La bataille de Mars-la-Tour ou de Vionville
D’après « Histoire de la guerre de 1870-1871 et des origines de la troisième République » – Paul Bondois – 1893
Le maréchal Bazaine ne paraissait pas fort désireux de quitter Metz. Toutes ses manoeuvres étaient dirigées, non sans qu’on s’en étonnât autour de lui, de façon à conserver les communications de l’armée avec cette ville, et il ne semblait pas considérer comme possible que les Prussiens voulussent lui intercepter la route de Verdun.
La retraite ne reprit en réalité que dans la matinée du 10 août. Napoléon III, escorté par la cavalerie du général Marguerille, partit le premier par la route d’Etain. Arrivé à Conflans, il aperçut au loin des casques prussiens. C’étaient les uhlans de la division de cavalerie d’avant- garde de Alvensleben, de l’armée de Frédéric-Charles. Selon sa coutume, le prince faisait sentir la présence des forces allemandes à plusieurs lieues en avant du corps principal.
Cependant le maréchal Canrobert et le général Frossard avaient occupé Rézonville et Vionville, sur la route de Verdun. L’avant-garde du 6e corps, général de Forton, avait même atteint Tronville et Mars-la-Tour, lorsque la marche fut remise à l’après-midi pour permettre aux corps de Ladmirault et de Le Boeuf de rallier l’armée. On avait signalé au maréchal Bazaine des partis ennemis vers Gorze, c’est-à-dire dans le défilé de Pont-à-Mousson à Gravelotte. Le maréchal n’avait pas fait vérifier, se trouvant ainsi confirmé dans sa pensée que les Prussiens voulaient se glisser entre l’armée française et Metz. Il retint donc à Gravelotte la garde impériale, avec le général Bourbaki, pour fortifier sa gauche, qui s’appuyait encore à Metz sur le fort Saint-Quentin.
Le mouvement arrêté, les généraux de Forton et Murat, à Mars-la-Tour, avaient fait préparer le déjeuner, lorsque, tout à coup, des obus tombèrent au milieu de leurs hommes, pendant le repas, à neuf heures du matin. C’était la division Alvensleben, bientôt soutenue par la cavalerie de Mecklembourg-Schwerin, qui abordait la route de Verdun, après avoir passé la Moselle à Novéant et filé par Gorze parallèlement à l’armée française.
Le désordre causé par cette surprise eut un résultat déplorable, car il permit aux Prussiens, malgré l’infériorité de leur nombre, d’occuper les deux côtés de la route de Verdun, c’est-à-dire Mars-la-Tour et Tronville, et même d’esquisser leur mouvement tournant en prenant, plus au nord, le village de Doncourt. Il eût fallu recouvrer ces positions à tout prix, en portant les forces françaises sur la droite avant que les Allemands pussent se renforcer. Le maréchal Bazaine fit le contraire, obsédé par l’idée que la première et la deuxième armée allemande pourraient s’emparer de Gravelotte et de Plappeville, à portée de Metz.
Aussi les corps prussiens, dirigés par Frédéric-Charles de Pont-à-Mousson sur Verdun, par Thiaucourt, purent se rabattre sur Vionville, où Canrobert, par son énergique résistance, appuyé par le corps de Frossard, avait arrêté l’élan qui avait livré aux Prussiens Mars-la-Tour et Tronville. Mais le maréchal Canrobert, abandonné à ses propres forces, dut laisser à l’ennemi le village de Vionville. Il resta du moins inébranlable à Rézonville, et donna le temps aux deux corps de Ladmirault et de Le Boeuf de venir le soutenir.
Le centre de l’armée française se trouvait alors dans un état de supériorité très favorable, et, vers les trois heures, le général de Ladmirault réussit à balayer la route de Verdun entre Rézonville et Vionville. Une offensive définitive aurait peut-être rouvert la route, si un incident nouveau n’avait confirmé Bazaine dans son obstination à ne pas quitter Metz.
Jusqu’alors, la seconde armée (et une petite partie seulement) avait donné seule. Mais à ce moment, plusieurs divisions fraîches de Steinmetz, ayant passé la Moselle entre Ancy et Ars, se portèrent, sur Gravelotte, c’est-à-dire sur la gauche de Bazaine. Leur attaque fut à la fois si imprévue et si violente, que le maréchal Bazaine courut des dangers personnels et ne fut dégagé que par une charge de son état-major.
Craignant d’avoir à supporter de ce côté l’assaut d’une armée tout entière, il suspendit plus que jamais les mouvements offensifs sur sa droite, et ordonna seulement de se maintenir à Rézonville. Canrobert, Frossard, Ladmirault, réussirent en effet à chasser les Prussiens des bois de Flavigny, et la grosse cavalerie du général de Forton les refoula sur Vionville.
A quatre heures et demie, deux corps nouveaux, commandés par Frédéric-Charles en personne, débouchaient de Gorze, en face de Rézonville, ce qui formait, de Vionville à Gravelotte, une ligne d’assaillants de quatre-vingt mille hommes.
La prise de Rézonville eût été la fin de la bataille, et aurait amené la dispersion de l’armée de Bazaine, peut-être la capitulation. Mais, après trois heures d’attaques répétées, les Prussiens avaient renoncé à ébranler Canrobert et Ladmirault, et le prince Frédéric-Charles, à neuf heures du soir, faisait cesser le feu.
Le clair de lune magnifique, qui succéda à cette épouvantable bataille de douze heures, éclairait, sur dix kilomètres, près de vingt mille cadavres. Les Prussiens avaient perdu environ dix mille hommes, et les Français presque autant.
Les Allemands tenaient, à Mars-la-Tour et à Tronville, la route de Verdun, par Fresnes-en-Woëvre. Mais, malgré les fautes du chef de l’armée française, ils n’avaient pu eux-mêmes concentrer des forces suffisantes pour rendre leur avantage décisif. Ils ne tenaient, à Doncourt, qu’une des artères de la route de Verdun par le nord. Le chemin restait encore ouvert sur Etain, et, au pis-aller, sur Montmédy, par Briey.
Mais, pour tenter celle opération devenue d’une difficulté extrême, il eût fallu au général Bazaine une abnégation, une audace, une énergie, qu’il eût communiquées à ses héroïques soldats, fatigués, il est vrai, par une effroyable bataille, mais prêts à tout sacrifice, s’ils s’étaient sentis soutenus par la supériorité morale de leur chef.
Il eût fallu, à force de présence d’esprit et de rapidité, profiter de l’étonnement évident que l’ennemi avait montré après cette lutte terrible, évacuer immédiatement les blessés sur Metz, remédier à tout prix à l’imprévoyance de l’intendance, qui avait eu la naïveté de compter sur les approvisionnements qui surchargeaient les sacs. Les sacs avaient été jetés, des le début du combat, avec cette insouciance trop naturelle au soldat français.
Il eût été indispensable que le général Soleille, chargé des munitions de guerre, s’ingéniât à remplacer immédiatement celles que nos hommes avaient pris l’habitude de prodiguer sur les champs de bataille. Il semble que l’impossibilité de trouver immédiatement la poudre, les gargousses et les cartouches nécessaires n’ait pas été aussi absolue que le maréchal Bazaine l’a prétendu pour sa justification.
En tous cas, l’armée entière s’attendait à un nouveau mouvement en avant pour le début de la journée du 17. L’inaction de la nuit s’expliquait encore par la fatigue de la journée, bien que l’on se rendit compte que les Prussiens profitaient de ce répit pour accumuler les forces au delà de Mars-la-Tour.
Ce fut donc une cruelle déception que l’ordre donné, ce jour-là, à l’armée française, de rétrograder sur Metz.
Les officiers essayaient vainement de comprendre la manoeuvre du maréchal Bazaine, alors qu’il semblait encore officiellement vouloir quitter Metz, comme en fait foi une dépêche, dans laquelle il annonçait à Mac-Mahon son intention de prendre la route de Montmédy. Ce fut donc avec un sentiment d’humiliation et de défaite définitive que nos soldats allèrent occuper les positions qui leur avaient été désignées sur le front occidental de Metz, de Gravelotte à Roncourt sur une étendue de treize kilomètres.
Ces positions, protégées par le fort Saint-Quentin, les redoutes de Plappeville et du Ban-Saint-Martin étaient excellentes d’ailleurs. Le général Frossard (2e corps) était placé entre Gravelotte et le fort Saint-Quentin ; le maréchal Le Boeuf un peu plus au nord entre Rozerieulles et Gravelotte ; le général de Ladmirault, au centre de la position, à Amanvilliers ; enfin à la droite extrême, chargé de tenir libre la route de Montmédy, le maréchal Canrobert, à Saint-Privat-la-Montagne, avec le 6e corps.
Le Commandant en chef confiait la position la plus périlleuse au corps organisé le plus récemment, sans troupes de génie et avec une artillerie à peine formée. Mais ce choix honore profondément le chef et les soldats qu’on plaçait ainsi au poste du sacrifice, sans leur donner les moyens de rendre leur abnégation utile à tous. Ces positions, défendues par cent vingt mille hommes de troupes éprouvées, par des fortifications improvisées et cinq-cents canons, étaient donc excellentes pour qui voulait rester sous Metz. Elles étaient malheureuses si l’on voulait profiter de la première issue, afin d’échapper au blocus, qui était évidemment dans l’intention de l’état-major ennemi.