La bataille d’Aboukir
D’après « Histoire des armées françaises de terre et de mer – Abel Hugo – 1838
Sidney Smith, dit Napoléon, avec deux vaisseaux de ligne anglais, plusieurs frégates, plusieurs vaisseaux de guerre turcs et cent vingt ou cent cinquante bâtiments de transport, avait mouillé le 12 juillet au soir dans la rade d’Aboukir.
Le fort d’Aboukir était armé, approvisionné et en bon état. Il y avait 400 hommes de garnison et un chef de confiance. Le général de brigade Marmont, qui commandait à Alexandrie et dans toute la province, répondait de la défense du fort, pendant le temps qui serait nécessaire à l’armée pour arriver.
Mais ce général avait commis une grande faute. Au lieu de raser le village d’Aboukir, comme le général en chef le lui avait ordonné, et d’augmenter les fortifications du fort en y construisant un glacis, un chemin couvert et une bonne demi-lune en maçonnerie, le général Marmont avait pris sur lui de conserver ce village, qui avait de bonnes maisons et qui lui parut nécessaire pour servir de cantonnement aux troupes, et il avait fait établir par le colonel Crétin une redoute de cinquante toises de côté, en avant du village, à peu près à quatre cents toises du fort. Cette redoute lui parut protéger suffisamment le fort et le village. Le peu de largeur de l’isthme, qui n’avait pas plus de quatre cents toises, lui faisait croire qu’il était impossible de passer et d’entrer dans le village sans s’emparer de la redoute. Ces dispositions étaient vicieuses, puisque c’était faire dépendre la sûreté du fort important d’Aboukir, qui avait une escarpe et une contrescarpe de fortification permanente, d’un ouvrage de campagne qui n’était pas flanqué et n’était pas même palissadé.
Seïd-Mustapha envoya ses embarcations dans le lac Madieh, s’empara de la trame qui servait à la communication d’Alexandrie à Rosette, et opéra son débarquement sur le bord de ce lac.
Le 14, les chaloupes canonnières anglaises et turques entrèrent dans le lac et canonnèrent la redoute. Plusieurs pièces de campagne, que débarquèrent les Turcs, furent disposées pour contre-battre les quatre pièces qui défendaient cet ouvrage, et lorsqu’il fut jugé suffisamment battu, les Turcs le cernèrent, le kandjar au poing, montèrent à l’assaut, s’en emparèrent, et firent prisonneirs ou tuèrent les 300 Français que le commandant du fort d’Aboukir y avait placés ; lui-même y fut tué. Ils prirent alors possession du village. Il ne restait plus dans le fort que 100 hommes et un mauvais officier, qui, intimidé par les immenses forces qui l’environnaient et par la prise de la redoute, eut la lâcheté de rendre le fort, événement malheureux qui déconcerta tous les calculs.
Le premier rendez-vous de l’armée avait été indiqué à Ramanieh, sur la rive gauche du Nil.
L’avant-garde du général Murat, formée de la cavalerie, des grenadiers et de l’infanterie qui avaient marché sur Gizeh, une partie de la division de Lannes, et de celle de Rampon, qui avaient eu ordre de passer le Nil. La colonne mobile que le général Menou avait portée sur les lacs Natron, le parc d’artillerie et le quartier général, se trouvèrent réunis à Ramanieh, du 20 au 21 juillet.
La Haute-Égypte était toujours occupée par le général Desaix, qui devait faire suivre Mourad-Bey, approvisionner les forts de Kéneh et de Kosseïr, et envoyer dans la Basse-Egypte la moitié de sa cavalerie : il avait ordre en outre de se concerter avec le général Dugua, commandant du Caire, et avec le général Reynier, qui commandait sur la frontière de Syrie.
Les garnisons d’El-Arych, de Katieh, et de quelques autres points moins importants, devaient en cas de force supérieure, se renfermer dans les forts, et les généraux, avec le reste de leurs troupes, devaient se concentrer au Caire.
Le général Kléber eut ordre de marcher sur Rosette, avec une partie de sa division, et comme on supposait que l’armée de débarquement se porterait sur cette place ou sur Alexandrie, le général Menou avait reçu quelques renforts.
Les Turcs occupèrent la presqu’île, travaillèrent à des retranchements, et après la reddition du fort d’Aboukir débarquèrent leur artillerie. Quand Bonaparte les reconnut, ils avaient coupé les pontons établis pour la communication avec Rosette, entre le lac Madieh et la rade d’Aboukir. Leur nombre, qui croissait de jour en jour, était évalué à environ 18 000 hommes ; quelques Arabes s’étaient déjà réunis à eux, mais ils paraissaient attendre de plus grands renforts, et la réunion concertée avec Mourad-Bey, pour former l’investissement d’Alexandrie.
Le général en chef, afin d’être à portée de suivre les mouvements de Seïd-Mustapha et d’intercepter les secours des Arabes et des Mamelucks, prit position le 23 juillet au village de Birket, à la hauteur du lac Madien. Le lendemain, voyant que les Turcs resserrés dans la presqu’île ne songeaient qu’à s’y fortifier, il se décida à les attaquer.
L’armée quitta Birket et se rassembla aux Puits, entre Alexandrie et Aboukir, et le quartier général français fut établi à Alexandrie, que Marmont avait mis dans un état de défense respectable.
Kleber, parti de Damiette, et suivant le mouvement de l’armée, se trouvait déjà à Fouab, avec une partie de sa division ; Menou s’avançait sur la barre, entre Rosette et Aboukir, au passage du lac Madieh, afin de canonner les petites embarcations que les Turcs avaient fait passer dans le lac, et de leur donner de l’inquiétude sur leur gauche.
Seïd Mustapha avait fermé la presqu’île par deux lignes de troupes et de retranchements encore imparfaits. La première ligne avait été portée à une demi-lieue en avant du fort, la droite touchant à la mer, et s’appuyant à un mamelon de sable, retranché et occupé par environ 1 000 hommes. Un village, espèce de faubourg d’Aboukir à trois cents toises en arrière de ce mamelon, était défendu par un corps de 1 200 hommes et par huit pièces de canon. La gauche de la première ligne était détachée et isolée à six cents toises en avant du centre.
Quelques chaloupes canonnières mouillées dans le lac Madieb et rapprochées du rivage, flanquaient par leur feu l’intervalle entre la première et la seconde ligne. Celle-ci, beaucoup plus avantageusement postée que la première, se trouvait à trois cents toises en arrière du faubourg. Le centre occupait la redoute, enlevée aux Français au moment du débarquement, et qui depuis avait été liée à la mer, sur un espace d’environ cent cinquante toises, par un retranchement, derrière lequel était l’aile droite. L’aile gauche occupait des mamelons retranchés et la plage intérieure flanquée par les chaloupes canonnières mouillées dans la rade d’Aboukir, 8 000 hommes et douze pièces de canon défendaient cette seconde ligne, qui n’était qu’à cent toises en avant du village et du fort d’Aboukir, occupés par 1 500 hommes. L’escadre anglo-turque était mouillée à une lieue et demie au large dans la rade.
Les Français avaient aussi reçu des renforts. Murat, avait rallié à son avant-garde la colonne du général Destaing. Les 400 cavaliers détachés de la division de Gais, dans la Haute-Egypte, avaient rejoint l’armée à la position des Puits.
Au point du jour, le 25 juillet, l’armée française, qui n’était qu’à deux heures de marche des premiers postes turcs, se mit en mouvement sur deux colonnes, précédées par une forte avant-garde aux ordres de Murat. La division Lannes formait l’aile droite, la division Lanusse l’aile gauche. La division Kleber n’était point encore arrivée, elle était destinée à former la réserve ; un escadron couvrait le parc d’artillerie ; le général Davoust avec deux escadrons et 100 dromadaires, observait les Arabes sur les derrières, et assurait la communication avec Alexandrie.
Dès qu’on fut en présence, Bonaparte lança ses colonnes d’attaque. Tandis que le général Destaing enlevait à la baïonnette le mamelon retranché où s’appuyait la droite des Turcs, la division Lannes se portait sur la gauche de leur première ligne, et Murat faisant couper, par des escadrons détachés, la retraite des deux ailes attaquées, marchait droit au centre avec le reste de sa cavalerie.
Cette manœuvre brillante eut un succès complet, la première ligne dépostée et enveloppée fut promptement culbutée. 2 000 Turcs environ y furent tués ou noyés. Une partie seulement de la droite se replia sur le faubourg d’Aboukir qui fut attaqué et emporté. Les Turcs furent poursuivis jusqu’à leur seconde position, moins étendue et plus forte que la première.
La redoute centrale qui flanquait à la fois les retranchements de la droite et le boyau commencé vers la gauche, formait la tête de cette position. Le Pacha s’était préparé à la défendre avec obstination. Il lui restait encore 10 à 12 000 hommes de troupes fraîches.
Le général en chef, voyant que les principales forces de l’ennemi composées d’infanterie étaient au centre, et sachant combien les fantassins turcs redoutent la cavalerie, conçut son projet d’attaque en conséquence, et fit ses dispositions d’après la nature du terrain. Sa cavalerie passa à la droite afin d’assaillir et d’enfoncer la gauche des Turcs le long de la plage ; l’infanterie dirigea ses efforts sur les retranchements de la droite ennemie, entre la redoute et la mer.
Bonaparte avait, eu outre, préparé une réserve pour attaquer la redoute de front, au moment au les attaques par les ailes auraient réussi.
Après avoir fait vivement canonner cette redoute et les retranchements qui la liaient à la mer, il fit commencer l’attaque. Le général Fugières, à la tête de la 18e demi-brigade marcha en colonne le long du rivage. Les Turcs voyant les Français s’approcher de leurs retranchements en sortirent eux-mêmes et attaquèrent la colonne. On se mêla, on combattit corps à corps, ils furent repoussés, les Français les suivirent, et se précipitèrent sur les retranchements. Mais arrêtés par le feu plongeant de la redoute, qui les prenait en flanc, leurs efforts réitérés furent inutiles. Le général Fugières, toujours placé à la tête des troupes, eut un bras emporté, et la colonne se vit forcée de revenir sur le faubourg.
Dans le même temps, la cavalerie de Murat, arrivée à la hauteur de la redoute, avait effectué plusieurs charges impétueuses, et fait plier les troupes qui se trouvaient devant elle. Mais il lui fut également impossible de pousser plus avant, et de se soutenir entre le feu meurtrier de la redoute et celui des chaloupes canonnières embossées près du rivage. La lutte dura longtemps sans désavantage pour les Turcs.
Les généraux, les officiers et les soldats faisaient inutilement des prodiges de valeur. Le chef de brigade Duvivier fut tué ; l’adjudant général Roue, et Bessières, chef de brigade des guides, renouvelèrent les charges. L’adjudant général Leturc ayant proposé au général en chef de les soutenir avec un renfort d’infanterie, rejoignit la cavalerie, eut son cheval tué sous lui, se mit à la tête de l’infanterie, et donnant l’exemple aux grenadiers, s’élança le premier dans les retranchements où il trouva une mort glorieuse.
Enfin, pour décider l’affaire, le général en chef fit marcher droit à la redoute le général Lannes, avec deux bataillons des 22e et 69e demi-brigades. Lannes saisit le moment, où excités par la chaleur du combat, les Turcs se hasardaient hors de leurs retranchements ; il attaqua la redoute par la face gauche et par la gorge ; les soldats des deux bataillons sautèrent dans le fossé, gravirent le parapet, et emportèrent la redoute. Le Pacha tenta de vains efforts pour rallier ses troupes ; elles furent forcées sur tous les points.
De son côté, Murat profita de ce moment critique pour effectuer une nouvelle charge. Il traversa les positions des Turcs, prit leur camp à revers, et poussant jusque sur les fossés du fort, acheva de mettre le désordre dans les rangs ennemis. La fuite devint alors générale. Les Turcs se précipitèrent pèle-mêle dans la mer ; mais la plupart des fuyards ne purent pas atteindre les embarcations, et les vaincus de ce corps d’armée (si l’on en excepte la garnison du fort d’Aboukir, et 200 hommes qui furent enveloppés et pris avec Seïd-Mustapha-Pacha), périrent en entier dans les flots.
La victoire coûta cher aux Français. Outre les officiers que nous avons cités, ils eurent un grand nombre de morts et de blessés. Parmi ces derniers, se trouvaient le chef de brigade du génie, Crétin, l’aide de camp du général Bonaparte, Guibert, qui moururent de leurs blessures, et le général Murat.
En pénétrant dans le camp turc, ce général était parvenu jusqu’à la tente de Seïd-Mustapha-Pacha. Le séraskier de Romélie combattait encore vaillamment à la tête de 200 janissaires, tristes et derniers débris de sa formidable armée. Voyant Murat accourir vers lui, il s’avança lui-même rapidement à sa rencontre, et à l’instant où ce général le sommait de se rendre prisonnier, lui tira un coup de pistolet dont la balle l’atteignit au-dessous de la mâchoire inférieure, mais ne le blessa que légèrement. Murat, d’un coup de sabre, lui abattit deux doigts de la main droite, et le faisant saisir par deux soldats, l’envoya au quartier général. Les janissaires mirent bas les armes.
La division Kléber ne put arriver sur le terrain que trois heures après la défaite de l’armée turque. En rejoignant Bonaparte sur le champ de bataille, Kléber, transporté d’enthousiasme, se jeta dans ses bras en s’écriant : « Permettez, général, que je vous embrasse ! Vous êtes grand comme le monde ».
Cette victoire, où 12 000 Turcs périrent dans les flots ou dans leurs retranchements, causa d’autant plus de joie à l’armée française, qu’elle lavait l’humiliation que le désastre de la flotte avait attaché au nom d’Aboukir.
Après la bataille, le général en chef revint à Alexandrie, et laissa au général Lannes le soin de réduire le fort d’Aboukir. Celui-ci fit, dans la nuit, établir des batteries de bombardement, et, le lendemain, somma la garnison de se rendre. Mais les Turcs avaient reçu quelques secours de l’escadre, et refusèrent. Leur amiral avait embossé des deux côtés du fort une flottille de canonnières et une frégate, dont le feu était meurtrier pour les assiégeants. L’artillerie française contraignit ces bâtiments à gagner le large. Les Turcs tentèrent une sortie qui fut vigoureusement repoussée, mais Lannes y fut blessé et forcé de remettre la conduite du siège au général Menou.
Les travaux se poussaient avec activité ; bientôt la garnison manqua d’eau et de vivres, elle résolut de faire une nouvelle tentative pour s’en procurer. Des bâtiments légers s’approchèrent de la côte, le 30 juillet, pour débarquer de l’artillerie et des munitions. En même temps, la garnison effectua une sortie générale, et parvint à se loger dans les maisons voisines du fort. Mais Davoust, qui commandait la tranchée, les attaqua avec cinq bataillons, en culbuta une partie dans la mer, rejeta le reste dans la place et s’empara de l’artillerie que les chaloupes avaient mise à terre.
Cet effort fut le dernier : les batteries françaises jouèrent avec tant de succès, que le fort s’écroula de toutes parts. L’assaut allait être donné. Les Turcs réduits à 2 000 hommes, en proie à toutes les horreurs de la faim et de la soif, n’auraient pas eu la force d’y résister.
Le 2 août, le fils du pacha qui les commandait se rendit à discrétion. L’escadre turque, témoin de ce dernier revers, leva l’ancre trois jours après, et fit voile pour la Syrie, afin de rejoindre le Grand-Visir.