns purent avancer jusqu’à 300 mètres de l’ennemi, frappaient aussi avec une précision de tir très-remarquable les canonniers à leurs pièces, car ces pièces étant à barbette, les chargeurs et les pointeurs étaient obligés de se découvrir. Ces tireurs firent tant de mal à l’ennemi, que celui-ci dut partager son feu et chercher à écraser nos chasseurs, auxquels il ne put faire grand dommage.

    Pendant près de cinq heures, la garnison résiste avec un grand courage, mais elle devait succomber. Depuis longtemps des brèches praticables avaient troué les murailles du fort principal.

    La position n’était plus tenable. De toutes parts le feu se déclarait. Une partie de la garnison, sentant toute résistance inutile, se mit à couvert dans les fossés extérieurs qui regardent le Liman et la pointe de la presqu’île, pendant que les batteries du fort essayaient contre cette tempête de feu un dernier et suprême effort. Le général Bazaine fit alors avancer deux pièces de campagne qui, masquées par la dernière maison du village, envoyèrent dans le fort et dans les fossés des boulets et des obus à bonne portée.

    La place ne répondait plus que faiblement au feu redoutable des deux flottes.

    « A une heure vingt-cinq minutes, écrit l’amiral Bruat au ministre de la marine, remarquant que le fort de Kinburn ne tirait plus, bien que les ouvrages du nord continuassent à se servir encore de leurs mortiers, l’amiral Lyons et moi, nous avons pensé qu’il convenait de respecter le courage des braves gens que nous combattions. Nous avons en conséquence fait le signal de cessez le feu, et nous avons arboré le pavillon de parlementaire en envoyant à terre une embarcation française et une embarcation anglaise ».

    En effet, en même temps que notre tir avait cessé, on vit les deux canots où flottaient les drapeaux parlementaires s’avancer vers la pointe de la presqu’île. Les stipulations touchant la reddition de la place avaient été arrêtées d’avance en conseil, et signées par les amiraux et le général Bazaine.

    Les honneurs de la guerre devaient être accordés à la garnison, si elle se rendait à la première sommation.

    Pendant que les parlementaires abordaient devant le fort, le général envoyait par le bord du Liman son aide de camp, le capitaine Tordeux, qui se mit aussitôt en communication avec un officier du fort.

    La garnison avait été entièrement démoralisée par le feu redoutable de la flotte alliée et par les travaux si rapidement exécutés devant la place dans la nuit du 16 au 17, car ils eussent permis d’établir une batterie de brèche, dans la nuit du 17 au 18, si cela eût été jugé utile. De plus, la passe d’Otchakow, que les vaisseaux alliés avaient si audacieusement franchie, complétait l’investissement des forts.

    Bien que l’impossibilité d’une plus longue résistance fût matériellement démontrée, et que le refus de se rendre n’eût amené que de sinistres et inévitables résultats, les chefs hésitèrent à accepter les conditions offertes, et voulaient s’ensevelir sous les ruines de la forteresse. Mais du côté de terre, une portion des soldats de la garnison sortaient déjà par une des portes du fort, hésitant toutefois à se mettre en marche vers le camp des alliés. Ces soldats étaient sans officiers. Le capitaine Tordeux s’avança pour les rassurer et les engager à venir en toute confiance vers nous.

    Dans le même moment, un signal du vaisseau-amiral annonçait à l’armée de terre que les conditions de la capitulation étaient acceptées par les Russes. Et le commandant Lejeune débarquait à la hâte pour avertir le général Bazaine de cesser les hostilités.

    Parmi les soldats qui se dirigeaient vers le camp français, un grand nombre jetait à terre ses armes et ses fourniments militaires. Après les compagnies, vinrent les officiers, mais isolément, ou par groupes de quatre ou cinq. Puis arriva le vieux général Kokonowitch. Il marchait lentement. Son mâle visage, dont les traits étaient profondément altérés, exprimait le plus amer découragement : ses yeux étaient fixés à terre.

    Lorsqu’il fut devant le général Bazaine, il jeta avec douleur ses armes à ses pieds. Le général français reçut dans ses bras le vieux prisonnier, qui avait si énergiquement soutenu, jusqu’à la dernière heure, l’honneur du drapeau russe, et le consola, dans ce moment de cruelle amertume, par de nobles et touchantes paroles.

    Après le général, arriva le chef du génie de la place, énergique soldat, qui jusqu’au dernier moment s’était opposé à la reddition de la forteresse. Sur les glacis de la presqu’île, qu’enveloppait encore comme un souvenir vivant du combat, l’épaisse fumée des canons, c’était une scène empreinte d’un cachet de grandeur.

    « Au milieu de tout cela, écrit un officier, un spectacle vraiment touchant est venu nous émouvoir. Nous avons vu déboucher du fort une trentaine de soldats avec une partie des officiers de la garnison. Par ordre du général, une escorte française les accompagnait. Ils portaient des tableaux d’église, des bannières religieuses et des coffres où sans doute étaient enfermés des ornements et des reliques. Le sentiment religieux dominait tout le monde. Sur le chemin suivi par cette procession, les Russes s’arrêtaient baisant les tableaux du Christ, aux plaies des mains et des pieds et faisant le signe de la croix. Tous ces objets, laissés en possession des Russes, ont été portés par eux à notre camp ».

    Les compagnies russes, réorganisées, furent dirigées sur le réduit du camp au point de débarquement, et les drapeaux unis de la France et de l’Angleterre flottèrent victorieux sur les remparts ennemis. Déjà des chirurgiens des deux escadres, envoyés par les amiraux, abordaient la côte et venaient donner leurs soins aux blessés russes.

    Il était six heures, lorsque le major de tranchée Troussaint, nommé par le général Bazaine commandant intérimaire de la forteresse de Kinburn, prit le commandement du fort. Son premier soin fut de s’assurer que les abords de la forteresse étaient solidement gardés, et d’aviser à la police intérieure. Des postes furent placés aux portes et aux poternes, de nombreuses sentinelles empêchèrent toute circulation étrangère au service, et des rondes et des patrouilles furent chargées de veiller à la stricte exécution du service.

    Mais la tâche la plus importante et la plus difficile était d’arrêter le progrès de l’incendie qui, à chaque instant, favorisé par un vent assez vif, élevait de tous côtés ses gerbes enflammées et menaçait d’envahir la partie du fort que le feu de la flotte n’avait pas atteint. Dans ce danger imminent pour tous, chacun rivalise de zèle, de courage et de dévouement. Sous la direction du major de tranchée, une brigade de sapeurs du génie, commandée par le lieutenant Serval, fait avec le concours de la garnison la part du feu.

    Grâce aux efforts de tous, une poudrière placée sur la droite de la forteresse est isolée du foyer de l’incendie. A l’autre extrémité du fort, les travailleurs parviennent à sauver des flammes un grand magasin de farines.

    « Vers onze heures, écrit le major de tranchée dans son rapport au colonel Danner, le commandant Lejeune, aide de camp de M. l’amiral Bruat, arriva, et nous apporta le concours actif de ses 300 marins et de ses pompes. Leur jeu, habilement dirigé, joint au travail opiniâtre des sapeurs du génie, assura définitivement la concentration du feu sur les points qui depuis le matin étaient la proie des flammes ».

    Le lendemain matin, de violentes et successives détonations nous annoncèrent que les Russes faisaient sauter toutes les fortifications d’Otchakow, qui devaient inévitablement tomber en notre pouvoir.

     

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