La bataille de Beaumont
D’après « Histoire de la révolution de 1870-71 et des origines de la troisième République » - Paul Bondois – 1888
Ce fut dès le 25 août, que l’armée du Kronprinz et celle du prince de Saxe eurent le soupçon du mouvement de Mac-Mahon vers le nord. Les uhlans, profitant de chaque pli de terrain, de chaque bouquet d’arbres, s’étaient bien risqués, du 20 au 25, dans la direction de Reims et dans celle de Grandpré, au milieu de l’Ardenne. Mais ce fut ce jour-là seulement que le quartier général prussien se convainquit de la marche définitive de l’armée de Châlons.
On a dit que des télégrammes et des journaux de Londres contribuèrent à faire la lumière dans l’esprit du maréchal de Moltke. La chose ne ferait honneur ni à la discrétion des autorités françaises, ni à la presse de l’Angleterre, qui fut d’ailleurs pendant toute la campagne l’auxiliaire active de la Prusse.
On peut croire que l’état-major prussien fut relativement surpris par ce mouvement. Le prince Frédéric n’avait pas, avant le 26, rapproché sensiblement ses troupes de celles du prince de Saxe. Il imposa à ses soldats, à partir de ce jour, pour envelopper l’armée de Chalons par l’ouest, une longue courbe de quatre-vingts kilomètres, afin d’atteindre l’Aisne à Attigny, et la Meuse au delà de Sedan, entre Donchery et Flize.
Quant au prince de Saxe, sa tâche était plus facile. Il avait à remonter la Meuse de Stenay sur Mouzon, de façon à retarder le passage du fleuve par les Français, à les empêcher de s’engager le long du Chiers, par Carignan et Montmédy, tant que le Kronprinz n’aurait pas gagné de vitesse et atteint les derrières de l’armée de Mac-Mahon.
Pour remplir la superficie du demi-cercle formé par les deux armées prussiennes entre la Meuse et l’Aisne, le maréchal de Moltke avait lancé entre elles une nuée de cavaliers qui, bientôt, à l’abri des forêts de Grandpré, de la Croix et de Dreulte, suivirent pas à pas, témoins invisibles, le désarroi de nos soldats.
Quelque délicatement qu’ait été exécutée l’opération des Prussiens, du 26 au 31 août, de Bar-le-Duc à Sedan, et de Stenay sur Mouzon, et malgré l’infériorité de notre système de reconnaissances, le maréchal de Mac-Mahon se sentit, à partir du 27, enveloppé par un ennemi d’autant plus dangereux qu’on le devinait, sans pouvoir le montrer du doigt.
Changeant de nouveau de détermination, il ne vit plus d’autre moyen de salut que dans une retraite précipitée sur Mézières, avant que l’ennemi, qu’il pressentait derrière lui, se fût élevé au-dessus de son armée, et l’eût enfermé entre la Meuse et la Belgique. C’était à coup sûr une chance suprême, mais il fallait faire vite.
A ce moment décisif, l’empereur reçut du comte de Palikao une dépêche, affirmant que l’armée française avait trente-six heures d’avance sur le Kronprinz, et ajoutant l’éternel refrain qu’une retraite entraînerait une révolution à Paris. A Mac-Mahon, le ministre intimait l’ordre de marcher à tout prix sur Metz, lui annonçant un renfort, le 13e corps d’armée, commandé par le général Vinoy, qu’il allait diriger sur Reims. En affirmant l’avance considérable de Mac-Mahon, qui rendait possible la délivrance de Metz, le comte de Palikao parlait d’après des renseignements du 22 août, mais il ignorait la rapidité de la marche du Kronprinz, déjà près de Dun et de Varenne, alors que l’armée française était encore au Chêne populeux.
L’impératrice et le ministre étaient perpétuellement hantés par la crainte d’un mouvement populaire, et l’opinion publique en effet, sauf quelques hommes compétents, considérait la marche de Mac-Mahon comme un coup de génie, destiné infailliblement à réussir.
L’empereur paraissait cependant d’avis de passer outre, malgré l’ordre ministériel, et de continuer la retraite sur Mézières. Mais le maréchal, habitué à la subordination militaire, en revint à la marche sur Metz, après la perte d’un temps irréparable.
Dès le 27, la terrible réalité commençait à se faire jour. Le général de Failly (5e corps) fut pris en travers, à Buzancy, dans sa marche sur la Meuse, par l’avant-garde du prince de Saxe. Il fut rejeté sur Châtillon, d’où il lui fallut partir, le 28, pour regagner la Meuse entre Beaumont et Mouzon. Ses soldats, harassés, mirent deux jours à franchir cette distance de quelques lieues.
La journée du 28 fut signalée par une nouvelle dépêche ministérielle, pressant l’armée de s’engager sur Carignan et de profiter d’une avance que le ministre supposait cette fois de quarante-huit heures. Or, le Kronprinz touchait déjà précisément l’Aisne, ayant doublé les étapes, et n’ayant plus qu’une marche d’un jour pour s’élever derrière l’armée française, et commencer la manoeuvre dernière, consistant à boucher l’issue au nord, tandis que le prince de Saxe menaçait déjà de très près celle du sud.
Le 29, se traînant à d’assez grandes distances les uns des autres, les corps de l’armée française s’étaient rapprochés peu à peu de la Meuse, ou même l’avaient atteinte. Mac-Mahon espérait encore trouver une voie ouverte à une retraite sur Mézières, par le rapide passage du fleuve.
Mais, ce jour-là, le 12e corps, seul, avec Lebrun, se trouva sur la rive droite. Le 1er corps (Ducrot) dut camper à Remilly, sur le bord même de la Meuse, mais au moins son passage était assuré pour le lendemain matin. Le 7e corps (Félix Douay), retardé par sa marche sur
Rethel, était fort en arrière à Oches. Le 5e, après avoir rétrogradé sur Châtillon, avait rencontré une fois de plus l’ennemi dans sa marche sur Beaumont. Attaqué par l’infanterie saxonne à Nouart, il avait réussi cependant à se dégager, après un engagement très vif, et débouchant enfin, le 30, à quatre heures du matin, par la forêt de Dreulet, sur Beaumont, il arrivait en vue du fleuve, dans un état de fatigue et d’épuisement qui l’offrait, en victime presque inconsciente, à tout mouvement offensif de l’ennemi.
Inquiet de la situation des deux corps, placés à Beaumont et à Oches, le maréchal de Mac-Mahon vint lui-même ordonner aux généraux Douay et de Failly de presser la marche de leurs troupes et le passage de la Meuse. Mais la fatigue du 5e corps était trop évidente. Couverts de boue, épuisés par la faim, accablés par la marche, et domptés par la défaite, les hommes paraissaient tellement incapables de faire un nouvel effort immédiat, que le général de Failly crut devoir consacrer une partie de la matinée au repos, et indiqua pour onze heures le commencement de la marche sur Mouzon, où le fleuve devait être franchi.
La prudence la plus élémentaire voulait, étant donnés surtout les combats de Buzancy et de Nouart, et par conséquent la présence de l’ennemi dans un rayon très rapproché, que l’on battît avec soin la forêt de Dreulet, et que l’on ne s’abandonnât au repos qu’après avoir pris les précautions commandées par la situation. Il n’en fut rien.
L’état-major du 5e corps entra à Beaumont pour s’y reposer et s’y restaurer. Les hommes restèrent dans les clairières extrêmes de la forêt, préparant la soupe, nettoyant les armes, les chevaux dételés et les canons épars au milieu des arbres. La sécurité devint bientôt si complète, que l’heure primitivement fixée fut oubliée, et que le 5e corps put espérer passer la journée sans incident, lorsque, à midi et demi, un premier obus tomba au milieu des soldats désarmés, et provoqua aussitôt un désordre et une panique, qui, en quelques instants, livrèrent à l’ennemi les bagages et la plus grande partie des canons du 5e corps.
L’infanterie s’enfuit sur Mouzon. Le général de Failly, prévenu à table, put à peine réunir huit mille hommes, qui opposèrent une certaine résistance à trois corps prussiens. L’ennemi s’étant glissé à proximité du camp français, à la faveur des bois, se mit à la poursuite de cette cohue, affolée par la surprise. L’encombrement qui se produisit sur le pont de Mouzon allait causer de nouvelles catastrophes. Alors la vieille infanterie du 5e corps, et le 5e cuirassiers, firent face aux Prussiens, une fusillade répétée arrêta un moment l’ennemi. Les cuirassiers se sacrifièrent, et, hachés encore de loin par le tir prussien, furent emportés dans la Meuse par leurs chevaux furieux.
Ce moment de répit suffit cependant pour sauver la plus grande partie du 5e corps. Mais les Allemands parurent en forces et occupèrent le pont et le faubourg de Mouzon, sur la rive gauche du fleuve.
Cette bataille de Beaumont, qui révélait la situation dans toute son horreur, coûtait à la France deux mille hommes tués, dont le colonel du 5e cuirassiers, M. de Coutenson, deux mille prisonniers, quarante-deux canons.
Ce qui était plus grave, c’est que la diversion du prince de Saxe avait pleinement réussi. Les Français avaient été retardés, soit qu’ils voulussent, par Carignan, prendre la route de Montmédy, soit qu’ils voulussent remonter au nord, pour se réfugier à Mézières. En effet, le 31, les Prussiens du Kronprinz touchaient la Meuse entre Dom et Donchery. La dernière ressource de l’armée de Châlons était de se précipiter, dans la journée du 31 août, par l’étroit défilé, qui, de Sedan à Mézières, côtoie d’un côté la Meuse, de l’autre les forêts qui touchent à la frontière de Belgique.
Mais le désordre était tel qu’il fallait craindre encore bien des contre-temps.