La bataille de Bouvines
D’après « Histoire des guerres, sièges, conquêtes, expéditions et faits d’armes qui ont illustré la Belgique » – 1835
Tout se préparait cependant pour terminer la grande lutte dans laquelle le roi de France et le comte de Flandre avaient intéressé la moitié de l’Europe. Mais un voyageur qui le matin du dimanche 27 juillet de l’année 1214 eût suivi le grand chemin de Tournai à Lille, et parcouru les campagnes qui se trouvent entre ces deux villes alors entièrement ruinées, quoiqu’il eût sous les yeux deux vastes armées en mouvement, ce voyageur ne se fût pas douté que ces lieux et ce jour devaient être marqués parla bataille de Bouvines. Cette affaire si célèbre devait s’engager par des circonstances fortuites.
Othon IV avait promis à Fernand d’arriver en Flandre aussitôt que Philippe-Auguste. Il avait tenu parole. L’armée commandée par l’Empereur et par le comte de Flandre était forte de cent cinquante mille hommes, parmi lesquels on comptait mille cinquante chevaliers et vingt mille hommes de cavalerie. Elle avait pénétré en Belgique, entraînant avec elle les Liégeois, dont elle avait violemment traversé le territoire ; elle passa par le Brabant et alla joindre le comte de Flandre. Philippe-Auguste, qui n’avait, dit-on, que soixante mille hommes, car une partie de ses forces sous la conduite de son fils résistait aux Anglais, qui pour faire diversion opéraient une descente sur la Loire, Philippe-Auguste ne voulant pas laisser entrer la guerre dans ses états, était venu à grandes journées. Le 25 juillet au matin, il se trouvait presqu’en face de l’armée coalisée, que l’Empereur venait de passer en revue sous les murs de Valenciennes.
Là, les souverains ligués contre la France s’étaient crus si sûrs de vaincre, qu’ils s’étaient partagé les états de Philippe. Le comte de Flandre devait avoir l’Artois, la Picardie et Paris avec le titre de roi ; l’Empereur s’appliquait la Champagne et la Bourgogne ; le roi d’Angleterre les provinces que baigne la Loire ; les autres princes se disputaient le reste.
Ce qui donnait surtout confiance à Fernand de Portugal, c’est que la vieille comtesse Mathilde ayant consulté un devin célèbre sur l’issue de la guerre qu’on entreprenait, le devin avait répondu, s’il faut en croire Rigord, l’historien de Philippe-Auguste, qu’il y aurait une sanglante bataille ; que le roi de France serait foulé aux pieds des chevaux ; que son corps ne serait point enseveli, et que le comte Fernand serait conduit à Paris en triomphe. On verra comment se réalisa cette prophétie « qui a l’air ainsi que tant d’autres oracles d’avoir été faite après coup ». Fernand ne la comprit que dans le sens qui flattait son ambition ; et il pressait la bataille qui devait lui donner Paris, avec le titre de roi.
Philippe-Auguste avait établi ses magasins à Péronne. Le 26 juillet, il avait campé sous Tournai, pendant que l’armée impériale coalisée se postait derrière la Scarpe, entre Mortagne et Saint-Amand. D’abord Philippe avait eu la pensée d’attaquer, quoique de plus de moitié inférieur en nombre ; mais ayant appris que l’Empereur, retranché derrière la Scarpe, avait ajouté des coupures, des abattis, des chausses-trappes aux défenses naturelles qui rendaient l’approche de son camp inabordable à la cavalerie, le roi de France ne songeait plus pour le moment qu’à choisir un poste avantageux. Ne pouvant rester sous Tournai plus d’un jour, car le pays était ruiné, et craignant qu’on ne lui offrît la bataille entre l’Escaut et la Marque, position qui lui semblait gênante, il se détermina à repasser cette petite rivière et se mit en marche dès le matin pour aller camper sur les ruines de Lille. De là, il voulait attirer les coalisés dans une plaine où il pût déployer sa cavalerie exercée et vaillante.
Othon, de son côté voulant resserrer les Français, avait envoyé de gros détachements sur la rive droite de la Marque. En apprenant qu’ils rebroussaient chemin sur Lille, il regarda ce mouvement comme une fuite. Il donna l’ordre de prendre les armes et de les poursuivre. Les chefs flamands représentèrent qu’il était surprenant que les Français se retirassent sans combattre, et qu’il fallait peut-être examiner leur plan avec plus d’attention. Mais les seigneurs allemands répondirent par des railleries à cette observation judicieuse.
Les Français avaient à moitié passé la Marque sur le pont de Bouvines, Philippe-Auguste prenait un peu de repos au pied d’un frêne, lorsqu’on vint lui annoncer que l’ennemi commençait l’attaque sur ses derrières. Ce prince, ayant commandé aux troupes de s’arrêter, fit rétrograder son armée et ordonna qu’on rompît le pont de Bouvines dès que les derniers pelotons l’auraient repassé.
Il rangea ses troupes, un peu en avant de Bouvines, faisant face à Tournai. Il mit au centre sa cavalerie d’élite, plaçant dans les intervalles l’infanterie des communes qui gardait l’oriflamme. Il donna le commandement de sa droite au duc de Bourgogne ; Pierre de Courtenai, comte d’Auxerre, et par son mariage avec Yolande de Hainaut, comte de Namur, commandait la gauche. Après ces dispositions, Philippe entra dans l’église de Bouvines pour y faire un instant sa prière.
Dès que l’Empereur, en débouchant sur le plateau de Cysoing, aperçut l’armée française en ligne, il s’écria : « Mais on me disait qu’ils étaient en pleine fuite ». Cette remarque exprimée tout haut produisit un moment d’hésitation. Cependant il fallait maintenant livrer bataille. Il était une heure après-midi.
L’Empereur se hâta de disposer son armée en face de Bouvines. Placé lui-même au centre avec une suite nombreuse et magnifique, il avait auprès de lui sa grande bannière. C’était une aigle dorée, de dimension énorme, étendant ses ailes au haut d’un mât très élevé, tenant dans ses serres un dragon qu’elle étouffait, emblême de la France et du sort que lui promettait l’armée impériale. Ce symbole planté sur un char était traîné par quatre chevaux et gardé par cinquante gentilshommes allemands. Henri-le-Guerroyeur, duc de Brabant, était près de là, à contre-cœur, avec son infanterie qui, conservant encore la tactique romaine, passait pour la première du temps.
Henri III, duc de Limbourg, Everart d’Isque, Philippe et René de Wavre, Thierry de Ligne, Arnould et Gérard de Grimberg, Gauthier de Lembeek, Jean de Lierre, Eustache de Maele, Alard de Bourghelles, Daniel de Marquillies, Eustache son frère, Jean de Buridan, gentilhomme de Furnes, Gilles de Sart, Honoré de Vargnies, Thierry de la Hameide, le sire de Loberghe, et beaucoup d’autres princes et seigneurs belges étaient au centre sous les yeux de l’Empereur, ou à l’aile gauche sous les ordres de Fernand qui la commandait, et qui conduisait les armées de la Flandre, du Hainaut et de la Hollande. Parmi ses chefs, on remarquait encore Hellin de Waurin et Arnould d’Audenaerde, qui se portaient vaillamment à cette guerre, quoiqu’ils ne l’eussent point approuvée ; puis Jean et Gauthier de Ghistelle, Rasse et René de Gavre, Pierre du Mœnis, Baudouin des Prêts, Gerrem Goethals, Robert de Béthune. Le comte de Boulogne commandait l’aile droite composée de quelques bataillons liégeois, conduits par Hugues de Pierre-Pont, leur évêque, de six mille Anglais amenés par le comte de Salisbury et des cavaliers de la Saxe.
Le centre de l’armée impériale présentait une phalange triangulaire, au milieu de laquelle se tenait l’Empereur. L’armée se développait sur trois lignes au centre, sur cinq lignes à droite, sur six lignes à gauche, depuis Wannechain jusqu’à Anstaing, dans l’étendue d’à peu près une lieue.
L’armée française occupait le même développement, mais sur deux lignes au milieu et sur trois seulement aux extrémités. Il est vrai que par la position que Philippe-Auguste avait su prendre à l’instant, les coalisés avaient le soleil dans les yeux. C’était le 27 juillet ; il était une heure et demie.
Le roi de France s’était placé d’une manière si prompte et si ferme, que l’Empereur se trouvait contraint de garder le champ qui lui était laissé.
En ce moment, pendant que l’armée coalisée achevait de disposer ses lignes, le roi de France se montrant à cheval aux siens, s’écria : « Soldats ! l’empereur Othon et son armée sont excommuniés. Ils combattent pour le pillage. Nous qui marchons pour notre liberté et notre honneur, Dieu nous fera triompher ! ».
Après ces mots, déposant sur l’autel où l’on venait de célébrer à la hâte les saints mystères, son casque de guerre que surmontait la couronne royale : « Compagnons, reprit-il d’une voix forte, il faut que cette couronne soit victorieuse aujourd’hui. Si vous connaissez dans vos rangs un plus digne que moi de la porter, mettez la sur sa tête ; qu’il nous conduise au combat ; je jure de lui obéir et d’être le premier à le suivre ».
Toute l’armée française tombe à genoux par un mouvement spontané, crie : Vive Philippe à jamais ! et lui demande sa bénédiction, qu’il donne avec solennité. Puis enfin, élevant une vaste coupe pleine de vin, dans laquelle on avait rompu des morceaux de pain, il y goûte et la passe aux chevaliers qui l’entouraient. « Que ceux qui ont bu et mangé à cette coupe, ajoute-t-il, jurent tous de vaincre ou de mourir ici avec moi pour le soutien de l’honneur national ».
Tous jurent, la main levée au ciel. Philippe donne le signal de la bataille, et l’infanterie des communes françaises s’avance soutenue par les archers qui obscurcissent l’air de traits. Les scènes qui venaient d’avoir lieu avaient doublé l’armée de Philippe. Rien de semblable ne réchauffa les Allemands et les Belges. Othon ne savait dire que des imprudences et des bravades. Il laissa même au roi de France l’honneur de donner le signal d’un combat où il paraissait si sûr de vaincre. Les Allemands se bornaient encore à pousser leurs cris, que déjà au moins l’affaire était engagée à l’aile gauche par les Flamands.
Gaucher de Chatillon, comte de Saint-Pol, qui avait devant lui la formidable gendarmerie du comte Fernand, toute hérissée de fer, la fit attaquer audacieusement par des voltigeurs qui la forcèrent à s’ouvrir un peu. Il avait disposé sa cavalerie pesante en herse et placé ses plus vaillants hommes à la pointe du triangle. Aussitôt, il exécute sur les Flamands une charge à fond, perce leur ligne, en renverse plusieurs ; puis sans s’arrêter à combattre, ni à faire des prisonniers, revient au grand galop, les traverse une seconde fois et laisse dans leurs rangs de larges vides qu’on est obligé de remplir avec des Hollandais. Cédant alors au duc de Bourgogne le soin de poursuivre une action si bien engagée, le comte de Saint-Pol vole au secours des soldats de la Champagne que Jean de Ghistelle fait reculer. Il fait Ghistelle prisonnier. Mais il voit plusieurs des siens tués par les Flamands.
De brillants faits d’armes éclataient partout ; et après trois heures d’une mêlée épouvantable on ne savait encore pour qui se déciderait la victoire. On marchait dans le sang ; on n’entendait de toutes parts que les cris de ralliement : Flandre ! Hainaut ! Brabant ! Limbourg ! Angleterre ! Allemagne ! France ! La victoire enfin parut pencher du côté de l’armée coalisée ; l’infanterie française devant les corps belges recula au centre dans un désordre complet.
L’empereur Othon et le comte Fernand avaient surtout recommandé que l’on tâchât de s’emparer du roi de France. Ils avaient formé trois escadrons d’hommes résolus, qui ne cherchaient que cette proie. La plupart de ceux qui gardaient le Monarque avaient mordu la poussière ; lui-même blessé se voyait entouré de périls. Quatre allemands s’élançant sur lui le renversèrent de son cheval avec leurs hallebardes à crocs. La bataille autour de lui devenait une boucherie ; Philippe-Auguste, foulé aux pieds des chevaux, allait être tué, lorsqu’un de ses chevaliers, se faisant jour à travers les masses, le relève, lui donne son cheval et reçoit le coup de la mort qu’on destinait à son maître.
Dès qu’ils virent leur roi remonté à cheval, les Français se ranimèrent ; ils repoussèrent les Allemands et les Belges et coururent à leur tour sur les chefs. La mêlée qui avait entouré Philippe-Auguste, se répéta aussitôt devant le comte Fernand, que le comte de Saint-Pol voulait prendre. Après un grand carnage des Flamands, leur comte fut cerné aussi. Il combattait avec un courage inoui. Les Français tués autour de lui faisaient de tous côtés une sorte de rempart ; et il était soutenu par Hellin de Waurin, par Baudouin des Prêts, par Rasse de Gavre, par Pierre du Mœnil, par Arnould d’Audenarde qui s’efforçaient de le tirer du poste périlleux où il se maintenait. Mais accablé de fatigue, épuisé par le sang qu’il perdait de plusieurs blessures, n’ayant plus de cheval, il met un genou en terre, sent qu’il va s’évanouir et rend son épée à Hugues de Mareuil.
Si partout on s’était battu comme à l’aile qu’il commandait, la bataille n’eût pas été perdue. Velly et les autres historiens français le reconnaissent.
Pendant ce temps là, sur un autre point, dans les marais de la Marque, l’évêque de Beauvais, qui combattait les six mille hommes envoyés par le roi d’Angleterre, ayant abattu d’un coup de massue le comte de Salisbury, leur chef, le faisait prisonnier. Au centre, cent vingt gentilshommes français se font tuer ; mais ils enfoncent la phalange triangulaire qui protégeait l’Empereur. Quatre chevaliers l’attaquent lui-même, tuent son cheval en voulant le frapper, s’accrochent à lui, et ils allaient l’emmener aussi quand il fut sauvé par ses barons. Mais épouvanté de son aventure, de la prise du comte de Flandre et de Salisbury, l’Empereur se trouble et se met à fuir.
Dès lors tout est perdu. La plupart des seigneurs allemands le suivent ; la grande aigle dorée tombe au pouvoir des Français. Le comte de Boulogne est pris lui-même. La victoire est à Philippe-Auguste.
Mais pendant que l’armée impériale fuyait, à l’exemple de son chef, on voit dans Ver Haer que les Belges combattaient toujours. Arnould d’Audenarde ne se rendit que quand tous ses braves eurent succombé ; cinquante Brabançons se battaient encore, tandis que tout autour d’eux avait mis bas les armes.
La bataille dura jusqu’à sept heures du soir ; on voit dans la plupart des récits que les Allemands et les Belges avaient perdu cinquante mille hommes, tués ou pris. Le roi de France mit des garnisons dans les places de la Flandre Wallone ; puis il s’en retourna triomphant à Paris, emmenant ses prisonniers.
Le comte de Flandres, qui devait être douze ans captif, entra dans la capitale de la France, ornement du triomphe du Roi qu’il avait cru détrôner. Il était, selon les cruels usages du temps, enchaîné sur un char attelé de quatre chevaux bais qu’on appelait alors Ferrants ; on fit même sur lui ce jeu de mots inhumain : Quatre ferrants bien ferrés mènent Ferrand bien enferré. Sept jours de fêtes suivirent son entrée dans Paris, qu’il ne vit que pour être enfermé dans une tour du Louvre.
La Flandre cependant se trouvait plongée dans la douleur. La comtesse Jeanne, par le conseil de Gossuin, évêque de Tournai, se rendit à Paris et se jeta aux pieds de Philippe-Auguste. « Sire, lui dit-elle, vous avez pris soin de ma jeunesse ; vous m’avez chérie comme votre enfant ; vous m’avez donné au prince de Portugal ; je vous ai obéi sans murmurer. J’ai fait ce que j’ai pu pour empêcher cette guerre funeste. Prenez pitié de votre nièce, de la fille de Baudouin de Constantinople, qui n’a d’espoir qu’en vous ».
Le Roi touché la releva et lui rendit son comté de Flandre, que déjà la cour des Pairs avait déclaré confiqué. Il promit même d’accorder la liberté à Fernand, aussitôt qu’on aurait démantelé les places fortes de la Flandre, du côté de la France. Mais les états du pays ayant refusé de souscrire à ces conditions, Fernand resta en captivité jusqu’à la minorité de Louis IX, et les Flamands furent gouvernés par leur comtesse.