Le sacrifice du Vengeur
Le combat d’Ouessant
ou la bataille du 13 Prairial An II
D’après « Histoire de la marine française » – Victor Frond – 1868
« Les canonniers de la flotte de Brest, dit l’amiral Jurien de La Gravière, avaient été envoyés à l’armée du Rhin et dans la Vendée. Ils emportaient avec eux la principale force de nos armées. Ce fut pourtant cette flotte sans officiers, sans canonniers et presque sans matelots qui faillit remporter, le 1er juin 1794, à 1a hauteur d’Ouessant, une grande victoire navale sur la flotte de lord Howe. Jamais action navale ne fut plus chaudement disputée. L’enthousiasme républicain, la confiance qu’avaient créée quatre années de guerres généralement heureuses, de 1778 à 1782, la mollesse ou l’inexpérience de beaucoup de capitaines anglais auraient pu en ce jour, telle est l’opinion des meilleurs juges, faire pencher la balance de notre côté. Un sort fatal en décida autrement, et le combat du 13 prairial ne fut que le premier de nos désastres. L’arsenal de Toulon, livré à la merci des Anglais, fut un événement moins funeste. Dans la guerre, les pertes matérielles sont peu de chose ; c’est l’effet moral d’un échec qui lui donne son importance ».
Le combat du 13 prairial fut livré dans les circonstances que nous allons rappeler. Un convoi de blés d’Amérique était attendu. Le contre-amiral Van Stabel le ramenait, avec deux vaisseaux, au travers de l’Océan et devait attendre aux Açores qu’on allât à sa rencontre.
Une division de la flotte de Brest était partie déjà sous le contre-amiral Nielly pour le rallier. Le 17 mai, Jean-Bon Saint-André fit sortir le reste de la flotte.
Voici de quels vaisseaux elle était composée au moment où elle dut combattre (on indique entre parenthèses le grade ou la situation de chacun des capitaines lors de la réorganisation de la marine) :
- Avant-garde :
- la Convention, de soixante-quatorze, capitaine Allary (lieutenant de vaisseau en 1791)
- le Gasparin, de soixante-quatorze, capitaine Tardy (capitaine au long cours)
- l’America, de soixante-quatorze, capitaine Lhéritier (ancien officier auxiliaire, puis lieutenant de frégate en pied, lieutenant de vaisseau pour une campagne, cassé en 1784 pour avoir causé l’incendie du Serapis à Madagascar)
- le Téméraire, de soixante-quatorze, capitaine Morel (matelot de l’État)
- le Terrible, de cent dix, monté par le contre-amiral Bouvet (lieutenant de vaisseau) et ayant pour capitaine de pavillon Julien Leray (aide-pilote et officier du commerce)
- l’Impétueux, de soixante-quatorze, capitaine Douville (officier du commerce)
- le Mathias, de soixante-quatorze, capitaine Larréguy (officier du commerce)
- l’Ecole, de soixante-quatorze, capitaine Bertrand Keranguen (sous-lieutenant de vaisseau)
- le Tourville, de soixante-quatorze, capitaine Langlois (maître d’équipage entretenu).
- Corps De Bataille :
- le Trajan, de soixante-quatorze, capitaine Dumoutier (capitaine du commerce)
- le Tyrannicide, capitaine d’Ordelin (lieutenant de vaisseau)
- le Juste, de quatre-vingts, capitaine Bouvet (sous-lieutenant)
- la Montagne, de cent vingt canons, monté par le contre amiral Villaret-Joyeuse (lieutenant de vaisseau), capitaine de pavillon Bazire (sous-lieutenant)
- le Jacobin, de quatre-vingts, capitaine Gassin (fugitif de la Topaze, à Toulon)
- l’Achille, de soixante-quatorze, capitaine Villegris (sous-lieutenant)
- le Northumberland, de soixante-quatorze, capitaine Etienne (sous-lieutenant)
- le Vengeur du Peuple, de soixante-quatorze, capitaine Renaudin (sous-lieutenant)
- le Patriote, capitaine Lucadou (officier du commerce).
- Arrière-garde :
- l’Entreprenant, de soixante-quatorze, capitaine LeFrancq (sous-lieutenant)
- le Neptune, de soixante-quatorze, capitaine Tiphaigne (sous-lieutenant)
- le Jemmapes, de quatre-vingts, capitaine Desmartis (officier du commerce)
- le Trente-et-un-Mai, de soixante-quatorze, capitaine Ganteaume (sous-lieutenant)
- le Républicain, de cent dix-huit canons, monté par le contre-amiral Nielly (sous-lieutenant), capitaine Longer (sous-lieutenant)
- le Sans-Pareil, de quatre-vingts, capitaine Conrad (sous-lieutenant)
- le Scipion, de quatre-vingts, capitaine Huguet (officier du commerce)
- le Pelletier, capitaine Berrade (capitaine au long cours).
L’avant-garde disposait, en outre, de la frégate la Précieuse et de la corvette la Naïade ; le centre, des frégates la Proserpine et la Tamise, et de la corvette le Papillon ; l’arrière-garde, des frégates la Galatée et la Gentille.
Au lieu d’aller droit aux Açores, la flotte croisa au large et enleva quelques prises, puis se mit à la recherche de Nielly dont on n’avait pas de nouvelles.
Le 9 prairial (28 mai), elle aperçut la flotte anglaise de l’amiral Howe, qui commandait vingt-sept vaisseaux. Villaret n’en avait alors que vingt-trois, y compris le Patriote qui était un vaisseau de Nielly, séparé de sa division et rallié à l’amiral. Les instructions données ordonnaient d’éviter le combat, mais Jean-Bon Saint-André prit sur lui d’engager la lutte. On avait l’avantage du vent et on s’y tint, au plus près.
Un vaisseau de l’avant-garde, le Révolutionnaire, gravement maltraité, avait été déjà obligé de se faire remorquer sur Rochefort par une frégate. Il ne put donc figurer à l’action définitive.
Le 10, Villaret fit serrer la tête et attaqua l’avant-garde ennemie. Howe voulut virer pour filer sur l’arrière-garde française ; mais notre ligne lui résista partout. A la fin cependant, deux de nos vaisseaux cèdent au vent et sont enveloppés. Villaret vire à son tour avec habileté, laisse arriver sur l’ennemi, dégage ses bâtiments et le soir reste maître de la mer.
Pendant deux jours, la brume empêcha les deux flottes de se reprendre ; elles s’observèrent comme elles purent.
Le 13 (1er juin), le soleil ayant reparu, le vent au Sud, Howe prit l’offensive. Nous marchions bâbord amures, c’est-à-dire la voilure tendue à gauche des vaisseaux. Mais le matelot, c’est-à-dire le vaisseau d’arrière de l’amiral, ayant perdu son poste par une fausse manœuvre, la ligne française fut coupée par Howe, et Villaret-Joyeuse se vit obligé de repousser jusqu’à six navires de la flotte anglaise. Après d’énergiques efforts il se dégage et rallie une partie de ses forces, et puis marche au secours de son arrière-garde.
Peut-être va-t-il réparer l’échec subi par les vaisseaux de la République ; mais, dans le désordre qui a suivi la coupure de la ligne, Jean-Bon Saint-André, commissaire de la Convention, lui donne l’ordre de cesser le feu et de battre en retraite.
On abandonnait six vaisseaux, non compris ce glorieux Vengeur, commandé par le capitaine Renaudin, qui refusa de se rendre, combattit jusqu’à ce qu’il coulât et dont l’équipage en grande partie s’abîma dans les flots au cri de : « Vive la République ! ».
Les six autres bâtiments étaient démâtés et n’avaient pu manœuvrer : c’étaient l’Impétueux, le Juste, l’America, le Northumberland, l’Achille, le Sans-Pareil.
Cette journée du 1er juin 1794 coûta sans doute bien cher à la marine française. Mais la mission de l’amiral s’était accomplie, le convoi était sauvé et les précieuses farines de l’Amérique allaient calmer l’angoisse de la famine qui désolait les grandes villes de France.
Dans la journée du 29 mai, Villaret-Joyeuse eut à se louer de la vigueur des vaisseaux le Montagnard et la Montagne, et surtout de l’intrépidité des capitaines Dordelin et La Mesle, commandant les vaisseaux l’Indomptable et le Tyrannicide qui, bien que désemparés et enveloppés par l’ennemi, résistèrent jusqu’à ce qu’on pût les dégager.
Dans celle du 1er juin, il se crut d’abord sûr de la victoire, en voyant avec quelle rapidité et quelle fermeté sa flotte avait pris l’ordre de bataille ; mais depuis qu’il avait fallu quitter les rangs pour dégager le Tyrannicide et l’Indomptable, c’est-à-dire depuis trois jours, l’ennemi avait pris l’avantage du vent. La Montagne, vaisseau amiral, se signala par son courage obstiné. Le Terrible sous Bouvet mérita aussi de porter un nom si difficile à soutenir. Sans la faiblesse de l’avant-garde, l’avantage même du vent n’eût pas suffi pour que Howe triomphât des vingt-six vaisseaux de Villaret-Joyeuse.
Répétons-le encore : les équipages de la flotte dont Villaret-Joyeuse reçut le commandement en 1794 avaient été improvisés en un mois.
Des paysans qui n’avaient jamais navigué y étaient conduits par des chefs dont tous les grades dataient du même jour, à l’instar de ce qui se faisait dans les brigades de la levée en masse, mais avec cette différence que sur terre, le soldat français apprend son métier en courant rejoindre le drapeau, et que sur mer, ni le courage, ni l’intelligence, ni l’enthousiasme ne remplacent la science des manœuvres. Sans doute elle était belle et fière la flotte qui sortait pour aller au-devant des deux cents voiles du convoi d’Amérique. Chacun de ceux qui la montaient avait fait le sacrifice de sa vie, mais cette fierté, ce dévouement, ne pouvaient point triompher de la vieille expérience, de la force non plus des marins anglais.