L’embuscade de Ouled Djerrah, dite de Palestro
D’après un article paru dans « Historia Magazine »
Le 18 mai 1956, vingt et un soldats tombent en embuscade près de Palestro. Depuis seize mois, attentats et guets-apens font des ravages sur la terre algérienne. Mais, cette fois, la France est véritablement blessée. La tragédie la frappe dans ce qu’elle a de plus précieux : ses fils, rappelés pour une guerre qui ne veut pas encore dire son nom.
Palestro : gorges et coupe gorge. Le village surgit au bout de la vallée grandiose dans laquelle l’oued Isser s’est creusé un lit tortueux. De part et d’autre de la route, le djebel, indigo, dresse des flancs abrupts qui ne laissent pas d’inquiéter. Nous sommes à 80 km d’Alger. A une heure du XXe siècle. Et pourtant ce bled sent la mort : sa mauvaise réputation ne date pas d’aujourd’hui. En avril 1871, cinquante sept colons, dont le maire et le curé, y ont été massacrés. Depuis le début des troubles, trente-cinq Européens, déjà, ont été assassinés.
Le printemps éclate en couleurs brutales. Mais la campagne se meurt. Les ouvriers ont obéi aux consignes du F.L.N. Ils ont déserté les propriétés, multiplié les sabotages. Or les agriculteurs, en hâte, se sont repliés sur la ville.
Dans les rues, l’atmosphère est malsaine, l’animation factice. Européens et musulmans, tout en feignant de s’ignorer, s’observent à la dérobée. Sur les toits des belles maisons au style du siècle dernier, les cigognes caquettent. Ce sont bien les seules voix, car tout le monde ici est silencieux.
Palestro a peur. Le seul mois d’avril a vu sept colons tomber sous les balles des rebelles.
Châtenoy, l’un des derniers colons, a échappé à plusieurs attentats. Descendant d’une vielle famille alsacienne installée en 1871, il a assisté, impuissant, à la destruction du viaduc construit par ces ancêtres. Les orangers centenaires ont été coupés, les sarments de vigne arrachés. Jusqu’à lui, tant attaché à sa terre, qui envisage de partir, de déserter ce village maudit.
Torrès, qui gère, depuis deux ans, la ferme Garcia, à 2 km seulement de Palestro, a bien essayé de poursuivre son travail, un fusil à la main. Il était si fier de ses néfliers, de ses pruniers, qui, chaque année remportaient le premier prix ! Mais un de ses employés a pris le risque de le prévenir : « Khodja a mis ta tête à prix ». Alors Torrès, la mort dans l’âme, a dû abandonner ses arbres pour essayer de rester en vie.
Ali Khodja, qui déserta une caserne d’Alger, en emportant 10 MAT, 6 mousquetons et 4 000 cartouches est le meilleur lieutenant d’Ouamrane. L’ancien sergent, responsable de l’action militaire en Kabylie, l’a affecté à la zone 4 de sa wilaya, la plus difficile, tant par le relief que par le climat. Mais depuis quelques jours, Khodja, qui a réparti ses 100 hommes en quatre commandos, rêve d’un nouvel exploit. C’est lui qui, au début de l’année, a attaqué avec succès une section de tirailleurs à la côte 616. Sa connaissance du terrain, ses aptitudes militaires aussi lui ont permis d’échapper au bouclage des paras lancés à ses trousses. Il voudrait frapper de nouveau. Et de façon spectaculaire. D’autant qu’il vient de recevoir un fort contingent d’armes. Celles-là mêmes que le déserteur Maillot a livrées au F.L.N.
A 1 800 km de Palestro, des militaires tout neufs quittent Maisons-Lafitte. Ils ont touché des treillis qui sentent encore l’apprêt, des brêlages rigides, et ils retrouvent avec difficulté des habitudes oubliées. Premiers rappelés du contingent de 50 000 hommes que le général Lorillot a réclamés pour mettre en application la grande idée de Max Lejeune : substituer la pacification à la guerre par quadrillage du pays ; ils n’ont pas vingt-cinq ans…
Pour la plupart originaires de la région parisienne, ils viennent à peine d’entrer dans la vie. Et voilà qu’on les en arrache déjà pour les lancer à l’aventure. Un écusson du 9e R.I.C. sur la manche de chemise.
L’Algérie, qu’est-ce que c’est ? Une province en Afrique ! Certains y ont fait leur service militaire. Mais les casernes lépreuses de Boghari et de Blida ne leur ont pas laissé le meilleur souvenir. Les autres appréhendent ce pays qu’ils vont découvrir. Tout à leur métier, à leurs soucis de famille, ils ont vaguement entendu parler d’attentats, de rébellion, de fellaghas. Mais en quoi cela les concernent-il ? Dès les premiers rappels, certains journaux se sont efforcés de politiser le problème. Des manifestations populaires ont été organisées pour empêcher les départs. Des femmes se sont couchées sur les voies ferrées et certains jeunes gens, même, ont saccagé les locaux militaires. Néanmoins, ils ont quitté la France, sans enthousiasme, le 2 mai, car il faut bien obéir à la loi ! Les quais de la Joliette et le profil de la bonne mère à l’horizon auront été leur dernière vision du vieux pays. Deux jours plus tard, voici Alger, merveilleux amphithéâtre blanc, qui baigne dans le soleil.
La gare maritime est pavoisée. Les flonflons de la fanfare les accueillent. Des jeunes filles de bonne famille leur font la bise, les dames de la Croix-Rouge leur distribuent friandises et boissons. Et le lendemain, c’est le bled. Les Beni-Amrane, dans leur beauté sauvage, tout près de Palestro et de ses éternels dissidents.
Dans la maison forestière, abandonnée depuis deux ans, le sous-lieutenant Artur et sa section ont établis leurs quartiers. La baraque, entourée de verdure, surplombe la route qui mène au village et que les civils n’empruntent plus qu’en convoi. D’une caisse vide, Artur s’est fait un bureau. Hervé Artur a trente ans. Originaire de Casablanca, il a été rappelé sur sa demande, bien qu’il prépare son agrégation de philosophie. D’emblée, il a plu, par son dynamisme, sa gentillesse, sa bonne humeur, aux jeunes Parisiens qui ont été placés sous ses ordres.
Ce détachement a reçu mission de protéger l’axe routier Alger-Constantine, régulièrement coupé à Palestro. Mais Artur se passionne pour l’oeuvre de pacification entreprise. A la surveillance statique, il préfère le mouvement, les contacts avec les populations.
Il en oublie presque la guerre, tant ses premières expériences sont concluantes. A plusieurs reprises déjà, le sous lieutenant Artur et ses hommes se sont aventurés dans le djebel. Ils ont rendu visite aux villages des Ouled Hini et des Bou Barmane, ou les montagnards leur ont offert le Kaoua.
« Qu’il ferait bon passer des vacances ici ! » écrit le soldat Serreau à ses parents.
Pourtant, Artur a reçu des consignes de prudence. Mais il n’est pas là pour mener une guerre d’extermination. D’ailleurs, comment ses fellahs simples et hospitaliers pourraient-ils être des ennemis de la France ?
Le 17 mai, au soir, le sous-lieutenant appelle ses sergents : « Demain matin, nous partirons à l’aube pour une mission de reconnaissance au douar Amal, près de l’oued Djerrah. C’est à 7 km au nord-ouest de Palestro. Le sergent Callu gardera le poste. Inutile de prévoir les rations, nous serons de retour pour midi ».
Avant de s’allonger sur son lit Picot, Artur écrit à, ses parents. Mais la journée a été rude et le lieutenant tombe de sommeil. Il continuera le lendemain. Le sous-lieutenant Artur ne finira jamais sa lettre. C’est par la presse que sa famille connaîtra le dénouement tragique de sa dernière mission.
Le 18 mai, tandis que l’aube point derrière la masse sombre du djebel, la patrouille se glisse hors de la maison cantonnière. Le sous-lieutenant Artur est en tête. Il emmène avec lui les sergents Chorliet et Bigot, les caporaux-chefs Gallleux et Aurousseau, les caporaux Poitreau et Hecquet, les marsouins Desruet, Dufour, Caron, Dobeuf, Gougeon, Carpentier, Serreau, François, Villemaux, Chicandre, Nicolas, Daigneaux, David-Nillet, Dumas. Vingt et un hommes au total, dont quinze pères famille.
Le murmure de l’oued qui court entre les figuiers de Barbarie couvre un instant le cliquetis des armes et le bruit des pas sur le petit pont de pierre. Mais, bien vite, la piste se transforme en un raidillon qui part à l’assaut du djebel. Les soldats maintiennent entre eux un espacement d’une dizaine de mètres. Ils montent l’arme à la bretelle, en soufflant quelque peu, Dumas surtout, qui porte le F.M.
« T’es pas verni ! » lui lance Dufour en rigolant. Si, pourtant Dumas, vingt-quatre ans, mécano à Bonvillers, sera, dans quelques heures, le seul rescapé de la patrouille tragique. L’unique survivant par qui toute la presse apprendra les détails de l’embuscade.
Vers 8 heures, Artur et ses hommes atteignent le douar Amal. Les Kabyles sortent des mechtas et saluent l’officier « à la militaire ». La conversation s’engage, anodine. Les marsouins cassent la croûte, plaisantent avec ces montagnards débonnaires.
Dans la mechta du chef du village, Artur savoure un café. Vers 10 heures, la patrouille repart. Il est encore tôt et le lieutenant décide de pousser plus loin. « Aux Ouled Guergour », lance-t-il. Planqué derrière son rocher, l’assis de service, fusil de chasse entre les jambes, voit les Français s’engager sur la piste qui serpente entre les buissons touffus vers la crête où lui-même est perché …
« Nous approchions d’une ligne de rochers en surplomb du sentier, raconta Dumas, lorsque la fusillade éclata. Les rebelles n’étaient pas à 30 mètres devant nous, bien à l’abri dans la pierraille. Ils tirés au fusil de chasse et à l’arme automatique.
Le sous-lieutenant Artur et le radio sont tombés les premiers. C’était l’enfer. Je me suis jeté à terre. Le tireur au F.M. a mis en batterie, mais il a été touché aussitôt. J’ai pris l’arme et j’ai lâché quelques rafales vers ls rochers. Mais on ne voyait pas grand-chose. J’entendais les copains qui râlaient. Au tour de moi, tous étaient morts… ».
En fait, l’affaire fut réglée en une vingtaine de minutes. Encerclé, Dumas se rendit. Les fellaghas tenaient aussi Serreau, Chorliet, Aurousseau, Caron et David-Nillet.
« Mais, précisera Dumas, seuls Nillet et moi n’étions pas blessés. Nous avons vu arriver la population du douar, qui a commencé à ramasser autour de nous les armes et les équipements. Puis les fellaghas, qui étaient peut-être 35, nous entraînèrent à 300 mètres des lieux de l’embuscade. Là, ils nous ont pris tout ce que nous avions sur nous, du porte-feuille au couteau de poche. Puis nous sommes partis pour le douar. Caron ne pouvant plus suivre, les rebelles l’ont laissé sur la piste.
Après une brève halte dans une mechta où nous avons abandonné Aurousseau, Serreau et Chorliet, la marche a repris. Sous un bouquet d’arbres, les fellaghas ont procédé à un échange d’armes. Des civils leur ont apporté à manger. Ils ont partagé leur repas avec nous. Ils étaient tous en uniforme. L’un d’eux avait deux étoiles à la patte d’épaule : c’était le lieutenant.
Nous avons cheminé encore longtemps avant d’arriver à la grotte qui leur servait de cantonnement. Pendant cinq jours, les rebelles nous ont trimbalés Nillet et moi, partout ou ils allaient. Dès la première halte, ils nous avaient donné de quoi écrire à nos familles. « Dites-leur que vous êtes prisonniers et bien traités ».
Il devait, hélas ! en être autrement pour ses infortunés compagnons laissés à la garde des montagnards qui, au petit matin, les avaient si gentiment accueillis. Poussés par la haine, les fellahs s’en prirent même aux cadavres, comme nous le verrons tout à l’heure.
Cependant, à la maison forestière, Callu, qui ne voit pas revenir la patrouille à l’heure fixée, s’inquiète. Et son inquiétude gagne toute la petite troupe. A 13, heures, n’y tenant plus, Callu donne l’alerte au P.C. Son tour de permanence l’a sauvé de la tuerie. Prisonnier des consignes, il ne pourra même pas participer aux recherches.
A 18 heures, une section de marsouins parvient enfin sur les lieux de l’embuscade. Un horrible spectacle les attend. Sur les rochers couverts de sang, plane une fade odeur de mort.
Deux cadavres mutilés gisent dans les buissons. Les yeux sont crevés, les corps vidés de leurs entrailles et bourrés de cailloux. Les testicules ont été coupés et les pieds, dépouillés de leurs chaussures, sont zébrés de coups de couteau.
Dans leur fureur démentielle, les assassins ont oubliés un des leurs : un fellagha, grièvement blessé, qui, avant de mourir, va donner quelques renseignements : Khodja a monté le piège avec la complicité de la population. Depuis plusieurs jours, les emplacements de tir avaient été préparés et les barbelés tendus de part et d’autre de la piste pour empêcher les soldats de décrocher.
Il ajoute encore que la bande devait se rassembler à la dechra du douar Amal. Les marsouins s’y rendent. Sur le chemin, ils découvrent le cadavre de Caron, qui a été achevé. La dechra, bien entendu, a été abandonnée. Les mechtas sont vides. Les femmes et les enfants ont fui vers la fraction Guergour.
Mais sur les rochers qui entourent le village, sont exposés, comme un suprême defi, les corps suppliciés de quinze soldats français.
Pendant cinq jours, sept bataillons vont traquer le commando rebelle dans le quadrilatère formé par Souk-el-Haad, Bahara et la route Ménerville-Alger.
Des hélicoptères ont amené de toute urgence les paras du 13e dragons. Cinquante montagnards du douar Amal sont abattus. Mais Khodja court toujours, et tandis que 3 000 hommes sont lancés à sa poursuite, les rebelles trouvent encore les moyens de couper 10 000 pieds de vigne.
Le 23 mai au matin, la bande est enfin accrochée près de Tifrène par le 1er R.E.P. et le 20e B.C.P. Les rebelles sont repliés dans des grottes. Les légionnaires montent à l’assaut, tuent 17 fellaghas, délivrent Dumas, qui n’y croyait plus, et font 3 prisonniers, dont un déserteur.
Mais, dans le feu du combat, l’infortuné David-Nillet, compagnon de captivité du soldat Dumas, trouve la mort. On espéra – vainement – retrouver vivants Chorliet, Serreau et le caporal-chef Aurousseau, portés disparus après l’embuscade, car, à plusieurs reprises, leur présence sera signalée par les felleghas.
Finalement, l’affaire de Palestro, qui voit tomber les premiers rappelés, servira paradoxalement les intérêts du F.L.N., malgré ou peut être à cause de l’atrocité du drame. Elle donnera aux partisans de la négociation, qui ne se priveront pas de l’utiliser, un argument auprès de l’opinion sensibilisée. On ne saura désormais que l’Algérie n’est pas l’Alsace-Lorraine, et le rappel des réservistes deviendra la mesure la plus impopulaire qui ait jamais été prise.
Le sous-lieutenant Artur a été décoré de la Légion d’Honneur à titre posthume.
Le sergent Bigot, le sergent Chorliet, le caporal-chef Aurousseau, le caporal-chef Galleux, le caporal Hecquet, le caporal Poitreau, les marsouins Caron, Carpentier, Chicandre, Daigneaux, David-Nillet, Desruet, Dobœuf, Dufour, François, Gougeon, Nicolas, Serreau, Villemaux ont été décoré de la Médaille Militaire à titre posthume.
Le soldat Dumas, seul rescapé de cette embuscade, a été décoré de la Légion d’Honneur en mai 1983. Il s’est éteint en 2004.
Lechat on 18 mai 2016
Une guerre qui à une époque n’a pas été reconnue comme telle par certains gouvernements.
Honneur et Hommage à ces soldats qui ont donné leurs vies
KELLER Louis on 21 septembre 2024
Merci pour cet effroyable souvenir si diversement rapporté par des historiens prisonniers de leur idéologie, l’encre ne remplacera jamais ce sang qui a horriblement coulé à Palestro.