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  • 16 octobre 2012 - Par Au fil des mots et de l'histoire

     

     L’incendie du tunnel de Tavannes dans GUERRE 1914 - 1918 carte-du-tunnel-de-tavannes-150x150entree-cote-sud-150x150 dans GUERRE 1914 - 1918

     

    Construit avant 1870, le tunnel de Tavannes, long de 1400 mètres, permettait de relier Metz à Verdun. Pendant la première guerre mondiale, il servira d’abri pour les hommes, mais aussi de poste de secours, de poste de commandement, de dépôt de matériel et bien sûr de…. dépôt de munitions.

    Dans la soirée du 4 septembre 1916, plusieurs explosions suivies d’un monstrueux incendie provoquèrent dans le tunnel de Tavannes la mort de plusieurs centaines de soldats français.

    Près d’un siècle plus tard, les causes exactes de cette catastrophe ne sont toujours pas établies ; le nombre exact des victimes n’est pas non plus connu, il oscille entre 500 et 800 selon les sources.

     

    Rapport sur l’incendie du tunnel de Tavannes – Annexe n° 600 rédigée par R. Nivelle

    D’après « Les armées françaises dans la grande guerre » – 1935

     

    Au P. C. A., le 23 septembre 1916.

    I – Organisation du tunnel de Tavannes avant l’accident.

    Avant l’incendie du 4/5 septembre, le tunnel de Tavannes avait été organisé pour servir d’abri pour les hommes, de poste de secours, de poste de commandement pour la 146e brigade, de dépôt de matériel et de munitions.

    L’organisation intérieure du tunnel comprenait aux 2 extrémités Est et Ouest, un certain nombre de paliers en planches, surélevés de 2 mètres et permettant par conséquent la circulation sur le sol naturel du couloir. Ils étaient à quelque distance les uns des autres. Diverses baraques ou magasins avaient été établis dans certains intervalles. Sur les paliers, se trouvaient les lits de camp destinés à la troupe ainsi que le P. C. de la 146e brigade.

    Au centre du tunnel, se trouvait une cheminée d’aération dans laquelle était installée depuis peu, une échelle conduisant à des postes d’observation.

    La sortie est était, fermée par un barrage très épais en sacs à terre, qui diminuait beaucoup le courant d’air dans cette partie du couloir.

    Le tunnel était éclairé à l’électricité.

    Au point de vue du commandement, il était assimilé à un cantonnement et un major de la garnison, le commandant Guilbert, du 98e territorial, était spécialement chargé des questions de répartition des installations, d’ordre et d’assainissement.

     

    II – Compte rendu de l’incendie.

    Le 4 septembre, vers 21h30, un certain nombre d’officiers et d’hommes, cantonnés à l’entrée Ouest du tunnel, entendirent subitement des bruits suspects. Au moment où ils sortaient pour se rendre compte de ce qui se passait, 2 explosions successives d’une grande violence se produisaient, les renversant à terre, ou les projetant au loin. La lumière électrique s’éteignait aussitôt et une nappe de gaz extrêmement opaque remplissait le couloir.

    C’est en vain que les hommes et officiers qui avaient pu s’échapper tout d’abord, essayèrent de rentrer dans le tunnel en mettant des masques ou en utilisant les appareils Drager.

    Ils durent même s’éloigner de l’entrée où l’air était devenu rapidement brûlant et irrespirable. Les explosions se continuaient en même temps à l’intérieur du couloir.

    Le commandant du génie divisionnaire accouru sur les lieux du sinistre cherchait, mais en vain, à arrêter l’incendie qui continuait à se développer avec une intensité extraordinaire dans la partie Ouest du tunnel. La partie située à l’est de la cheminée d’aération n’était pas atteinte par les fammes, et ne dut être évacuée qu’à cause de la fumée.

    Les divers fourneaux de mine restèrent intacts.

    L’incendie continua à couver pendant plusieurs jours et l’on ne put tenter la traversée du tunnel que le 11 septembre. Actuellement le déblaiement est complètement terminé et les travaux de réorganisation sont commencés.

     

    III – Causes.

    Il ressort de l’enquête faite sur l’incendie du tunnel qu’il n’est pas dû, comme on l’avait supposé tout d’abord, à un court-circuit, mais très vraisemblablement à l’explosion des fusées et des grenades portées par une corvée qui était passée à l’entrée du tunnel quelques minutes avant l’explosion.

    Deux hommes ont vu ces fusées prendre feu sur le dos des ânes qui les portaient sans pouvoir se rendre compte des causes premières qui avaient pu provoquer leur explosion.

    Cette première explosion a sans doute mis le feu à un dépôt de matériel inflammable et l’incendie activé par le tirage violent de la cheminée centrale a gagné rapidement de proche en proche les dépôts de munitions.

     

    IV – Pertes.

    Sont disparus dans l’incendie du tunnel de Tavannes :

    146e brigade : colonel Florentin, commandant de brigade.
    356e R. I – 28 hommes.
    Compagnie du génie 26/53 – 23 hommes.
    Service de santé – 1 officier – 101 hommes.
    24e régiment territorial – 3 officiers – 191 hommes.
    98e régiment territorial – 4 officiers – 123 hommes.

     

    V – Mesures prescrites.

    Malgré les dangers que présente l’utilisation du tunnel de Tavannes à la fois comme passage et comme cantonnement, la situation actuelle oblige le commandement à maintenir cette dualité.

    Les possibilités d’incendie seront diminuées à l’avenir par les mesures suivantes :
    1° – Diminution du nombre des installations à l’intérieur du tunnel, qui seront réservées au logement des réserves, à un poste de secours et à des dépôts de vivres. Ces installations seront largement espacées les unes des autres.
    2° – Création de dépôts de munitions, du P. C. de la brigade, et de l’abri du moteur électrique, en dehors du tunnel.
    3° – Les matériaux employés à ces installations seront dans la mesure du possible en fer.
    4°- De nombreux dépôts d’extincteurs seront établis le long du tunnel.

    On s’efforcera ultérieurement de créer des logements pour les hommes dans les parois latérales du tunnel.

     

    Le Tunnel de Tavannes (Récit de guerre)

    D’après « Revue belge » – 1933

     

    Dans la nuit du 4 au 5 septembre 1916, un incendie se déclarait en pleine bataille dans les lignes françaises de Verdun, sous le tunnel de Tavannes. Le sinistre prit en quelques instants une extension considérable. Tout le matériel accumulé dans ce tunnel fut détruit. Le colonel Florentin, commandant la 146e Brigade d’infanterie, une dizaine d’officiers et plus de 700 hommes périrent.

    Le communiqué de l’époque, pour des raisons très compréhensibles, ne fit aucune mention de cette catastrophe, la plus terrible qui se produisit sur le front français au cours de la guerre.

    M. Georges Oudard, qui fut un des vingt-cinq survivants qui échappèrent par miracle, nous donne de ces heures tragiques le présent récit.

     

    Le jour se levait devant nous, un jour froid et plombé qui annonçait la pluie. Les deux artilleries avaient cessé de tirer en même temps. Sur la terre pesait un silence angoissé. Rien n’est plus mystérieux qu’un secteur inconnu au sortir des ténèbres.

    Au milieu de la nuit, une auto était venue nous prendre à Haudainville, le colonel Florentin commandant la 146e brigade d’infanterie, les capitaines Bailly-Salin et Audy, le lieutenant Bitterlin et moi-même, qui étais alors détaché à ce petit état-major, pour nous transporter jusqu’au Cabaret Rouge en face duquel s’amorçait l’interminable boyau que nous suivions encore.

    Ce jour-là – le dimanche 20 août 1916 – passait à midi sous notre commandement la partie du champ de bataille de Verdun située entre la route du fort de Vaux et un chemin menant à des carrières voisines du bois Fumin. Ce front, d’un kilomètre environ, formait le sous-secteur de Rétegnebois, dont le P. C. se trouvait à la sortie Ouest du tunnel de Tavannes.

    Ce tunnel est un vrai tunnel de chemin de fer qui existe toujours sur la ligne de Verdun à Etain. Il jouissait alors d’une certaine réputation due autant à la solidité de ses voûtes, doublées par la nature d’une épaisse carapace de terre, qui en faisaient un abri à l’épreuve des plus gros calibres, qu’à son aspect quelque peu fantastique de citadelle improvisée à même les lignes, et où s’emmagasinait un matériel considérable, cantonnaient des réserves, se nichaient un hôpital et des services qu’on ne se serait guère attendu à rencontrer si près de l’ennemi.

    Un jeune officier du groupement Mangin, venu nous rendre visite la veille, l’avait comparé, avec l’intention évidente d’étonner de nouveaux arrivants, à « une sorte de monde de Wells ».

    C’était là où nous allions, dans cette aube flétrie. Main- tenant, les forêts au-dessus de nos têtes ressemblaient à des vignes en hiver. Le boyau s’élargissait, se déformait. A chaque instant, il fallait enjamber la mare d’un trou d’obus.

    Le colonel, qui avait seul reconnu le terrain, nous montrait la route. Il nous conduisit ainsi, par une tranchée béante, jusqu’à un escalier de bois très étroit et très raide dont les marches étaient incrustées, sans doute pour les rendre moins glissantes, de fil de fer barbelé. Un triple rang oblique de sacs à terre servait de rampe d’un côté.

    Mais la main cherchait de préférence un appui contre le mur triangulaire de briques violettes, aux reflets de mâchefer, à moitié entré dans la colline et qui commençait le tunnel. Devent nous, sous une lumière dépolie, se découvrait un ravin blanc, désert et comme retourné par un tremblement de terre.

    Quand nous fûmes arrivés au bas de l’escalier, un ou deux d’entre nous, plus curieux que les autres, bondirent dans le ravin pour aller contempler le tunnel de face. Il était bouché, dans toute sa largeur, par un gros mur de sacs à terre qui s’élevait jusqu’à la naissance de la voûte, laissant ainsi, au-dessous de l’arc que les obus avaient un peu ébréché, un assez large espace vide, nécessaire à l’aération, et de la forme exacte d’une demi-lune.

    Une sentinelle, l’arme au pied, gardait l’étroit passage réservé à l’entrée et à la sortie, qui s’ouvrait sur une place carrée fermée par un second mur intérieur de sacs à terre, et ressemblant tout à fait au vestibule d’un palais sauvage.

    Une demi-douzaine de Boches hâyes, pris pendant la nuit, y traînaient ce matin-là. En notre honneur, ils se redressèrent craintivement et claquèrent des talons. L’oeil tendu, nous venions de pénétrer dans le fameux tunnel de Tavannes.

    Avancez… avancez… mais avancez donc, gueulaient les gradés, nerveux les soirs de relève.

    A chaque fois, les troupes s’immobilisaient, bouche bée, ne rompant le silence que pour exhaler un « Ah ! m… ! » grave, profond, immense, qui exprimait mieux que des phrases choisies la déroute de l’esprit devant une réalité extravagante.

    L’était-elle tellement ? « Un monde de Wells ! » avait dit le jeune officier du groupement Mangin qui s’exaltait trop et de travers. En effet, à y regarder de plus près, cette bizarre agglomération, bâtie dans les ténèbres par-dessus une voie de chemin de fer, n’était qu’une ville, une pauvre ville noire et déformée qui s’insérait sous cette voûte à la façon des bateaux qu’on fait entrer dans une bouteille. Ces deux mots « Le Tunnel » ne servaient plus qu’à la désigner, car on oubliait vite, en dépit de son aspect pourtant marqué, la première destination du lieu où elle s’élevait. Je me souviens ainsi avoir longtemps cherché un jour, sans penser au rail, ce que pouvait être cette barre d’acier brillante que j’apercevais par un trou du plancher de ma cagna.

    Mais ce qui conférait à cette ville unique un caractère véritablement inouï, c’était qu’on y vivait, au milieu de la plus formidable bataille de tous les temps, aussi paisiblement que dans la plus douillette des provinces.

    Tout est illusions. Et c’est pourquoi, sans doute, quelques-uns éprouvaient pour cette ville immonde un peu de la tendresse qu’on voue au « patelin ».

    Le premier jour, j’allai prendre possession de la pièce qu’on m’avait désignée comme logement. C’était une chambre de grandeur moyenne, meublée de quelques clous en guise de patères, d’une couchette à fond de treillage, d’une table de bois blanc rugueuse et d’un long banc d’école échoué là à la suite d’on ne saurait jamais quels avatars.

    Il me semble, malgré les seize années qui m’en séparent, la voir vraiment devant moi comme la voyait le garçon en bleu que j’étais alors. Debout au milieu de sa cagna, il allumait une cigarette sans se douter que, de tout ce tunnel grouillant de vie triste, il ne resterait plus rien, dans quinze jours, que lui-même et une vingtaine de ses camarades.

    Je n’ai rapporté du Tunnel que ma vie, à laquelle je ne tiens guère, et un petit papier qui m’est précieux. C’est, sur trois feuilles quadrillées de carnet, le plan de la ville noire à la fin du mois d’août 1916. Je l’ai tracé une nuit, en marchant, dans le seul dessein de conserver le souvenir exact d’un lieu extraordinaire, dont je puis ainsi aujourd’hui faire une description complète sans risque d’erreur, car, si le trait zigzague souvent, les indications sont précises.

    Dans l’espace vide compris entre les deux murs de sacs à terre qui se succédaient à l’entrée, et que j’ai comparé au vestibule d’un palais sauvage, un hangar de bois blanc suant l’huile, l’essence, le cambouis, et tout pareil à ceux qu’on voit au dos de certains spectacles forains, abritait le moteur qui fournissait la lumière, une chétive lumière jaune sans rayonnement, que semblaient beaucoup plus distiller que répandre des ampoules usées, enrobées de crasse et en nombre insuffisant. Ce misérable éclairage étoilait l’ombre, mais ne la dissipait pas. Les visages, comme les choses, y prenaient une hideuse coloration brunâtre.

    Le moteur jouait un autre rôle dans la vie du Tunnel que semblait rythmer son halètement continu qui bourdonnait dans les oreilles comme le bruit de la mer. Il dotait cette ville sans jour d’une rumeur qui la berçait et l’empêchait d’avoir peur. Aussi, quand il s’arrêtait soudain, on aurait dit qu’un vrai coeur avait cessé de battre, et cela causait toujours une sorte de malaise.

    Sur vingt mètres, à partir de l’entrée, régnait une clarté diminuée que prolongeait une zone égale de pénombre. Les ténèbres commençaient ensuite à peu près là où finissait le vieux quartier qui s’arc-boutait à la paroi de droite. Une allée d’un mètre cinquante au plus le séparait de l’autre mur entièrement noirci par la fumée des trains et auquel s’accrochaient, pareils à de grosses lianes noueuses, des paquets de fils téléphoniques diaboliquement emmêlés. Au bas de ce mur, courait une rigole fétide regorgeant de détritus et de boîtes de singe à moitié emplies d’urine. On devait la recouvrir quelques jours après notre arrivée, en même temps qu’on posait dans le chemin une voie de 0m60. La nécessité d’agrandir le passage indispensable aux piétons, beaucoup plus qu’un souci d’hygiène, dicta cette mesure.

    Le vieux quartier, voué à la pioche des démolisseurs, était immonde mais pittoresque ; ce qui va souvent de pair. Il se composait d’une bonne douzaine de bicoques de taille et de forme différentes, tenant tout ensemble de la case du roi nègre, de l’échoppe de savetier, de la cabane du chiffonnier et de la plus banale baraque Adrian. Certaines avaient un toit on ne sait trop pourquoi pointu.

    Plusieurs possédaient de vraies portes de chambre avec de beaux boutons blancs bien sales ou d’authentiques fenêtres sans carreaux qui étaient d’autant plus enviées qu’elles ne servaient ici absolument à rien. Les unes et les autres avaient dû être arrachées aux maisons du voisinage, quand il y avait encore dans le voisinage, au moins des fantômes de maisons.

    Le seul logis convenable du lot était celui qu’occupaient le bureau, la popote et MM. les cuisiniers de l’Etat-major. Il était entièrement neuf et comportait, outre un jeu nombreux de portes et de fenêtres bien ajustées, un perron de deux marches et une terrasse avec une rampe de bois clair qui finissait de lui donner l’aspect d’un bungalow colonial dont le style étonnait dans ce décor minier presque autant que sa propreté, peut-être relative, mais en tout cas éclatante par rapport au reste d’une noirceur épaisse, et comme mijotée dans l’ordure.

    Entre les cagnas s’élevaient partout, pour la troupe, trois étages de couchettes vermoulues qui faisaient penser aux entreponts des navires d’émigrants. Sous les derniers lits aux grillages rouillés, un amas de vieux linge, de croûtes de pain et de nourritures vomies, desséchées, aidait à la pullulation des rats et de la vermine. Il en émanait une chaude puanteur de fosse d’aisance dont chacun s’accommodait, préférant à tout s’épargner le souci d’enlever les restes des autres. La nuit, sous la pâle lueur jaune qui tombait de la voûte enfumée, les visages salement barbus des hommes, au bout de leurs couvertures, semblaient avoir été peints par Le Greco. Et j’entends encore notre caporal téléphoniste Azières, ébéniste dans le civil et poète en tous lieux, s’écrier le premier jour, avec un fort accent faubourien en montrant les dormeurs : « Pigez les gars ! On dirait des morts rangés dans des tombeaux à ciel ouvert ».

    Ce vieux quartier était laid, nauséabond et minable, mais il ne manquait pas d’une certaine couleur. Il y avait de ces ruelles louches, longues comme le bras, et de ces places naïves larges comme la main, qui évoquaient bien des bas-fonds de port ou des coins anciens de cité provinciale. On s’habituait vite à ces dimensions microscopiques.

    C’est ainsi, parce qu’elle avait deux mètres sur trois, que je jugeais vaste, sinon immense, la place où s’ouvraient la baraque du colonel et la mienne se faisant vis-à-vis, et dont le fond était occupé par le central téléphonique enfermé dans une sorte de placard au-dessus duquel remuaient et pleuraient, dans leurs paniers couverts de toile cirée noire, les pigeons voyageurs. Les « colombes », comme disait avec un tendre accent traînard le poilu chargé de leur nourriture !

    Le logis du major de cantonnement, à quelques mètres de là, finissait le vieux quartier. Il était longé par un couloir obscur qui aboutissait à un terre-plein réservé aux latrines. Deux hautes poubelles débordant l’une d’urine et l’autre de fonds de gamelles y escortaient une sorte de guignol blanchi à la chaux qui dissimulait deux lunettes.

    C’est là où je vis un jour un soldat, en train de lire une chère lettre dans un coin, se jeter tout à coup à plat ventre sur le sol gluant pour empêcher un butor distrait d’écraser du pied la fleur qui venait de s’échapper des feuillets.

    « Ma pensée ! » criait-il. Il la retrouva, en se redressant, collée à la boue qui souillait le devant de sa veste. Alors il la détacha soigneusement, l’éleva entre deux doigts comme un papillon mort et resta un long moment à la contempler dans ce lieu infect avec des yeux pleins d’extase.

    Après la maison du major de cantonnement, deux grands stands à la suite occupaient l’emplacement de plusieurs baraques. C’étaient le magasin de matériel et de munitions de la lampisterie. Le premier était drôlement limité par des caisses de grenades, des piles de sacs à terre vides, des paquets de pioches et de pelles bien ficelés. Je revois encore, au milieu de l’ombre de cette boutique de brocanteur, le garde-magasin accroupi faisant réchauffer un fond de conserve sur un fourneau à alcool. La flamme bleue dansait tout près du visage penché qui avait l’expression dorée des Juifs de Rembrandt.

    La lampisterie était plus mystérieuse. Son locataire, épris de solitude, et qui ne se montrait jamais, l’avait entièrement entourée de grosses toiles à laver derrière lesquelles on l’entendait sans cesse remplir, frotter et astiquer ses lampes. C’étaient de grosses et hautes lampes de ferme nickelées, à trois ceintures, destinées à suppléer à l’absence d’éclairage électrique. Au-dessus de la muraille d’étoffe, on en apercevait des dizaines et des dizaines, accrochées par leur anneau à des manières de potences superposées qui faisaient ressembler ce coin à un magasin d’accessoires de théâtre.

    L’intérieur du stand demeurait invisible. Si quelqu’un essayait d’y « risquer un œil », on entendait un long rugissement de bête en colère qui faisait reculer les plus intrépides. Cet étrange ermite, qui avait voué sa vie militaire au pétrole et au tripoli, chantonnait quelquefois, le soir, en s’accompagnant de la flûte. Mais dès qu’il surprenait, a l’affût derrière ses toiles, un passant qui écoutait, ce fou de village se taisait et soufflait sa chandelle.

    C’était ici qu’il fallait s’arrêter et se retourner si l’on voulait contempler une dernière fois la lumière du jour comme enchâssée entre la voûte et le haut mur de sacs à terre de l’entrée, dont le jeu des ombres rendait l’envers pareil à un gigantesque matelas. Ce ciel rétréci avait la blancheur trouble de l’orgeat et le reflet arc-en-ciélé des plaques photographiques en couleurs. A distance, l’obscurité qui l’entourait avivait son ton terne sur lequel se détachaient en noir le fond d’un projecteur et les cordages retenant l’antenne.

    Le Tunnel, à cet endroit où était le poste de secours, changeait complètement d’aspect. Coupé en deux dans le sens de la hauteur, il n’était plus, sur une longueur de dix à quinze mètres, qu’une assez vaste salle d’hôpital basse de plafond, bien parquetée, avec des cloisons passées à la chaux, des meubles métalliques à tiroirs, des tables d’opération, L’aumônier en soutane tenait la main d’un blessé attendant son tour en l’exhortant à la patience.

    Le chirurgien en blouse blanche charcutait et tempêtait, réclamait de la ouate et des compresses. Dans un coin, deux brancardiers aux faces ineptes comptaient sans se lasser leur matériel, se trompant, s’injuriant, recommençant. « Une… deuss… troiss... ». A chaque fois, ils faisaient tomber le brancard de haut dans un grand fracas et s’envoler un nuage épais de poussière. Nul ne s’en offusquait.

    Une voie de 0m60, un égoût ouvert et des corvées de tinette ne traversaient-ils pas en permanence ce poste de secours propre et bien organisé ?

    Quand on avait dépassé, dans une obscurité accrue, le logement des brancardiers, on arrivait à « l’eau ».

    Derrière une palissade solide étaient alignés, comme chez certains marchands de vin des faubourgs, deux étages de tonneaux. On les remplissait le matin avec l’eau contenue dans les grands pots de laitier qu’apportait le ravitaillement. Chaque homme avait droit à un litre par jour. Il tendait silencieusement son bidon, on le lui rendait sans un mot, et c’était au tour du suivant. Les longues queues muettes, qui attendaient là, rappelaient tout à fait celles des miséreux à la porte des soupes populaires. Quelquefois le précieux liquide manquait. C’étaient alors des clameurs furieuses mêlées des classiques plaisanteries : « T’as plus de flotte, donne du pinard ».

    Une fois, j’entendis un vieux type à trogne de trimardeur expliquer à un copain de quelle façon il utilisait l’eau : « D’abord, je la bois ; ensuite je la crache ; alors je me lave ; et puis je l’avale ».

    Au delà du bureau d’eau, un escalier droit planté au milieu du tunnel conduisait à un premier étage arrangé en bat-flanc et long d’une quinzaine de mètres. Un intervalle de cinq mètres séparait ce premier échafaudage du suivant, qui avait les mêmes dimensions. A notre arrivée, il en existait déjà trois ou quatre, et, pendant notre séjour, on en construisit au moins deux. Tout cela, qui sentait encore le sapin frais, avait un air neuf et propre.

    L’éclairage était aussi meilleur, non pas que les ampoules fussent plus nombreuses, mais parce que leur lumière se répandait sur des surfaces à fond clair et moins étendues.

    Ces chambrées à double rang de couchettes ramenaient la caserne dans les lignes. Sur l’initiative du major de cantonnement, partout pendaient de gluants papiers à mouches. Il ne manquait plus que des paquetages au-dessus des lits et la chanson d’une blanchisseuse derrière le mur du quartier.

    Dans ce décor bête, que de litres de pinard ont été bus, que de boîtes de conserves ou de sardines ont été ouvertes et grattées, que de pipes ont été bourrées, que de dernières lettres ont été écrites ! Les mains de certains couraient fébrilement sur le papier ; d’autres méditaient entre chaque mot en suçant leur crayon. Les plus sages ne s’occupaient que de leur vermine. Ils fouillaient attentivement la chemise étalée devant eux ou renversaient sur des scapulaires laïques quelques gouttes d’une jaune liqueur qu’on appelait « l’anti-poux » et qui était distribuée aussi généreusement que ces carrés de flanelle, par le Service de Santé. D’autres rougeurs guettaient ces torses de chair vivante dont beaucoup ne devaient plus être le lendemain ou le surlendemain qu’une bouillie sans nom mélangée à la terre fangeuse d’une tranchée.

    Sous les chambrées, le Tunnel avait repris son aspect primitif. Le rail était redevenu visible, et on marchait à nouveau sur des basaltes. Aucune ampoule n’éclairait ces passages. La seule clarté vague qui s’y répandait passait par les fentes du plancher. Quelquefois la lampe de ferme d’une corvée posée sur le sol illuminait tout pauvrement.

    On se serait alors cru dans une mine, parce que les étais qui soutenaient les échafaudages se détachaient contre la muraille noire comme des boisages sur un fond de charbon.

    Le dernier chantier plein de vacarme aussitôt dépassé, le terrain redevenait nu, mal éclairé par de rares lampes.

    Au milieu de ce sombre désert, à quelques pas de la cheminée, en haut de laquelle était installé un poste optique, se trouvait le magasin des vivres. Rien, pas même une corde, ne le limitait. Les marchandises pêle-mêle, qu’on aurait dit renversées là par des camionneurs pressés, couvraient un large ovale vague que prolongeaient en pointillé deux ou trois boîtes de singe qui avaient roulé trop loin. Un gros gaillard joufflu à col de taureau gardait ce désordre. Certain de ne jamais mourir de faim, même si le ravitaillement l’oubliait, il ne bougeait pas de son coin, passant ses journées, paresseusement étendu, comme un marchand oriental sur un divan de sacs de café, à fumer sa pipe et à renvoyer d’une main lasse l’ampoule électrique pendue au bout d’un long fil et qu’il faisait se balancer au-dessus de sa tête.

    Rien n’était plus répugnant que le centre du Tunnel qui touchait presque au magasin des vivres. Le passage répété des troupes avait écrasé les remblais de la voie.

    L’eau qui suintait des parois ou se détachait goutte à goutte de la voûte, formant des flaques s’agrandissant et se divisant en ruisseaux, avait changé ce sol amolli mélangé de détritus en une sorte de cambouis où l’on s’enlisait. Il imprégnait les rails et recouvrait le ballast dont les traverses pourrissaient. Un brouillard opaque à couper au couteau, qu’on cherchait naïvement, en avançant à tâtons, à écarter avec les mains, emplissait ici le Tunnel.

    On en était comme enduit ; il vous pénétrait, vous glaçait, vous faisait grelotter et tousser. Quelqu’un avait baptisé cette région malsaine les marais noirs.

    Les journées de Verdun s’ouvraient régulièrement par deux heures uniques de détente. De cinq à sept régnait, d’un bout à l’autre du champ de bataille, un silence si total qu’on aurait pu croire que les armées face à face se recueillaient avant de mourir. Plus prosaïquement, elles dormaient, exténuées par une nuit de démence. Un vent pâle les berçait sans souci des frontières. Et puis, tout à coup, une batterie tirait. Une seconde ripostait. Peu à peu le vacarme renaissait, s’enflait, grossissait, s’étendait, pour redevenir vite un sourd orage de fer qui ne cesserait plus jusqu’à l’aube prochaine. L’entr’acte était fini. Pourquoi s’achevait-il et pourquoi avait-il commencé ?

    Ce doit être, gouailla une fois un type avec une sournoise ironie, pour que le Bon Dieu puisse dire sa messe.

    Au même moment, sous notre tunnel, nous autres, nous nous levions. On remettait sa veste, ses chaussures et ses guêtres ; on enfilait sa capote ; on se coiffait du casque ; on détachait d’un clou ses jumelles et sa boîte à gaz ; on allait chercher, dans un coin, un bâton qu’on appelait une canne, et on partait, la bouche déjà entr’ouverte, les poumons prêts à respirer.

    Nos promenades matinales, qualifiées de reconnaissances, ne servaient sans doute directement à rien. Elles avaient, en tout cas, l’appréciable avantage de nous main- tenir en contact permanent avec une réalité terrible.

    Le Tunnel, que nous avions quitté endormi, grouillait déjà d’une vie intense quand nous y rentrions. Dans l’allée, les corvées succédaient aux corvées. On voyait passer, portés sur deux épaules, les étais destinés aux nou- veaux échafaudages. On entendait rouler les sonores petits wagons de la voie de 0m60. Même après une aussi brève absence, l’effroyable puanteur du lieu, à laquelle on se croyait pourtant habitué, vous suffoquait d’abord.

    C’était sans doute ce qu’il y avait de pire, bien que les nouveaux venus fussent frappés surtout par l’aspect des visages. Ils avaient pris une coloration de terre sèche, verdâtre, que zébraient des traits de fièvre charbonneux et où le rose des joues et des lèvres semblait avoir été frotté à la mine de plomb. Ces hommes privés de lumière avaient l’air éteint. Dès qu’ils avaient un instant de liberté, ils allaient voir le jour à l’entrée. Ils tendaient les yeux comme d’autres la main, et, comme des mendiants aussi, parce qu’ils encombraient le passage, on les chassait brutalement. Mais ils revenaient toujours.

    Ces vieux territoriaux si tristes, d’une tristesse de bêtes dociles, faisaient dans cette guerre figure d’épaves. On leur réservait les plus basses et les plus sales besognes.

    Ils étaient vraiment les modernes valets d’armes du soldat qui les méprisait cruellement, pour la même raison que l’ouvrier, dans le civil, méprise le manoeuvre.

    En arrivant chez moi, je trouvais sur la table mon courrier que dépassait toujours une enveloppe bleue à grands jambages, et un bidon d’eau de deux litres dont la moitié suffisait à une toilette abrégée. On conservait jusqu’au lendemain l’eau sale dans la cuvette couverte d’un jour- nal et glissée sous le lit, pour le cas où l’on eût éprouvé le besoin, par un excès de raffinement, de se laver une seconde fois les mains pendant la journée.

    Aux approches du soir, la canonnade, qui s’étendait et s’accentuait de plus en plus, emplissait vraiment l’air d’un bruit d’orage. Dès huit heures, par intervalles, c’était à ne pas mettre un chien dehors !

    Au même moment, partaient du magasin de munitions vers la Batterie de l’Hôpital, les corvées de matériel uniquement composées de vieux territoriaux dont un oeil torve accommodait les visages muettement dociles. Tels des coolies, ils marchaient à la file indienne, portant sur l’épaule des caisses de grenades ou d’obus V. B., des paquets de sacs à terre ou de fusées, des grosses boîtes d’alcool solidifié, des rondins, des outils neufs, des pots de laitier, des tonnelets. Quelques-uns, une couronne de fil de fer barbelé coulée dans le bras, avaient l’air d’aller à un grotesque enterrement qui était souvent le leur, car chaque nuit tombaient un ou deux de ces malheureux.

    Vers une heure et demie de la nuit, si j’étais libre, j’allumais une cigarette et j’allais faire un tour. Les relèves étaient toutes passées. Les hommes du ravitaillement assis par terre dormaient adossés à leurs sacs, attendant l’aube pour redescendre. Un petit tas de vestes, de capotes et de couvertures superposées grossissait chaque lit plein. Les infirmiers du poste de secours sommeillaient couchés sur un banc ou coulés au fond d’un brancard.

    Les mains dans les poches, je suivais l’allée jusqu’au bureau d’eau. Le moteur haletait à petits coups. On eût dit le bruit lointain d’une roue de moulin de rivière. C’était le même silence nocturne des rues désertes de petite ville. Je savourais cette reposante solitude, ne sentant plus dans l’air infect qu’une fraîche odeur de tabac au bord des lèvres. Alors surgissait une silhouette comme on en voit dans les images des livres de contes : une sorte de géant vêtu d’une lourde houppelande couleur de lune et qui marchait en levant et abaissant sans cesse une grosse lampe d’argent à trois ceintures tenue au bout d’un long bras bleu. C’était le veilleur de nuit en train de faire sa ronde. Il fouillait du regard sous les lits, entre les baraques. Il collait son oeil attentif au ras des portes closes et soulevait les murailles de toile.

    Il me saluait de loin d’un très gracieux balancement de sa lampe. Bonsoir, répondais-je distrait.

    J’évoquais Andersen et le Munich de Fantasio. Une galopade dans mon dos renversait vite ces songeries.

    Un pli urgent et secret, annonçait l’agent de liaison en me tendant une grande enveloppe. Je l’ouvrais au milieu du chemin et me hâtais de rentrer chez moi.

    Si, par miracle, rien n’arrivait, vers les deux heures du matin, au lieu de m’anéantir dans un bref et mauvais sommeil, j’écrivais une longue lettre blanche à la jeune fille à la lettre bleue. Cher souvenir de ce temps-là !

    Ces quelques instants de détente ne s’inséraient pas dans chaque nuit. Elles étaient généralement très troublées. La plus terrible, avant la grande, fut celle du 3 au 4 septembre.

    L’ennemi avait attaqué violemment dans l’après-midi sur notre gauche, en direction de Souville. Il s’était emparé du Zouave-Bénit et progressait dans Montbrizon. On craignait de voir le fort céder. Un nouveau fléchissement de notre ligne pouvait entraîner sa chute. Nous risquions du même coup d’être cernés. Il devenait assez probable qu’il faudrait se battre soi-même avant d’être tués ou pris.

    Et l’on cherchait dans les musettes ses chargeurs Colt. La nuit battait du tambour. Sans arrêt les barrages se déclenchaient. Nés dans les cuisines du téléphone, des « perco » contradictoires et stupides circulaient.

    Ce fut à un des moments les plus pathétiques de cette angoissante nuit que tomba dans ma cagna, où étaient déjà réunis la plupart des officiers, le capitaine Delapaire ou Delataire. (Qu’il veuille bien me pardonner, si ces lignes viennent sous ses yeux, d’orthographier sans doute mal son nom. Mon excuse est qu’il demeura peu parmi nous.) C’était un frivole innocent excessivement bien élevé, arrivé deux ou trois jours plus tôt pour remplacer le capitaine Bailly-Salin, promu commandant, et que le G.Q.G. avait tiré à notre intention d’un dépôt de remonte, où, dans l’intimité des bêtes, il n’avait guère appris qu’à mieux arquer ses jambes. Il m’avait ainsi demandé, la veille, tandis que nous cherchions l’emplacement d’une batterie allemande sur un plan directeur : « qu’est-ce que c’étaient que ces trucs-là », les trucs en question désignant les coordonnées.

    Incapable de souçonner une seconde où on l’envoyait, il avait débarqué ici avec un uniforme boulevardier d’un bleu si pâle, si suave, si soyeux, que les hommes sifflaient derrière ce chasseur à cheval, comme derrière un chienlit : « Hé ! Hé ! Pompadour ! ». Ses yeux, toujours étonnés, semblaient alors questionner au-dessus d’une naïve moustache peinte, et avec un sourire d’une aussi élégante distinction que ceux qui lui servaient au bal chez la générale :  « Qu’est-ce que c’est que ce nouveau truc ; Pompadour ? Pompadour ? ».

    Donc, cette nuit-là, le bonhomme pénétra chez moi avec un visage tellement bouleversé que chacun insista pour savoir ce qui se passait.
    - Messieurs, prononça-t-il d’une voix blanche, il n’y a plus d’armée française.

    Quel irréparable désastre se cachait derrière cette affirmation évidemment outrée ? Et où l’avions-nous subi ? En Champagne ? En Lorraine ? Dans les Vosges ? Cela expliquerait cette soudaine offensive de l’après-midi.

    Parlez ! Parlez ! suppliait-on.
    - Votre colonel vient de me traiter de paltoquet ! nous déclara- t-il.

    Un « Ah ! » d’heureux soulagement, impossible à retenir, s’exhala de nos lèvres. Lui n’entendait rien. L’indignation l’étouffait. Et il parlait, il parlait, comme nous l’y avions d’ailleurs si chaleureusement invité.

    Jamais, énonçait-il, depuis ma sortie de Saumur, je ne me suis permis en public ou dans le service, et surtout devant des inférieurs, de porter sur un supérieur une opinion désobligeante. Le respect de la discipline autant que la bonne éducation me commandait d’agir ainsi. Je n’aurais jamais supposé que je serais amené un jour à transgresser une telle règle, et encore à la transgresser face à l’ennemi. Le souci de défendre mon honneur m’y contraint pourtant aujourd’hui. Messieurs, je suis dans la triste et nécessaire obligation de juger notre chef et, je dirai plus, de l’exécuter de manière définitive. Soyez assurés que je le ferai sans haine.
    - Je vous en prie, interrompit quelqu’un, ces paroles nous sont très désagréables.
    - Rien ne m’arrêtera, rien. Votre colonel… votre colonel… bredouillait-il, rouge de colère, sans pouvoir achever, votre colonel n’est…

    Il résolut d’en sortir et, se raidissant comme à la parade, clama de toutes ses forces :
    - Votre colonel n’est pas un homme du monde.

    Effrayé sans doute de son audace, il s’élança par la porte ouverte, à la façon de l’écuyère qui perce le cerceau de papier, et disparut.

    Après une seconde de stupeur, tout le monde éclata de rire. Il s’en fallut de peu que ce fût pour la dernière fois.

     

    Le 4 septembre, vers neuf heures du soir, j’étais en train de boire un quart de thé avant d’aller m’allonger sur mon lit, car il y avait juste quarante heures que nous n’avions pas dormi, quand le colonel Florentin entra dans ma cagna pour me demander si l’ordre d’attaque était parti.

    Comme ni l’heure H, ni le jour J n’étaient encore fixés, je lui fis observer qu’il serait peut-être préférable de ne l’envoyer que le lendemain à l’aube. Ainsi les troupes, qui justement relevaient cette nuit, ne seraient pas submergées de papiers en arrivant. Le commandant Bailly-Salin était du même avis.

    « Très bien ! » fit le colonel approbatif qui nous dit alors au revoir. Le buste droit, les mains dans les poches, le calot penché sur l’oreille, il traversa la place dérisoire que bordaient nos deux baraques. Je le vis ouvrir sa porte et la refermer après avoir tourné le commutateur. Il devait se figurer qu’il rentrait simplement dans sa chambre comme tous les soirs : il venait de franchir la pâle frontière qui sépare la vie de la mort.

    Dix minutes s’écoulèrent. Je continuais de boire mon thé en bavardant sur le seuil avec mon ami Lefèvre et le caporal téléphoniste Azières, quand, tout à coup, un choc sourd, pareil au bruit d’une tôle qui tombe, résonna non loin, suivi d’un second, puis d’un troisième. Sans la moindre appréhension, poussé par une ordinaire curiosité, je m’avançai jusqu’à l’allée qu’on atteignait en deux enjambées.

    Combien de secondes demeurai-je là, muet, stupide, devant un gros nuage rose piqueté de noir qui bouchait le couloir à la hauteur du magasin de munitions tout voisin ? De cette clarté pétaradante s’échappèrent presque aussitôt cinq ou six ombres courant tête baissée et qui m’abattirent au passage. Je me relevais quand d’autres pieds m’écrasèrent, puis s’envolèrent. Des voix folles hurlaient : Les Boches ! Les Boches !

    Enfin je pus me redresser et reculer de quelques pas vers la sortie, les yeux contemplant une dernière fois la flamme rose élargie. Ce fut seulement à cet instant que je me rendis compte que le feu venait de prendre dans le Tunnel.

    (On n’a jamais su exactement comment se produisit l’incendie. L’opinion admise est qu’il fut provoqué par le frottement contre le mur d’un paquet de fusées éclairantes chargé sur le dos d’un baudet. Ces animaux, d’ordinaire, n’entraient jamais dans le tunnel. Je me souviens qu’exceptionnellement, ce soir-là, nous en vîmes passer deux ou trois).

    J’eus l’idée de bondir jusqu’au bureau de l’Etat-Major dont j’apercevais à trois ou quatre mètres les fenêtres éclairées. Je m’élançais, quand tout à nouveau vacilla. Une énorme explosion, dont le souffle avait la force impétueuse d’un rapide fonçant en ligne droite, m’aplatit une fois encore contre le sol. En même temps, la lumière s’éteignit.

    Dans un silence terrible, courbant d’instinct la tête, je tâchai d’avancer vaguement sur les genoux. Soudain les ténèbres s’illuminèrent. Des flammes jaillies du moteur nous assaillaient de côté. Une clameur d’horreur monta, et tout de suite les voix furent mangées. Dans l’obscurité revenue, des râles épars perçaient. De brefs craquements déchiraient l’air par saccades. Ils préparaient une détonation formidable. Elle éclata d’un coup.

    Le Tunnel sembla se fendre alors en deux. Les baraques, qu’on eût dit piétinées par des fauves, s’abattaient. Les murs de sacs à terre s’écroulaient. En sens inverse, et dans ces décombres amoncelés, s’engloutissait la bousculade des hommes qui tombaient fauchés. De longues flammes survolaient cet amas. On n’entendait plus rien maintenant. Les tombeaux doivent être aussi muets.

    Je gisais là-dessous étouffé et résigné, pensant en éclair : « Cette fois… ça y est… ». Et j’attendis la mort inévitable. Je l’attendis jusqu’au moment où, ayant compris que je pouvais peut-être vivre encore, j’essayai d’échapper à l’étreinte de chair et de terre qui m’enserrait. Je me secouai, me remuai et, autant qu’il était possible, me retournai de toutes mes forces avec patience. Par une fente trop étroite que le dessus du crâne élargissait à petits coups, le front passa, puis la tête. Les épaules travaillaient tant qu’elles me rendirent assez vite l’usage des mains. Je les élevai pour écarter un bras, un nez, un ventre, des choses moins certaines, plus molles, gluantes…

    A la façon des fouines, je creusais, parmi cet aggloméré de morts et de sacs à terre, un tunnel dans lequel je rampai un peu comme on nage. Les jambes, d’abord immobiles, écrasées, se redressaient, s’étiraient. Le buste se dégageait de cette gangue, s’érigeait petit à petit, s’allongeait, grandissait. D’un bond, d’une envolée presque, je fus debout en haut de ce mamelon de corps que je dégringolai sur la pointe des pieds, enjambant l’obstacle sans le voir, ainsi que ferait un somnambule sautant d’une pierre à l’autre d’un gué.

    Une fraîcheur forte me giflait maintenant le visage. J’osai ouvrir franchement les yeux. Ma marche trébuchante s’affermissait. J’avançais sur un sol solide. Je m’arrêtai étourdi et regardai. J’étais dehors, je vivais. Doucement, je humai l’air. Et une pensée me vint, la première. « Où sont les autres ? »

    Le ravin était vide. Auraient-ils tous péri ? Je finis par découvrir un homme dont la silhouette, à la lueur d’un éclatement, me parut si burlesque dans l’instant que je crus être le jouet d’une hallucination. Il se tenait à trente pas, au milieu de la voie détruite, immobile, l’arme au pied, montant la garde.

    Que faites-vous là, lui criai-je ? Qui êtes-vous ?
    - Je suis la sentinelle du Tunnel, me répondit-il d’une voix de fou.

    L’incendie l’avait chassé de l’entrée. La tête perdue, il était allé reprendre plus loin sa faction. L’explosion avait encore soufflé jusque sur la pente du ravin un des deux ou trois gendarmes qui assuraient, avec leur héroïsme ordinaire, la police du Tunnel. Je ne saurais dire quelle stupéfaction me causait la vue de ce gros corps noir et bleu accroché là, les bras en l’air et les jambes écartées.

    Un triste concert se percevait maintenant. Des abris aménagés sur le côté du ravin s’échappaient de longs gémissements. J’y pénétrai et braquai dans le noir ma lampe électrique. Une dizaine d’hommes, la moitié environ de ceux qui purent s’échapper de la fournaise (25 hommes à peine sur les 700 qui étaient dans le tunnel, réussirent à se sauver), étaient là en loques, en chemise, ou vêtus d’une seule couverture.

    Tous sentaient le drap roussi et la peau brûlée. La fumée avait noirci leur visage. Du sang en tachait deux ou trois atteints par des éclats de grenade. Plusieurs étaient pieds nus. Je les touchai l’un après l’autre. Ils étaient tout chauds, chauds au point que quelquefois on retirait la main. Je pansai les plus blessés et les envoyai au Cabaret Rouge, le poste de secours le plus proche depuis que l’incendie avait supprimé celui du Tunnel. Les autres, qui n’étaient que légèrement brûlés ou contusionnés, se hâtèrent de les suivre en criant : J’ai mal ! J’ai mal !

    Ainsi, je me retrouvai à nouveau seul dans le ravin, assez satisfait, au fond – l’avouerai-je ? – d’être débarrassé de cette dernière engeance de braillards. Je me gardai donc bien d’arrêter dans sa course éperdue vers l’arrière notre fameux capitaine de chasseurs à cheval qui passait au même moment, le front ouvert, en hurlant et dansant.

    Un infirmier ! Un infirmier ! réclamait-il du ton dont il devait naguère appeler le maître d’hôtel au restaurant.

    Derrière lui, le Tunnel était rouge comme un four ouvert de boulanger.

    Il fallait maintenant mettre la Division au courant des événements. En cherchant dans les ténèbres le chemin de la maisonnette où il y avait un poste téléphonique dans la cave, je rencontrai le lieutenant Bitterlin qui conservait un imperturbable sang-froid et avait eu la même idée. Il m’apprit que Bailly et Audy étaient sains et saufs. Mais il ne savait rien du colonel. Un officier du génie lui avait dit l’avoir vu tout à l’heure donnant les ordres près de la sortie. On me l’avait répété aussi.

    Ce furent ces ineptes propos qui nous poussèrent tous les deux, sitôt la Division prévenue que « la Brigade rejoignait la Batterie de l’Hôpital », à tenter de retourner une dernière fois au Tunnel. Un souffle étouffant nous arrêta, puis un barrage asphyxiant nous fit définitivement

    - Si nous montions à la Batterie de l’Hôpital ? dis-je.
    - En route ! lança Bitterlin. Nous n’avons plus rien à faire ici.

    Les flammes qui sortaient du Tunnel nous fermant l’accès du long escalier par lequel on aboutissait à la Bretelle, nous nous engageâmes assez au hasard dans un boyau inconnu sur les conseils d’un officier d’artillerie, le lieutenant Cachou, qui voulut fort aimablement nous accompagner. Il pleuvait et ventait. Nous allions nu-tête et en taille, n’ayant plus ni casque, ni capote, ni masque, ni armes. Par surcroît, nous étions quelque peu blessés.

    Après avoir ainsi bagoté pendant un bon quart d’heure, nous commençâmes à nous heurter à des relèves arrêtées qui emplissaient si bien le boyau étroit qu’il fallait, pour les dépasser, écraser un à un les pieds des hommes ou se faufiler presque à quatres pattes sous les sacs en se cognant la tête aux cartouchières et aux crosses de fusils.

    Nous ignorions autant les numéros de ces régiments que les emplacements où ils nous disaient se rendre, quand ils les savaient. Il était évident que nous nous étions avancés beaucoup trop loin et beaucoup trop à gauche.

    Chaque fois que nous rencontrions sur notre droite un élément de tranchée, nous nous y enfoncions pleins d’espoir. Mais comme il ne conduisait inévitablement qu’à un trou bourbeux puant le cadavre, nous devions toujours rebrousser chemin. Le bombardement s’accentuait.

    La brise sifflante de tout à l’heure, trouée de larges éclatements, se changeait peu à peu en une tempête violente.

    Je crois que nous nous sommes fichus dedans ! dit modestement Cachou.

    Nous en étions déjà sûrs. Quelqu’un eut alors une idée digne du Petit Poucet et qui consistait à regarder tous les trois en même temps dans une direction différente pour tâcher de découvrir dans les ténèbres, à la faveur de la courte clarté verte d’une fusée, la croupe légère que formait la Batterie de l’Hôpital bâtie sur une éminence. On dut s’y reprendre à plusieurs fois.

    Là ! dit enfin le lieutenant Bitterlin en tendant l’index dans notre dos.

    Le seul moyen d’atteindre vite et sans erreur la Batterie était de marcher droit sur elle en passant par le bled. Nous escaladâmes le parapet. Le complaisant Cachou s’avançait le premier, plié en deux et faisant courir au ras du sol, pour éviter que nous buttions contre les obus non éclatés, sa lampe électrique voilée de deux doigts et ainsi pareil à un gros ver luisant rose.

    Un à droite, annonçait-il. Un à gauche… Un trou… Contournez sur la gauche… Un paquet de fil de fer. Enjambez. Un grand truc… je ne sais quoi, à gauche. Une charogne Enjambez encore… M… ! v’là, un réseau.

    II était heureusement peu épais et haché déjà par le canon. On y laissa quelques nouveaux morceaux de nos culottes déchirées, et l’on repartit toujours tout droit.

    Attention ! Laissez-vous glisser. Il y a un boyau ici.

    On sentait sous le pied le sol s’élever doucement. Au creux de la terre roulait un filet d’eau. Nous reniflions l’air et palpions les parois. Une fusée jaillit et nous reconnûmes le boyau qui menait à la Batterie.

    Cinq minutes plus tard, nous y arrivions, accueillis par le porte-drapeau du 369e, le lieutenant de Witt, qui nous embrassa.
    - On vous croyait morts ! Bailly et Audy sont là.
    - Et le colonel ?
    - Aucune nouvelle. On a téléphoné partout ; il n’a été vu nulle part. Il doit y être resté.

    Comme nous entrions au poste de secours pour nous faire panser, deux infirmiers ahuris s’écrièrent : - Des « nègres » !

    Nous étions encore noirs de suie. La pluie ne nous avait pas lavés. Une fois passés à la vaseline, nous nous présentâmes au gentil lieutenant-colonel Bérard, qui nous versa lui-même deux grands verres d’alcool.

    Vous non plus, n’est-ce pas, vous ne savez rien sur le colonel Florentin ? questionnait-il d’une voix triste en tournant le litre sous sa main pour éviter que la goutte tombe.
    - Rien, mon colonel, rien.
    - Oudard ! appelait le commandant Bailly-Salin morne, accablé, en me montrant une place libre sur le banc.

    Je passai derrière la table et allai m’asseoir à côté de lui, qui me dit tout de suite d’une voix angoissée en me serrant les poignets : - Pouvions-nous faire quelque chose pour le colonel ?

    Je devinais le sens profond de cette demande que je m’étais déjà posée à moi-même. L’honneur militaire condamne les lâches qui abandonnent leur chef. Avions-nous abandonné le nôtre ? Cette nouvelle interrogation, précisant l’autre, se résumait, en ce qui me concernait par exemple, à savoir si, entre le moment où j’avais aperçu la flamme et celui où, tout prêt de ressaisir ma volonté, je m’étais retrouvé enseveli sous l’amas des morts et des sacs à terre de l’entrée, une pensée claire suivie d’un acte utile eût pu naître dans mon cerveau. C’est par le non le plus catégorique que j’aie prononcé de ma vie que je répondis à cette question. Nous avions exactement été le jouet d’une fatalité si soudaine et si inexorable qu’elle nous avait retiré tout sentiment, jusqu’à celui de la peur.

    - Evidemment, ajoutai-je… rêveur, en hésitant de poursuivre.
    - Evidemment ?… insistait, anxieux, le commandant Bailly-Salin.
    - Nous l’avons peut-être condamné en proposant que l’ordre d’attaque ne soit expédié que le lendemain. Autre- ment, il l’aurait signé ; il se serait attardé. Quelques minutes auraient passé. Et alors, qui sait… Mais pouvons-nous nous reprocher cela ?
    - Non, non, soupirait le commandant dont l’oeil humide devenait fixe. Quelle fin horrible ! Il en eût mérité une plus glorieuse. Vous partez ?
    - Oui, grognai-je très bas en finissant d’enjamber le banc.

    Je me faufilai dans la casemate voisine où se tenaient les agents de liaison. Dans un coin, Bitterlin était couché. Je m’allongeai à mon tour sur le sol de ciment. Il y avait maintenant quarante-cinq heures que nous n’avions pas dormi.

    Au petit jour, je me réveillai, et, seul, toujours nu-tête, je redescendis au Tunnel. De la cheminée montait une gigantesque colonne de fumée d’une blancheur verdâtre frangée de roux et dont les épaisses volutes cachaient tout l’horizon.

    Ce que les « Boches » doivent se payer notre tête ! râlait un type, les yeux au ciel.

    Deux gros tas de décombres carbonisés, que la pluie de la nuit avait pourris sans les éteindre complètement, s’arrondissaient à l’entrée du Tunnel, déjà déblayé sur une profondeur de dix mètres environ. Une opaque muraille de fumée, bordée au ras du sol d’une bande rouge crépitante, bouchait ensuite le passage. Avançant et reculant sans cesse, ce qui leur donnait l’apparence de se livrer à une bizarre escrime, des soldats du génie, le visage couvert du masque, une pelle ou une lance à la main, s’attaquaient à cette mystérieuse obscurité pleine d’explosions sourdes, et soufflant des gaz délétères mêlés à la vapeur d’eau bouillante qui montait des foyers étouffés sous les jets.

    Comme je m’éloignais, j’aperçus, rôdant autour des tas de décombres, avec d’étranges mines, deux de nos agents de liaison, D’Herdt et Picard, qui levèrent les bras en me voyant.

    - D’où venez-vous ? leur demandai-je non sans un peu de méfiance.
    - Mais de la cheminée ! s’écria D’Herdt. C’était nous qui tenions le poste de signalisation là-haut hier soir au moment de l’incendie.
    Pour ce qui s’est passé, ce ne sera pas long à raconter. Donc je venais de boire un quart de pinard et je m’essuyais la moustache quand j’entends là-dessous un boucan « pépermuche ». « V’là les Boches qui sonnent encore l’entrée », que je dis à Picard qui me répond : « On dirait plutôt que c’est dans le Tunnel ».
    « Un « maousse » est peut-être entré dedans », que je dis alors. Et puis, ça tombait tellement autour de nous que, pour ainsi parler, j’y fais plus attention. Je dis pourtant à Picard : « Si qu’on descendait deux ou trois marches dans l’intention d’être plus à l’abri ». « C’est une idée », qu’il me répond. On s’installe, et je me mets à tousser, et la tête me tourne, et la gorge me gratte. Je le dis à Picard, qui me dit la même chose. Et patatras, voilà des pierres qui s’éboulent, à croire que l’escalier de la cheminée était secoué comme un prunier par quelqu’un de rudement fort. Et un mec jaillit de là-dedans, tout noir, tout griffé, tout fou, qui crie que « Tout le monde est mort en bas » sans rien expliquer.
    « Si tout le monde est mort, que je dis à Picard, foutons le camp ». « Foutons le camp », qu’il me répond. Et nous voilà qu’on s’en va au hasard pour aboutir ici où qu’on a tout appris.
    - Enfin vous vous en êtes tirés ! Vous êtes contents ?
    - Oui. Seulement, ce matin, on n’a pas eu de jus.
    - Vous en aurez là-haut, riai-je, en les poussant devant moi vers la Batterie de l’Hôpital.

    Le lieutenant Bitterlin m’y attendait.

    Nous mettrons sans doute notre P. C. dans la tranchée Christophe, m’apprit-il, parce qu’il y aurait là deux entrées de sape qui ont au moins un mètre de profondeur. Nous allons aller ensemble reconnaître ces merveilles. Mais vous n’avez toujours pas de casque ni de masque ?
    - Non. Je vais chercher ça tout de suite.
    - Vous en trouverez sur les cadavres près de l’infirmerie, me souffla une voix compatissante.

    Le commandant Bailly-Salin et moi devions, quelques jours plus tard, avant de quitter la tranchée Christophe, descendre une dernière fois au Tunnel pour tâcher de reconnaître les restes du colonel.

    Dès l’entrée, maintenant béante, s’étendait un large espace non seulement déblayé mais nettoyé. On avançait avec étonnement dans le vide nouveau de ce lieu qu’on avait connu si peuplé. Le regard errant trouvait aussi à la voûte un aspect inattendu. Le feu, en raclant sa vieille couche de fumée, avait redonné à la pierre un ton de pain cuit où se marquait la découpure plâtreuse d’une chambre à poudre dont la paroi était tombée. Sur le mur, de petits papiers indiquaient les anciens emplacements : Etat-major de la 146e brigade, Liaison des hussards, Logement d’officier.

    Nous marchions sans rien dire dans ce silence tragique. Brusquement, l’homme qui nous accompagnait s’arrêta en balançant devant nos jambes sa grosse lampe de ferme comme pour signifier qu’il nous faudrait désormais régler nos pas sur le sien plus lent, plus timide et plus grave. Nous venions de pénétrer là où les morts étaient encore chez eux. D’abord, on ne les voyait pas, car rien ne les distinguait dans le sale étalage qui couvrait le sol entier.

    Maintenant, nous piétinions quantité de grenades et d’obus V.B. tirés par l’incendie qui avait dévoré les crosses des fusils et soufflé sa chaleur dans leurs canons gisant partout, fendus en deux ou boursouflés de grosses hernies crevées. La flamme enlacée aux baïonnettes les avait tordues à son image, les rendant pareilles à de grands tire-bouchons sans manche.

    Mais ce qui frappait surtout, c’était le nombre immense de casques dans lesquels on buttait continuellement. Il y en avait des centaines, et on eût dit qu’il y en avait des milliers, de même qu’après une bagarre, le terrain abandonné ne semble jonché que de chapeaux. Le feu en avait détaché et détruit les fragiles visières et poncé si bien la peinture que, réduits à des calottes souvent trouées, ils rappelaient, à cause de leur patine d’un gris rose, ces coiffures antiques de musée dont le métal aminci prend une apparence friable.

    De-ci, de-là, s’ajoutaient à ces débris quelques objets uniques : un rond de fourneau rouillé, une bobine de fil téléphonique, une capote à peine brûlée, une feuille de papier-machine roussie au bord et portant ce titre tapé en majuscules : « Rapport sur le moral de la troupe », un fascicule de roman populaire « Le Policier de New-York ». La couverture grossièrement coloriée représentait un monsieur en chapeau melon braquant son revolver sur deux voyous effarés. Cette niaiserie, que la flamme n’avait pas même léchée, collait par un coin à un bout de planche carbonisé qui avait été un homme.

    On aurait vainement cherché ici un cadavre entier. De ces sept cents morts écartelés et fondus dans la fournaise, ne conservait vaguement la forme d’un corps qu’un unique tronc sans bras ni jambes auquel tenait un tiers de tête, et qu’on eût cru sculpté dans un bloc de houille par un naïf tailleur de pierre. Il posait sur une fesse comme une idole renversée au milieu de l’emplacement de la chambre du colonel.

    Des autres hommes ne restaient que de simples crasses de chaudière. Le feu les avait tant mordus, décharnés et limés qu’aucun n’était plus long qu’un avant-bras. Si quelques-uns avaient la rugosité et le reflet bleu du mâchefer, la plupart, mats et feuilletés, s’assimilaient à des fragments déchirés de momies qu’on aurait passés au cirage. Des miettes de crâne près du mur avaient l’air de graviers jaunes, et trois dents alignées plus loin par le hasard semblaient s’être détachées d’un collier de sauvage. Il était évident que les dormeurs asphyxiés tout de suite avaient été brûlés couchés sans avoir eu le temps de s’éveiller et de faire un mouvement.

    A un moment, comme j’allais marcher dans une flaque de cambouis, notre guide m’arrêta d’un geste : - C’en est un aussi, dit-il.

    Avec une certaine hâte, nous nous acheminâmes vers la sortie, où une douzaine de vieux travailleurs assis en rond mangeaient leur gamelle devant une ligne d’outils neufs et des piles de sacs à terre vides. Le grand Tunnel mort se préparait déjà humblement à recommencer sa vie.

    Tristes et silencieux, nous marchions maintenant dans le ravin, tête baissée, comme si nous avions suivi le convoi de ces hommes dont, à chaque pas, nous enfoncions dans la boue les dernières traces encore attachées aux semelles de nos chaussures.

     

     

     

  • 3 commentaires à “L’incendie du tunnel de Tavannes”

    • taccoen née ARNOULD huguette on 11 novembre 2017

      Mon grand père ARNOULD léonide est décédé au tunnel de Tavannes le 4 septembre 1916. Il appartenait au 9e régiment du génie.

    • taccoen née ARNOULD huguette on 11 novembre 2017

      Je suis la dernière petite fille de ce grand père inconnu. Je vis avec sa médaille militaire et ses photos de tranchée. Mon mari avait été rappelé lors de la guerre. J’ajoute que mon père ARNOULD Maurice est resté 5 ans prisonnier en Allemagne.

    • Thierry DELCHER on 19 novembre 2019

      Mon arriere-grand père André PERIER (classe 1893) est mort pendant cet incendie dans le tunnel. Il était soldat au 98ieme régiment d’infanterie territoriale (RIT), 1er bataillon 3ieme compagnie. Il avait été rappelé le 15 aout 1914 et depuis son régiment (le 98 RIT) était dans la région de Besançon, Toul et Verdun.

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