La bataille de Seneffe
D’après « Guillaume III, stathouder de Hollande et roi d’Angleterre »
Arthur de Lort de Sérignan – 1880
Le prince de Condé, en voyant, au 4 août, l’armée alliée venir s’établir à Nivelles, avait cru un instant que le prince d’Orange allait chercher à le forcer de front. Il attendit, non sans joie, une attaque où sa formidable position n’eût pas manqué de lui donner l’avantage, mais son espoir fut de courte durée.
Le 9 août, l’armée alliée marcha par sa droite et vint s’établir à l’ouest, sur la ligne Arquesnes-Famille à Roeux, tournant la position française et obligeant M. le Prince à faire volte-face s’il ne voulait présenter le dos à l’ennemi. La marche du 9 et l’établissement de l’armée alliée en arrière de Seneffe semblaient indiquer que le prince d’Orange, trouvant inabordable la position des Français par l’est, allait tenter de l’attaquer par le nord et par l’ouest, c’est-à-dire par son côté évidemment le plus faible.
M. le Prince eut donc l’obligation de changer d’emplacement ses grand’gardes, de les établir dans une nouvelle direction et d’étudier le terrain qui semblait destiné à devenir bientôt un champ de bataille. Des hauteurs mêmes du Piéton et de la pointe septentrionale du plateau, il lui était facile, en faisant face à l’ennemi, c’est-à-dire au nord et à l’ouest, de distinguer les moindres inflexions de la plaine accidentée et boisée qu’il avait devant lui.
Tout d’abord, à ses pieds le Piéton, coulant en premier lieu du sud au nord, puis, à la hauteur de la ferme d’Ubay, se rabattant directement vers le sud. Après le Piéton, une plaine de cinq à six cents mètres bordée au nord-ouest par les premières pentes d’un large et vaste plateau peu élevé, celui de Godarville. Au nord-ouest du plateau, la vallée de la Senne, étroite, marécageuse, boisée et sillonnée par de nombreux ruisseaux sans importance, partout guéables. Au fond de cette vallée, à droite, c’est-à-dire vers le nord, le village de Seneffe.
Cette première partie du terrain constituait un bon champ de bataille, en ce que le sol n’y était point trop accidenté et que les troupes, en particulier la cavalerie, s’y fussent déployées et étendues à l’aise. Mais au-delà de la Senne, s’élevaient des coteaux à pentes plus roides, boisés, enchevêtrés de haies, de vergers, de houblonnières qui semblaient inaccessibles au moindre groupe organisé.
Tout à fait au nord et à droite, s’apercevaient les villages d’Arquesnes et de Sauveniers, la forêt de Buseray, le château de Rochette. Beaucoup plus près, directement vers l’ouest, apparaissait le prieuré de Saint-Nicolas comme pendu au flanc d’une roide colline. Plus à l’ouest encore, c’est-à-dire plus à gauche, le village du Fay, dominé par son château à murs crénelés.
De la pointe nord-ouest du camp du Piéton à Seneffe, on comptait environ 6 kilomètres. De ce même point au Fay et à Saint-Nicolas, une bonne lieue, environ 5000 mètres.
Dès le 9 au soir, le service de sûreté de l’armée française fut établi comme il suit : quatre cents chevaux au croisé des routes de Seneffe et d’Arquesnes, entre deux petits bois, au nord des fermes de Mahipré, à 4 kilomètres en avant du camp. Ce poste fut confié à M. de Saint-Clar, brigadier de cavalerie.
Directement en arrière du Piéton, face au château de Vanderberg et à gauche du hameau de Blechers, le régiment de La Fère infanterie, de la Reine infanterie, et la brigade de cavalerie de Tilladet.
Derrière le Piéton encore, entre le village de Gouy et le ruisseau de Traisignies, face au gué de Méhaute, le régiment de Navarre, le bataillon des fusiliers, les gardes du corps, les gendarmes et les chevau-légers de la garde, le régiment colonel général des dragons, celui des cuirassiers et la réserve, plus six pièces de canon. Sur la gauche, au sud-ouest, un autre poste occupait la Capelle-Arlamont et le prieuré du même nom.
Les abords ouest et nord du camp, d’abord un peu négligés, furent fortifiés avec soin, on élargit les fossés et l’on éleva les parapets, des obstacles artificiels furent disposés en avant de la rivière, tout fut enfin préparé pour recevoir victorieusement l’attaque qu’on supposait ne devoir pas tarder.
Le 11 août 1674, au point du jour, c’est-à-dire vers trois heures et demie du matin, les vedettes poussées par le marquis de Saint-Clar jusqu’au bois de Bomène, aux hameaux de Belle et de la Biscais, vinrent le prévenir qu’on distinguait dans le camp ennemi des allées et venues et un mouvement qui paraissaient suspects. Le marquis monta immédiatement à cheval et suivit ses cavaliers, jugeant à propos, avant de rien communiquer à M. le Prince, de voir quelle foi il devait ajouter aux renseignements qu’on lui fournissait.
Mais il put s’assurer bientôt qu’on ne lui avait dit que l’exacte vérité ; il n’y avait point à hésiter, et le prince d’Orange faisait faire mouvement à son armée. On distinguait avec facilité les préparatifs d’un départ ; en même temps, les grand’gardes ennemies se repliant rapidement vers le camp indiquaient clairement que leur office devenait superflu et qu’elles allaient reprendre leur place de bataille. Était-ce pour une marche où pour une attaque que l’armée alliée faisait ses préparatifs ? C’est ce que l’on ne pouvait dire encore. En tout cas, M. de Saint-Clar n’avait qu’à faire son devoir, qui consistait à prévenir son général ; il n’y perdit point de temps.
Quelques instants après, plusieurs cavaliers partaient à grande allure pour le camp du Piéton, porteur de renseignements disant ce qu’avait vu M. de Saint-Clar. A cinq heures, l’un d’eux, M. delallaze, major au régiment de Tilladet, informait le prince de Condé du mouvement des alliés, et celui-ci se préparait immédiatement à prendre des dispositions de défense. Évidemment l’ennemi se décidait à attaquer.
Le prince fit sur l’heure prévenir son fils le duc d’Enghien, les ducs de Luxembourg et de Navailles, le marquis de Rochefort et le chevalier de Fourilles, les priant de le venir trouver pour l’accompagner dans la reconnaissance qu’il se proposait de faire lui-même. En même temps, l’ordre était donné aux troupes de se tenir sous les armes et prêtes à marcher.
Vers cinq heures et demie, le prince monta à cheval ; il souffrait tellement de la goutte qu’il n’avait pu mettre ses bottes et avait dû chausser un large soulier, beaucoup mieux fait pour les salons de Versailles que pour les che- mins difficiles du Brabant. De telles misères n’étaient point pour l’arrêter, et, suivi de son fils et d’une quinzaine d’officiers généraux, il descendit vers Bléchers, franchit le piéton au gué de Montaga, et, gravissant les pentes du plateau de Godarville, joignit Saint-Clar aux censés du Mahipré.
Saint-Clar confirma au prince les détails qu’il lui avait fournis dans son rapport, et le conduisit à la Biscais, d’où l’on dominait au loin la vallée de la Senne, Seneffe, les coteaux de Buseray, de Saillemont, de Saint-Nicolas et du Fay.
Alors, un spectacle surprenant, inattendu s’offrit aux yeux du général français : à une demi-lieue de lui à peine, l’armée ennemie défilait sur trois colonnes, parallèlement ou à peu près, au camp de l’armée française, comme si cette armée n’eût point existé, comme si, à quelques portées de canon de Seneffe, quarante mille hommes n’eussent pas été, là, la mèche compassée, les piques basses, n’attendant que le cri de leur chef : En avant.
En cet instant apparut clairement dans M. le Prince cet admirable coup d’oeil du champ de bataille, qui, élargissant pour ainsi dire le champ de la vision, fait voir en un instant les fautes ennemies et le parti à en tirer, suggère les décisions rapides, dicte les ordres qui assurent la victoire.
Un seul effort de sa puissante intelligence résuma et mit d’une façon nette devant ses yeux les événements divers qui avaient amené la situation actuelle. L’hésitation de l’ennemi à l’attaquer, sa présomption, si peu en accord avec cette première faiblesse, de passer inaperçu à trois portées de canon de l’armée française, son imprudence à se séparer en trois colonnes impuissantes à se porter secours. Tout cela en un pays boisé, marécageux, accidenté, coupé, où le moindre désordre pouvait se changer en désastre.
En un moment sa décision est prise : à l’instant qui à peine s’écoule, il s’apprêtait à se défendre, à l’instant qui sonne, il résout d’attaquer. Pas d’hésitation, de tâtonnements, d’incertitude. Comme à Rocroy, comme à Fribourg, comme à Lens, il trouve l’inspiration du moment, celle de la victoire, le prince de Condé devient le grand Condé.
Se tournant alors vers ses officiers généraux : « Messieurs, dit-il, nous attaquons : l’ennemi, qui, groupé en une masse compacte, nous eût offert un obstacle solide, s’est disloqué lui-même en trois tronçons impuissants. D’abord à l’arrière-garde, au centre ensuite, à la tête, enfin, si nous en avons le temps ». Et donnant l’ordre à M. de Saint-Clar de rallier ses petits postes et ses vedettes, il redescendit vers le Piéton pour y dicter ses instructions de détail.
On se rappelle que dès la veille deux forts détachements avaient été établis, le premier à gauche de Blechers, le second près de Gouy. Ces troupes eurent l’ordre de franchir le Piéton et d’aller s’établir en bataille, au nord de Godarville, entre les censes de Mahipré et le château de Vanderberg, le long des premières pentes sud-est du plateau de Godarville.
Elles demeuraient ainsi dissimulées à l’ennemi et ne se trouvaient plus qu’à 3 kilomètres et demi de Seneffe.
L’infanterie fut disposée au centre : elle comptait les régiments d’infanterie de Navarre, de la Fère, de la Reine, le bataillon des fusiliers, le régiment colonel général des dragons.
La cavalerie comprenait les gendarmes et les chevau-légers de la garde, les gardes du corps, c’est-à-dire la maison du Roi, la brigade de Tilladet, le régiment des cuirassiers et la réserve. Les six pièces de canon furent placées entre la cavalerie et l’infanterie, trois à droite, trois à gauche.
Pendant que ce premier mouvement s’opérait, le reste de l’armée descendait du plateau et venait se déployer en arrière du Piéton, face aux gués par lesquels le ruisseau était le plus facilement franchissable.
Ces dispositions prises, le prince de Condé ordonna au marquis de Rannes de se porter sur Seneffe avec la brigade de Tilladet et le régiment colonel général des dragons. Le marquis devait reconnaître le terrain en avant de Seneffe et attaquer le village s’il le trouvait occupé. Dans cette dernière hypothèse, les régiments de Navarre, de la Fère et de la Reine eurent à suivre la brigade de Tilladet. Ces trois régiments d’infanterie furent placés sous les ordres du marquis de Moussy, et du comte de Montal le gouverneur de Charleroy, qui était arrivé la veille au camp français, suppliant M. le Prince de le laisser assister à la bataille que chacun prévoyait imminente.
Conduites par Rannes et Montal, traînant à leur suite les six pièces de canon dont il a été parlé plus haut, ces troupes prirent la droite des bois de Mahipré et commencèrent à gravir les pentes du plateau de Godarville, au sommet duquel elles apparurent bientôt.
Le prince de Vaudémont, qui défilait en ce moment avec sa cavalerie sur les hauteurs en arrière de Seneffe, ne manqua point de les apercevoir bientôt, et ne doutant pas que ce détachement ne fût envoyé pour harceler l’arrière-garde espagnole, il se disposa à l’attendre et à lui barrer le passage. Rangeant en bataille ses escadrons sur trois lignes, la gauche à la corne sud-est du bois de Buseray, la droite à un ruisseau qui se jette dans la Senne un peu au-dessus de Seneffe, il fit prier le prince d’Orange de lui envoyer trois bataillons d’infanterie pour organiser la défense du village.
En même temps, il détachait à la corne nord-est du bois de Buseray six escadrons destinés à couvrir les équipages dont on apercevait les dernières voitures défilant lentement de l’autre côté du bois. Ses huit cents dragons furent placés sur les hauteurs à l’est et en avant de Seneffe ; ils devaient être soutenus par les trois bataillons d’infanterie demandés au prince d’Orange. Ces bataillons arrivèrent vers neuf heures et demie et furent établis à la droite des dragons, les uns et les autres ayant à dos un autre ruisseau affluent de la Senne, qui les séparait du village.
Pendant que l’ennemi prenait ces dispositions, le marquis de Montal et le marquis de Rannes marchaient à grande allure, sentant bien que, puisque la nature du terrain les avait démasqués à l’ennemi, la rapidité de leur attaque devenait une des conditions premières de leur succès.
Vers dix heures, ils arrivèrent en vue des hauteurs de Seneffe, et sans hésitation le feu commença. Le régiment colonel général se porta brillamment à l’attaque des dragons espagnols qui plièrent bientôt en désordre. En même temps, l’infanterie française chargeait avec entrain les fantassins hollandais qui lâchèrent pied comme les dragons.
Les fuyards, ralliés à grand’peine par le prince de Nassau, se retirèrent dans les premières maisons de Seneffe où ils se retranchèrent. Ils occupèrent également plusieurs points naturellement difficiles à aborder et faciles à défendre : tels furent l’église, le château, le cimetière.
M. de Montal venait à peine de remporter ce premier avantage que M. le Prince parut en avant de Seneffe, ayant derrière lui la maison du Roi et le régiment de cuirassiers. Le duc d’Enghien, les ducs de Navailles et de Luxembourg l’accompagnaient. En passant aux censes de Mahipré, il avait donné ordre à M. de Saint-Clar de se porter à grande allure avec ses quatre cents chevaux à hauteur de la tête de colonne des alliés, pour y inquiéter les Impériaux, leur faire croire à une attaque également de leur côté et les empêcher de se porter au secours de l’arrière-garde.
M. de Montal ayant rendu compte à Condé de l’heureux succès de son premier mouvement, exposa ses dispositions pour l’attaque du village. Elles furent approuvées, sauf que l’artillerie, au lieu de canonner le village, fut établie à gauche de notre infanterie, de manière à prendre d’enfilade les escadrons de Vaudémont, rangés en bataille de l’autre côté-de la Senne, sur le plateau dont nous avons parlé. Egalement, le chevalier de Fourilles fut chargé d’attaquer avec la brigade de Tilladet les six escadrons ennemis, en bataille à la corne nord-est du bois de Buseray, escadrons chargés, on s’en souvient, de la protection de la queue du convoi ennemi.
Il pouvait être onze heures du matin. L’attaque du village fut fixée à onze heures et demie, et ses derniers ordres à ce sujet ayant été donnés, le prince descendit avec sa cavalerie vers la Senne, au-dessous, c’est-à-dire au nord de Seneffe, la franchit aux gués de la cense de Terriaux, et remonta le petit plateau au sud duquel Vaudémont avait établi ses escadrons. En même temps le chevalier de Fourilles, appuyant davantage au nord, gagnait un peu à l’ouest de Renisart la route de Sauveniers, franchissait la Senne au gué de Huyenne, traversait ce village, et tournant alors à gauche à travers champ, se dirigeait au grand trot sur la cense nord-est du bois de Buseray.
Le prince de Condé, aussitôt qu’il eut assez d’espace, déploya ses escadrons sur une seule ligne, de telle sorte que sa cavalerie, moins nombreuse que celle de Vaudémont, occupait cependant un front égal. Son but était de culbuter tout d’abord cette cavalerie, de la refouler en désordre sur le prieuré de Saint-Nicolas, et de se rabattre ensuite sur Seneffe, de manière à couper la retraite aux Espagnols et aux Hollandais chargés de la défense de ce dernier village.
Depuis quelques instants, on entendait le bruit de nos batteries au-dessus de Seneffe, qui avaient commencé le feu sur l’aile gauche de la cavalerie de Vaudémont. En ce moment, la mousqueterie se fit également entendre, faisant savoir que l’attaque du village commençait.
M. le Prince jeta alors un regard sur ses escadrons et donna l’ordre d’augmenter l’allure. A un signe évident d’une charge imminente, la joie de cette troupe vaillante éclata par des hourras frénétiques. On n’était plus qu’à quelques mètres des cavaliers ennemis. Alors le grand Condé mit l’épée à la main, et comme lui-même commandait la charge, un formidable cri lui répondit, cri d’ardeur et d’enthousiasme, qui déjà était un cri de victoire : « En avant ! vive le roi ! ».
Alors eut lieu une mêlée terrible. Tous les combats de cavalerie se ressemblent : celui-ci était imposant et par le nombre des cavaliers qui y prenaient part et par l’importance de ceux qui y combattaient. On sait comment était composée la Maison du Roi : l’élite de la noblesse du royaume s’y donnait rendez-vous, et ces escadrons passaient à juste titre pour les plus redoutables de l’Europe : aussi bien ne démentirent-ils point là leur réputation.
Malgré leur résistance tenace et la bravoure du prince de Vaudémont, la première ligne espagnole fut bientôt en désordre sans que la seconde ni la troisième pussent fournir leur charge. Rejetées brusquement l’une sur l’autre, ces trois lignes n’en firent bientôt plus qu’une, coupée et renversée en vingt endroits et qu’il était impossible de reformer.
Forcés enfin à se replier, les Espagnols descendirent vers Saillemont en complet désordre, franchirent l’affluent de la Senne qui les séparait de Saint-Nicolas, et, toujours poussés par Condé, se retirèrent d’abord vers la cense de Saillemont. Là, comme les difficultés du terrain avaient retardé la marche des Français, quelques officiers essayèrent de mettre un peu d’ordre dans cette confusion mais ils durent y renoncer bientôt et rentrèrent, dans le plus triste état à Saint-Nicolas, dont le prince d’Orange avait à la hâte organisé la défense.
Pendant que le prince de Condé culbutait avec tant d’audace et de bonheur les cavaliers de Vaudémont, le chevalier de Fourilles avait attaqué hardiment les escadrons chargés de protéger les équipages. Se croyant coupés de leur armée par la cavalerie de Condé, ces escadrons n’opposèrent qu’une faible résistance et se replièrent bientôt en désordre sur les équipages en longeant la lisière est-ouest du bois de Buseray. Bien qu’ils fissent leur possible pour hâter la marche du convoi, ils ne purent empêcher la prise d’un grand nombre de voitures et ce nombre eût bien augmenté si Fourilles avait pu prolonger sa poursuite. Mais il avait ordre de se borner strictement au combat et de se porter immédiatement après vers Saint-Nicolas. Il ne pouvait s’attarder aux bagages et se replia à grande allure sur le prieuré, en avant duquel il arriva presque en même temps que Condé.
Dans Seneffe même, la lutte avait été plus longue et plus acharnée, et Condé, qui avait pris ses dispositions pour couper de Saint-Nicolas les défenseurs du village, vit sa tâche bien simplifiée. En effet, des trois bataillons hollandais et des huit cents dragons espagnols, il revint si peu d’hommes qu’on n’eut point de peine à les faire prisonniers : le prince de Nassau, leur général, resta au nombre de ces derniers.
De notre côté, les pertes avaient été également sensibles ; le comte de Montal, entre autres, avait eu la cuisse cassée d’un coup de mousquet, le marquis de Rochefort avait été comme lui grièvement atteint à l’épaule.
Tel avait été ce que nous appellerons le premier moment de la bataille : trois combats livrés, trois succès acquis.
La cavalerie espagnole complètement battue, trois bataillons hollandais et huit cents dragons espagnols à peu près anéantis. Leurs chefs tué, blessés ou prisonniers ; une foule considérable de voitures, de bagages et d’étendards pris : tel était le résultat de ce brillant début.
Il pouvait être midi et demi quand le comte de Montal, qui avait fait mettre sur sa blessure un premier appareil, donna l’ordre de marcher sur Saint-Nicolas. Depuis quelques instants déjà, le prince de Condé l’y attendait.
Le prieuré de Saint-Nicolas, sorte de grand couvent clos de rnurs, est situé à mi-côte du plateau que couronne le village de Fay. De la Senne à Saint-Nicolas, la pente est douce. Après une langue de terre marécageuse, vient une plaine assez vaste dans laquelle le prince de Condé avait rangé sa cavalerie. Au-delà de la plaine, on trouvait une zone difficile à franchir, coupée de vergers, de haies, de fossés, de houblonnières. Au-dessus de ces vergers, s’étendait une autre plaine où apparaissaient les débris de la cavalerie de Vaudémont soutenus du reste de la cavalerie espagnole et hollandaise. Ces terrains ne constituaient, à véritablement parler, que les abords de la position.
Au bout de la plaine, un peu à gauche, le sol se redressait brusquement et étalait en avant même du prieuré, sous ses murs, une bande de vergers et de taillis à peu près inabordable ; les murs du prieuré avaient été crénelés et mis en état de défense ; les communs, les rares maisons qu’on trouvait à droite et à gauche étaient garnis d’infanterie. Pour conclure, les meilleures dispositions avaient été prises pour rendre inexpugnable ce vaste réduit.
Le prince d’Orange, dont l’énergie et les qualités militaires apparaissaient en ces moments critiques, déployait une activité peu commune et faisait preuve de cette lucidité d’esprit qui aux heures les plus difficiles le sauva toujours d’un désastre. Ses derniers ordres donnés, il descendit jusqu’à sa première ligne tout à fait en bas des pentes, établit le marquis d’Assentar sur la gauche, Monterey sur sa droite, et pressentant l’attaque imminente du prince de Condé, parcourut rapidement son front, excitant les uns, ranimant les autres, cherchant à faire revivre en ses soldats démoralisés et, abattus cette énergie dans la défaite qui ne le quittait jamais.
Pendant que les alliés s’apprêtaient, comme il vient d’être dit, à arrêter devant Saint-Nicolas la poursuite de l’armée française, le prince de Condé prenait rapidement ses dispositions pour l’attaque. Bien qu’il eût la moustache gauche emportée d’un coup de pistolet, et que son cheval tué sous lui au premier combat de cavalerie lui eût, en s’abattant, fortement contusionné la jambe gauche, il paraissait plus ardent que jamais et donnait ses ordres avec cette activité et cette admirable lucidité qui furent toujours l’apanage de son brillant génie.
Du point où étaient établies les troupes françaises, tout à fait au pied des hauteurs, on apercevait seulement la première lisière des vergers et des houblonnières ; on n’y voyait guère d’infanterie, et si un feu de mousqueterie, parfois violent, n’y eût manifesté évidemment la présence de troupes nombreuses, on eût pu croire ces vergers inoccupés. Quoi qu’il en fût, c’était là que devaient porter les premiers coups et le prince de Condé s’y apprêta.
Divisée en deux colonnes profondes, l’infanterie française commence le feu et marche en avant. La cavalerie, placée aux ailes, devait attendre, pour s’avancer, que le terrain eût été d’abord déblayé. L’artillerie, en batterie à l’extrême droite, enfila la gauche de l’infanterie et prit d’écharpe la cavalerie ennemie qu’elle apercevait en bataille en arrière des vergers.
Dès le début de l’action, le prince de Condé comprit que la résistance des Hollandais dans leur position nouvelle allait être autrement sérieuse qu’à Seneffe. Excitées par des hommes tels que Guillaume d’Orange, Monterey, Waldeck, ces troupes tenaient pied solidement et semblaient participer de la ténacité opiniâtre de leur chef.
La patience, chez Condé, avait des bornes très restreintes : aussi, quand après une demi-heure de combat, vit-il son infanterie point encore maîtresse du lieu, il la fit ranger à droite et à gauche et résolut de tenter une charge de cavalerie. M. de Fourilles eut l’ordre de prendre avec lui deux escadrons de gardes du corps, de pénétrer dans les vergers et de passer quoi qu’il en coûtât. Condé lui-même, ayant le duc d’Enghien à ses côtés, se mit à la tête du troisième escadron, et les uns et les autres ayant pris carrière de charge, se précipitèrent à travers les houblonnières. Cette attaque était d’une témérité si audacieuse, que le prince d’Orange en fut atterré.
Foulés aux pieds des chevaux, écrasés, bousculés, les Hollandais reculèrent en désordre ; ils n’étaient point revenus encore de leur surprise qu’une seconde charge du reste de la cavalerie et de toute l’infanterie les refoula en complète débandade dans la plaine et sur les vergers mêmes du prieuré.
Dans cette plaine, étaient arrivés déjà le prince de Condé et Fourilles. La cavalerie de Vaudémont, voyant le petit nombre de cavaliers qui le suivaient, détacha pour les charger six escadrons. Mais encore dans l’élan de la course à travers les houblonnières, les gardes du corps n’attendirent point les Espagnols, le choc fut violent et la mêlée serrée. Enfin, après une courte lutte, les escadrons ennemis, refoulés et dispersés, tournèrent bride et se replièrent en désordre sur leur réserve.
Pendant que les gardes du corps exécutaient cette heureuse et brillante charge, l’infanterie espagnole et hollandaise, débusquée jusqu’au dernier homme des houblonnières et des vergers des premières lignes, fuyait éperdue à travers la plaine, dans la direction du prieuré où elle savait trouver ses réserves. A sa suite et la menant l’épée dans les reins, apparut bientôt le reste de la Maison du Roi, la cavalerie, puis l’infanterie qui, arrêtant sa poursuite se reforma sur la lisière des vergers.
En fait d’ennemis, il ne restait plus en avant de Saint-Nicolas que la cavalerie espagnole et hollandaise : cette troupe encore intacte, sauf les six escadrons refoulés par les gardes du corps, devait avoir à cœur de venger son échec de Seneffe, et s’apprêtait évidemment à opposer une énergique résistance. Elle fut bientôt à même de montrer ce qu’elle pouvait faire, car M. le Prince, ayant à peine pris le temps de reformer ses escadrons, la chargea avec impétuosité. Malgré l’acharnement des officiers espagnols et hollandais, en particulier du prince de Vaudémont, et surtout du marquis d’Assentar, au dire de ses contemporains le plus intrépide officier de cavalerie qu’eût jamais connu l’armée espagnole, malgré une résistance désespérée, de la part de tous, les escadrons espagnols, rompus et dispersés durent tourner bride et chercher dans la fuite, à l’abri du prieuré de Saint-Nicolas, l’unique moyen de n’être point absolument anéantis.
Pour la troisième fois dans la même journée, la cavalerie française venait, d’enfoncer la cavalerie alliée et de se montrer digne de sa vieille réputation.
Cependant ces succès, si brillants qu’ils fussent, demeuraient incomplets. La véritable position, c’est-à-dire le prieuré de Saint-Nicolas, était encore intacte. Garnie de troupes, hérissée de mousquets, entourée d’une ceinture d’obstacles qui en rendaient l’attaque éminemment périlleuse, elle semblait défier les efforts de Condé et devoir l’arrêter enfin dans sa poursuite.
Il était environ une heure. Nos troupes, fatiguées par une marche de trois heures et par trois heures d’une lutte sans trêve, avaient besoin peut-être de quelque repos. Le reste de l’armée qui, avait reçu à onze heures l’ordre de se porter en avant, ne pouvait tarder à arriver, et l’on eût pu ainsi attaquer Saint-Nicolas avec des troupes fraîches. Condé n’en jugea point ainsi : reformant ses troupes, il manda le chevalier de Fourilles et lui intima l’ordre d’enlever sur l’heure le prieuré.
Le chevalier de Fourilles, qui avait reconnu de près la position et qui avait bien jugé de ses qualités défensives, fit alors respectueusement part de ses observations au prince. Il ajouta qu’une telle attaque avec des régiments aussi fatigués et en aussi petit nombre que ceux dont on disposait, ne devait vraisemblablement amener qu’un insuccès. Au contraire, en attendant les troupes fraîches dont les têtes de colonne s’apercevaient déjà dans la plaine, on aurait toute chance de réussir sans trop grande effusion, de sang.
Condé ne le laissa pas continuer : « Assez, monsieur, dit-il, c’est de l’obéissance qu’il me faut et non point des conseils. Au surplus ce n’est pas la première fois qu’il apparaît que vous vous plaisez mieux à discourir qu’à combattre… ».
Ces paroles cruelles et imméritées sont inexplicables de la part de Condé qui aimait et estimait Fourilles, dont la bonté d’âme et la bienveillance étaient connues de tous.
Les souffrances d’une goutte aiguë, accrue encore par les fatigues de la journée (il était à cheval depuis cinq heures du matin) ; l’impatience d’enlever Saint-Nicolas avant l’arrivée des Impériaux, la contrariété de n’avoir point encore sous la main des troupes fraîches, sont les excuses que les défenseurs de Condé ont mises en avant. Toutes valables qu’elles soient, elles ne sauraient entièrement disculper Condé des suites qu’eut ce moment d’emportement, et le prince lui-même fut, sous ce rapport, plus sévère encore que nous-même.
Fourilles baissa la tête et s’en fut sans mot dire. Il rassembla son infanterie, en forma une colonne unique et lui donna comme objectif le point des vergers qu’elle pouvait attaquer en demeurant le plus à couvert. Lui-même à la tête de quelques cavaliers devait essayer de pénétrer dans les houblonnières et de répéter le mouvement déjà exécuté une heure auparavant.
Arrivé aux gardes du corps : « Messieurs des gardes du corps, dit-il, ajustez vos étriers, nous allons charger » et tandis que l’infanterie s’élançait à l’attaque des vergers, lui-même, désespéré, la mort dans l’âme, entra dans les houblonnières.
Mais, ainsi qu’il l’avait prévu, une résistance désespérée lui fut opposée. Bien à couvert, invisibles derrière leurs haies, les Hollandais tiraient à coup sûr. Bien que les balles de nos mousquets sussent également les trouver à travers les halliers, nos pertes furent bientôt considérables. Néanmoins Fourilles s’obstinait dans son attaque, s’étant promis à lui-même de n’en revenir que victorieux ou sans vie. Il n’eut pas longtemps à attendre, et une balle espagnole tirée à bout portant l’ayant percé de part en part en plein poumon, il tomba de cheval, mourant et râlant.
Ce fut le signal de la retraite, et nos troupes, arrêtées un instant dans leur élan, se replièrent en arrière des houblonnières pour combler leurs vides et reformer leurs rangs.
Le prince de Condé avait suivi avec un intérêt facile à comprendre l’attaque de Saint-Nicolas au Bois. Quand il vit que malgré tous leurs efforts, ses troupes étaient obligées de battre en retraite, il eut une explosion de colère et, marchant vers le point où se remuaient les régiments engagés : « Ce que Fourilles n’a pu faire, dit-il, Condé le fera ». Et quand tous les officiers qui l’entouraient songeaient qu’il allait enfin donner quelques repos à ces troupes et attendre le reste de l’armée, il intima l’ordre d’une nouvelle attaque, et lui-même, le premier en tête, s’élança en avant.
Il est certain que des hommes pareillement doués sont faits pour commander aux autres, de telles natures valent aux armées mieux que de gros bataillons. L’histoire de tous les grands capitaines l’avait montré avant Condé, l’attaque de Saint-Nicolas devait en fournir un nouvel exemple.
La lutte fut acharnée et la résistance opiniâtre, mais enfin il fallut céder à Condé. Les maisons furent enlevées une à une. Il s’y passa de tristes scènes de carnage : l’infanterie hollandaise enfermée dans le prieuré fut massacrée presque en entier, et quand M. le prince put enfin reformer ses troupes victorieuses au-delà du village, il avait bien fait, comme il l’avait annoncé, ce que Fourilles n’avait pu faire.
On se souvient que les débris de la cavalerie espagnole et hollandaise s’étaient reformés une troisième fois en arrière de Saint-Nicolas, les gardes du corps la chargèrent encore et la mirent pour la quatrième fois en pleine déroute. La route était libre jusqu’à Fay. Des Hollandais et des Impériaux, la plupart étaient pris, tués ou blessés : la victoire était complète.
Pour parachever ce succès, le duc de Luxembourg, qui avait été détaché sur la droite pour barrer le chemin aux équipages, vint joindre bientôt le gros de l’armée avec une multitude de voitures, de chariots, de bagages de toutes sortes. Le reste fut pillé et brûlé, et une longue colonne de fumée apprit aux alliés que, de ce côté, leur défaite était irréparable.
Tel avait été le deuxième moment de la bataille, plus sanglant quoique moins long que le premier, mais plus glorieux aussi, en ce que la résistance y avait été opiniâtre et la lutte plus meurtrière. La cavalerie, en particulier les gardes du corps, s’y était couverte de gloire : le chiffre de nos morts et de nos blessés était sensible sans être exagéré.
Seule la mort de Fourilles, le réorganisateur de notre cavalerie, comme Martinet avait été celui de notre infanterie, demeurait une perte irréparable.
En cet instant, la victoire du prince de Condé était absolue, indéniable, complète. Avec une poignée d’hommes, il avait attaqué, combattu et dispersé la moitié de l’armée alliée. Les pertes des Espagnols et des Hollandais étaient énormes, leur bagage tout entier était en notre pouvoir, ou livré aux flammes, seuls les Impériaux, grâce à leur éloignement n’avaient encore point souffert.