Insurrection républicaine à Paris
D’après « La révolution de 1848″ – Imbert de Saint-Amand
La journée du mardi 22 février, commençait tranquillement. Une pluie fine tombait. Les ateliers et les magasins s’étaient ouverts comme d’habitude. Le contre-ordre donné pendant la nuit par les autorités militaires était partout exécuté. Il n’y avait aucun déploiement de troupes. Le terrain du banquet, était à peu près vide. On n’y voyait que des ouvriers occupés à défaire les tables et à charger sur des voitures les objets apportés la veille.
Mais ce calme était trompeur, et une sourde agitation se produisit bientôt dans la ville. Vers dix heures, quelques groupes, composés surtout d’hommes en blouse, se formaient sur la place du Panthéon, puis se dirigeaient vers la place de la Madeleine, en criant : Vive la Réforme ! et en chantant la Marseillaise, le Chant du Départ et le chœur des Girondins.
Au même moment, M. Jayr, ministre des Travaux Publics, se rendait aux Tuileries, près du roi. « Eh bien, vous venez me féliciter, dit Louis-Philippe, dont le visage rayonnait ; c’est qu’en effet l’affaire tourne à merveille. Que je vous sais gré, mes chers ministres, de la manière dont elle a été conduite ! Vous savez qu’ils ont renoncé au banquet. Ils ont vu, un peu tard il est vrai, que c’était jouer gros jeu. Quand je pense que beaucoup de nos amis voulaient qu’on cédât ! Mais ceci va réconforter la majorité ».
M. Jayr trouvait cependant la situation encore grave. « En venant du château, dit-il au roi, j’ai vu un courant continu d’hommes en blouse se dirigeant par les deux quais sur la place de la Concorde ; les faubourgs envoyaient là leur avant-garde. Nous aurons, sinon une grande bataille, du moins une forte sédition. Il faut s’y tenir prêts ». « Sans doute, reprit le roi, Paris est ému ; comment ne le serait-il pas ? Mais cette émotion se calmera d’elle-même. Après le lâchepied de la nuit dernière, il est impossible que le désordre prenne des proportions sérieuses. Du reste, vous savez que les mesures sont prises ».
Une foule grossie par les curieux s’était groupée place de la Madeleine et place de la Concorde. Avec un peu d’énergie on aurait facilement dispersé les badauds, et le mal aurait été coupé tout de suite à la racine. On le laissa se développer avec une imprudence que le Gouvernement de Juillet paya cher. Ce qui n’était d’abord qu’un petit ruisseau ne devait pas tarder à devenir un fleuve impétueux.
Beaucoup de personnes, ignorant encore la résolution prise par les députés de ne pas faire le banquet, stationnaient sur les bas-côtés de la place de la Concorde et sur l’avenue des Champs-Elysées comme pour attendre le cortège. Il n’y avait encore aucun poste, aucun soldat en vue. La troupe n’arriva que lorsque le rassemblement, qui grossissait à chaque minute, se porta vers la Chambre des députés.
A onze heures et demie, une masse compacte de cinq à six mille personnes, criant : Vive la Réforme ! A bas Guizot ! s’avançaient jusque devant la façade du Palais-Bourbon. La grille était fermée.
Plusieurs perturbateurs parvinrent sous la colonnade. Quelques-uns entrèrent jusque dans la salle, mais en furent promptement expulsés. Au même moment arrivait le général Tiburce Sébastiani, commandant la 1e division militaire, avec un bataillon du 69e de ligne et un escadron du 6e dragons. Les abords de la Chambre furent nettoyés sans coup férir, et les perturbateurs se répandirent dans les Champs-Elysées, la rue Royale, la rue Saint-Honoré et la rue de Rivoli. Cependant, ces premiers troubles ne semblaient avoir rien de bien grave.
« La journée du 22 février, a écrit M. de Tocqueville, ne me parut pas d’abord de nature à donner des inquiétudes sérieuses. La foule encombrait les rues, mais elle me semblait composée de curieux et de frondeurs, plus que de séditieux. Le soldat et le bourgeois, en se rencontrant, se renvoyaient des bons mots, et j’entendais dans la foule moins de cris que de quolibets. Je sais qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Ce sont les gamins de Paris qui, d’ordinaire, engagent les insurrections, et ils le font en général allègrement, comme des écoliers qui vont en vacances ».
Les deux Chambres s’étaient réunies comme à l’ordinaire. Au début de la séance de la Chambre des pairs, le marquis de Boissy déposa une proposition ainsi conçue : « Attendu que la Chambre des pairs a été moins personnellement en jeu dans les événements qui ont préparé et amené la situation actuelle, qu’il est, par conséquent, d’autant plus convenable qu’elle prenne dans cette circonstance une initiative pouvant amener une transaction, une conciliation désirée par tous les amis sincères et éclairés du pays, j’ai l’honneur de demander à la Chambre la permission d’interpeller le cabinet sur la situation présente de la capitale ».
La haute Assemblée ne prit pas cette demande au sérieux. Elle décida qu’il n’y avait pas lieu d’entendre le marquis de Boissy. Elle s’occupa ensuite des rapports de diverses pétitions, et se sépara au bout d’une heure. La séance de la Chambre des députés dura de une heure et demie à quatre heures trois quarts. L’ordre du jour était la prorogation du privilège de la banque de Bordeaux.
« Rentré à la Chambre, a dit M. de Tocqueville, j’y trouvai une impassibilité apparente, à travers laquelle on apercevait le bouillonnement interne de mille passions contenues. C’était, depuis le matin, le seul lieu de Paris où je n’eusse point ouï parler tout haut de ce qui préoccupait en ce moment toute la France. On discutait nonchalamment sur une banque à Bordeaux ; mais il n’y avait, à vrai dire, que l’homme qui parlait à la tribune et celui qui devait lui répondre qui s’occupassent de l’affaire. M. Duchâtel me dit que tout allait bien. Il dit cela d’un air assuré et agité à la fois qui me parut suspect ».
La séance finissait, le président avait déjà quitté le fauteuil, quand M. Odilon Barrot se leva pour parler. Plusieurs voix, à gauche, ayant crié : « Le Président ! le Président ! » M. Sauzet remonta au fauteuil. M. Barrot dit alors : « Je prie M. le Président de vouloir bien annexer le dépôt que j’ai fait d’une proposition soutenue par un assez grand nombre de députés, et de vouloir bien indiquer quel jour elle sera discutée dans les bureaux ». La Chambre fixa, pour cette discussion, le jeudi 24 février, puis elle se sépara.
La proposition était signée par cinquante-deux députés, parmi lesquels trois futurs ministres de l’empereur Napoléon III : MM. Abbatucci, Baroche et Drouyn de Lhuys. Les signataires demandaient la mise en accusation des ministres, comme coupables d’avoir trahi au dehors l’honneur et les intérêts de la France, perverti, par une corruption systématique, le gouvernement représentatif, ruiné les finances de l’Etat, dépouillé les citoyens d’un droit inhérent à toute constitution libre et jeté le pays dans une perturbation profonde. M. Guizot monta au bureau, lut l’accusation, et sourit de dédain.
« Il avait beaucoup lu et beaucoup écrit l’histoire, a dit M. de Lamartine. Son éloquence recherchait les occasions retentissantes dans l’avenir. Son regard respirait le combat. Il bravait une accusation contre laquelle il était défendu dans l’enceinte par une majorité incorporée à sa personne et couvert au dehors par une monarchie et une armée ».
Cependant la journée était marquée par de nombreuses tentatives de désordre. On essaya d’élever des barricades à l’entrée de la rue Royale et jusque dans la rue de Rivoli. Des gardes municipaux firent avorter ces premières tentatives. Au dire d’un témoin occulaire, le docteur Véron, « dès que les gardes municipaux s’éloignaient de la rue de Rivoli, une bande de gamins de Paris, sous la direction de quelques chefs intelligents, enlevaient les pavés et commençaient les barricades, en arrêtant et renversant les voitures. Lorsque la garde municipale, avertie, revenait au grand galop, les mêmes gamins entouraient les officiers, les maréchaux de logis, et s’offraient à relever les voitures et à remettre en place les pavés, en un mot, à réparer le désordre qui était leur œuvre. Ce manège dura plusieurs heures ».
Il y avait beaucoup d’agitation dans le voisinage des Tuileries, rue d’Alger, rue de la Sourdière, rue Saint-Hyacinthe. La foule attroupée jetait des pierres et brisait les vitres des maisons. Le colonel Bilfeldt, commandant le palais des Tuileries, sortit avec deux compagnies. Il reçut en ce moment une pierre dans la poitrine, ce qui ne l’empêcha pas de poursuivre sa marche et de dissiper les perturbateurs.
Pendant plus de trois heures, les attroupements répandus sur la place Louis XV et aux abords des Champs-Elysées mirent à une rude épreuve la modération des troupes. On vit la garde municipale d’abord, les dragons et les chasseurs ensuite, recevoir avec calme des grêles de pierres que cette foule faisait pleuvoir, sur eux.
La troupe ne se servit pas une seule fois de ses armes. La mollesse de la répression encourageait l’émeute. Une barricade formée dans les ChampsElysées avec un omnibus et des chaises fut incendiée par les émeutiers eux-mêmes, lorsqu’ils virent l’arrivée de la cavalerie. Le mobilier du corps de garde de l’avenue de Marigny fut brisé et brûlé. Plusieurs boutiques furent pillées. Mais la lutte n’était pas encore définitivement engagée.
A l’aspect des troupes, la foule se dispersait, pour se reformer bientôt ou se porter ailleurs, mais elle n’opposait nulle part une résistance sérieuse. Les grilles du Palais-Royal furent fermées à quatre heures, celles des Tuileries à cinq. Occupée militairement par le 5e régiment d’infanterie légère, un escadron de dragons et un escadron de chasseurs, la place du Carrousel ressemblait à un bivouac.
Le duc de Nemours monta à cheval et passa dans les rangs des troupes. La nuit venait de tomber. Il n’y avait pas encore eu d’effusion de sang. Le Gouvernement, toujours optimiste, n’était pas mécontent de la journée qui venait de finir. Il se croyait maître de la situation.
Malgré la satisfaction du Gouvernement, la journée du 22 février avait été, au point de vue militaire, une mauvaise journée. On avait fatigué, ennuyé, énervé inutilement les troupes et surtout la garde municipale. On les avait fait douter de l’énergie du commandement. On avait établi entre elles et la population un dangereux contact. On avait enhardi les émeutiers et laissé s’organiser l’insurrection.
Le comte de Pontécoulant a jugé ainsi cette mollesse du pouvoir : « Le soldat français a besoin dans les douloureuses occasions où il est obligé de combattre contre ses concitoyens d’une volonté ferme et énergique qui le dirige et le soutienne. L’incertitude à ses yeux n’est que timidité, l’humanité n’est que faiblesse, et au milieu de ces temporisations fatales où il reste exposé aux insultes de la plus vile populace, il apprend à douter de ses forces, de ses chefs, et même de la bonté de la cause qu’il défend. Ce fut là la grande faute de l’autorité en février 1848 ».
Le pouvoir avait été mai inspiré en ne faisant pas, dès le début, un grand déploiement de troupes et en rejetant sur la garde municipale presque seule le poids de la répression. Les gardes municipaux étaient, de la part des émeutiers de Paris, l’objet d’une haine traditionnelle, et on ne leur savait aucun gré de la modération qu’ils témoignaient.
Comme l’a remarqué M. Garnier Pages « ces vieux soldats, assaillis, contusionnés, blessés par les projectiles populaires, attentifs à ne point faire usage de leurs armes, ne répondant aux coups de pierre que par des coups de crosse et de plats de sabre, se révoltaient des ménagements qu’ils commençaient à trouver excessifs ».
En voulant éviter toute apparence de provocation et rester dans une attitude légalement défensive, en exposant les gardes municipaux presque seuls aux premiers coups de la sédition,en ne profitant pas, dans la journée, des 31 000 hommes de troupes qu’il avait à sa disposition, en opposant à une attaque téméraire une défense tardive et incomplète, le Gouvernement avait paralysé et désorganisé la résistance.
L’agitation continua dans la soirée. Le ministre des finances donnait dans l’hôtel du ministère, alors situé rue de Rivoli, un grand dîner officiel et diplomatique. L’ambassadeur d’Angleterre, lord Normanby, était au nombre des invités. Comme on lui avait apporté à chaque heure de l’après-midi, des nouvelles de mauvais augure, et comme on entendait dans cette partie de la ville un tumulte incessant, l’ambassadeur s’attendait à apprendre que le dîner avait été ajourné, mais ne recevant pas d’avis à ce sujet, il demanda sa voiture pour se rendre à l’invitation. Arrivé à une vingtaine de mètres du ministère des finances, il vit s’approcher un officier de lanciers qui le pria d’attendre que les hommes eussent replacé les pavés, ajoutant qu’on venait de faire une tentative pour élever une barricade en face de l’hôtel.
L’ambassadeur a écrit dans son ouvrage intitulé Une année de Révolution : « Nous nous assîmes au nombre de dix-huit seulement à une table préparée pour trente-six personnes. Tant de places vides, autour d’une table de festin, auraient, en toutes circonstances, entravé la conversation. Mais, dans un tel moment, et à la table d’un ministre, il semblait plus convenable d’éviter toute allusion aux sujets qui préoccupaient le plus ». Dans les sphères officielles, on tenait à ne montrer aucune inquiétude.
Le comte d’Estourmel se rendit le soir chez le comte de Sainte-Aulaire. « On était à table, a-t-il écrit dans ses Souvenirs. Je fus surpris d’y trouver la princesse de Liéven et M. Guizot, elle effrayée, lui confiant. Il se repose dans les mesures prises ; il compte sur l’appui que la majorite donne au ministère. Dans la conversation, le fameux plan d’occupation de Paris en cas d’émeute, dont j’entends parler depuis quinze jours, revient plusieurs fois sur le tapis. Tout est prévu de longue main, nous disait M. Guizot ; chacun a son poste assigné, en ce moment les mouvements s’exécutent dans tous les quartiers, et la troupe les enveloppe comme un réseau ».
En effet, le Gouvernement, après une journée d’hésitations, s’était enfin décidé à faire occuper militairement la ville, d’après le plan élaboré autrefois par le maréchal Gérard. C’était l’opération que le conseil des ministres avait déjà résolue le matin du lundi 21 février, et que M. Duchâtel avait contremandée dans la nuit du lundi au mardi.
M. Guizot a reconnu lui-même les funestes effets de ce contre-ordre. « Roi, ministres, généraux et agents supérieurs, a-t-il écrit dans ses Mémoires, nous étions tous encore, comme dans la semaine précédente, sous l’empire de cette idée que le banquet était la grande affaire du moment, et que, puisqu’il était désorganisé et ajourné, le plus mauvais défilé était passé. Quoique nous eussions été déterminés à l’interdiction du banquet par le programme de manifestation extérieure et hostile que le parti républicain y avait joint, nous n’étions pas assez préoccupés de la gravité de ce nouveau fait et du changement qu’il avait apporté dans la situation. Loin d’avoir ralenti le mouvement en se retirant de la scène, l’opposition monarchique l’avait à la fois irrité et dégagé de toute entrave ».
Le Gouvernement voyait enfin les choses telles qu’elles étaient. Mais il avait perdu toute une journée, sans tenir compte du précepte que les hommes politiques ne devraient jamais oublier : Principiis obsta ; sero medicina paralur.
Dès qu’elle reçut les ordres, l’armée se mit en mouvement. A neuf heures du soir, chaque corps était arrivé à l’emplacement qu’il devait occuper. Si ce plan stratégique avait été exécuté le matin, au lieu de ne l’être que le soir, la monarchie de Juillet aurait été probablement sauvée.
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