Le bombardement de Paris
D’après la monographie « Paris bombardé par zeppelins, gothas et berthas » – Maurice Thiéry – 1922
En 1916, dans la nuit du 29 au 30 janvier, un zeppelin survola de nouveau Paris et fit, à Ménil-Montant soixante-quatre victimes : vingt-six tués et trente-huit blessés.
Il n’était pas tout à fait dix heures du soir, quand, sur le boulevard de Belleville, où les devantures des cafés, sur le point d’être closes, jetaient encore quelques pâles clartés, retentit l’appel claironné des pompiers. Pour les promeneurs, nombreux encore à cette heure, l’alarme était tout à fait imprévue. Cependant, depuis une demi-heure, l’autorité militaire, prévenue du passage d’un dirigeable allemand à la Ferté-Milon, avait envoyé les avions du camp retranché en reconnaissance, et l’on avait aperçu de nombreuses lumières qui, comme des étoiles filantes, striaient l’obscurité du ciel.
On doutait encore et l’on se complaisait à croire qu’il ne s’agissait que d’une alerte, lorsque tout à coup, en même temps qu’une lumière aveuglante embrasait les ténèbres, retentissait une détonation formidable. Une fumée intense envahit soudain l’horizon et creuse comme un vide sur le boulevard. Des femmes, des enfants, s’égaillent, en courant, dans toutes les directions. Puis, peu à peu, sous la fumée qui se dissipe, la chaussée réapparaît, la silhouette des arbres dénudés se dresse de nouveau vers le ciel ; l’émotion se calme.
On approche, et l’on peut se rendre compte : la première bombe a crevé la chaussée, y faisant un trou de près de dix mètres de diamètre, et, tout au fond de cet entonnoir, s’ouvre un autre trou de cinq à six mètres, de chaque côté duquel s’enfonce le tunnel éclairé du Métropolitain.
C’est au centre même de la voûte qu’est venu choir le premier projectile. Les terres ont été soulevées, rejetées comme par une armée de travailleurs, et l’axe bétonné, brisé comme verre, s’est écroulé sur la voie où deux minutes auparavant passait un train rempli de voyageurs. Des débris informes, des matériaux amoncelés d’où émergent des rails, apparaissent.
Le tonnerre de l’explosion s’est répercuté à travers le souterrain, jusque dans les galeries, semant la panique parmi les voyageurs qui attendent et qui, ne sachant rien encore, se demandent anxieusement quelle catastrophe a pu se produire sur la ligne. Mais à ces stations, des gens qui savent, eux, se sont réfugiés dans le métro pour y trouver un abri, et ceux-ci mettent les premiers au courant de ce qui s’est passé.
Pendant ce temps, sur le lieu de l’explosion, les pompiers, précédés de voitures d’ambulances, procèdent, à la lueur de torches, au déblaiement des décombres. Par miracle, le premier engin n’a pas fait de victimes. Les dégâts, bien que considérables, sont purement matériels. Les vitres, dans les immeubles d’alentours out été réduites en miettes. Un arbre, coupé en deux, comme par un coup de foudre, a été projeté sur la marquise d’un établissement voisin. Rien d’autre. Mais ce n’était que le début du raid.
Trente secondes ne s’étaient pas écoulées que, à peu de distance de là, une détonation, aussi violente que la première, ébranlait l’air. Un vieil immeuble de trois étages se trouvait traversé ; les fenêtres étaient arrachées ; des débris de toitures et d’entablements pendaient d’une façon lamentable. Cette seconde bombe causa la mort d’une femme et blessa deux personnes, tous deux grièvement atteints.
Presque aussitôt éclata le troisième engin : il atteignit un immeuble de cinq étages, dont le côté gauche était en partie effondré. Il y avait cinq blessés, pour la plupart gravement.
La liste des victimes ne devait pas, hélas, s’arrêter là. La fumée de l’engin qui venait de frapper ces hommes, ces femmes et cet enfant n’était pas encore dissipée que dans une autre petite voie toute proche, au n°6 de la rue de l’Elysée-Ménil-Montant, une quatrième détonation retentissait. La bombe s’était abattue dans une courette commune à plusieurs immeubles de trois à cinq étages.
Là, dans un des logements donnant sur cette cour, demeuraient M. François, gardien de la paix du XIe arrondissement, sa femme et sa fille, âgée d’une douzaine d’années. La famille était couchée. Le mari et la femme dans la chambre donnant sur la cour, la fillette dans une pièce un peu plus éloignée. Entendant la sonnerie du « garde-à-vous », l’agent François s’était levé. Il ouvrit sa fenêtre et scruta le ciel. A ce moment, la bombe arriva. Une formidable poussée d’air, accompagnée d’éclats de verre et d’acier, projeta le malheureux sur le sol ; c’est là qu’après un quart d’heure de recherches on le découvrit, le ventre et la poitrine ouverts, la tête ne formant plus qu’une bouillie sanguinolente.
Sa femme, atteinte à la tête et au cou de plusieurs blessures profondes, se sauve, en hurlant de douleur. La fillette seule est indemne. Affolée, elle s’enfuit et des voisins la recueillent, tandis que l’on transporte sa mère dans une voiture d’ambulance et que l’on dégage des décombres le cadavre de son père.
Au deuxième étage, sur la cour, habitait un vieillard de soixante et onze ans. Au moment où les sauveteurs arrivent, sa chambre présente un indescriptible chaos. Le malheureux locataire était couché et dormait sans doute. Le lit est complètement recouvert par son baldaquin, détaché du plafond qu’effondra la force de l’explosion. Et sous cette masse, sous les plâtras, les débris de boiserie, git l’infortuné vieillard. Au rez-de-chaussée et aux divers étages, cinq blessés, plus ou moins grièvement, et que les voitures d’ambulance emportent dans une pharmacie voisine. Comme les précédents, cet immeuble présente un aspect pitoyable.
Sur un autre côté de cette même cour, dans un immeuble de cinq étages également, d’autres logements sont atteints par le cinquième projectile et quatre personnes encore. A quelques pas de là, la force de la déflagration a jeté bas plusieurs baraques en planches, dont les débris obstruent la cour.
Dès qu’ils se sont vus découverts et menacés par les nôtres, les aviateurs allemands n’ont plus eu qu’une pensée : rebrousser chemin, fuir, le plus rapidement possible. Dans leur rage, ils lâchent, coup sur coup, au hasard, toute leur cargaison d’explosifs. C’est maintenant, dans l’espace de quelques instants, un véritable ouragan de fer, de flamme, de fumée qui s’abat, dans un rayon de cinq à six cents mètres, sur le malheureux quartier.
Les détonations se succèdent à intervalles si rapprochés que, du boulevard aux fortifications, c’est comme un effroyable grondement d’orage que coupent les éclats et les éclairs de la foudre.
Huit victimes, tel est l’horrible bilan de la sixième bombe qui détruit presque de fond en comble un pauvre immeuble d’un étage, situé dans une petite rue étroite et montante. Là, une famille dine gaiement. Le bruit de l’alerte n’est pas arrivé jusqu’à elle.
La veille, son chef, M. Auguste Petitjean, âgé de trente-huit ans, mobilisé dans un régiment du front, a quitté les tranchées pour venir en permission et embrasser les siens qu’il n’a pas vus depuis dix-huit mois. Autour de lui, sa femme, sa jeune fille Lucie, âgée de quinze ans, son fils Henri, d’une dizaine d’années, puis des voisins. On devise joyeusement. On parle de l’avenir, on esquisse des projets… M. Petitjean raconte les exploits des nôtres, là-bas, aux lignes de combat. Et, soudain, la chose terrible survient. La bombe s’est abattue sur le toit de la maisonnette, a éclaté au milieu de la petite salle à manger, semant la ruine et la mort, détruisant les choses, tuant les êtres.
Et quand les voitures de pompiers et d’ambulance, accourues en hâte, arrivent au milieu de la panique qui a chassé sur la voie publique la foule des habitants de cette rue populeuse, sept cadavres horriblemeut déchiquetés, gisent au milieu de la maison éventrée. La vie d’un seul petit être a été épargnée. C’est Henri Petitjean qu’on retire des décombres, les deux jambes brisées.
Tandis que les projecteurs continuent à fouiller vainement le ciel, où les petits phares brillants de nos avions se croisent et s’entre-croisent en tous sens, rue de Ménilmontant, une septième bombe vient choir au bord du trottoir, en face d’un petit débit de vins, situé au rez-de-chaussée d’une haute bâtisse blanche, creusant dans le sol un trou énorme et béant. Les volets de l’immeuble et ceux de la maison voisine sont arrachés de leurs gonds. Les carreaux, brisés en mille morceaux, ont été projetés dans les pièces, blessant aux mains et aux visages de nombreux locataires. Sept personnes sont plus particulièrement atteintes.
Un peu plus haut, dans la même rue, de l’autre côté, une bombe, la huitième, s’abat au fond d’une cour où se dresse un haut immeuble de six étages. La maison, du faite à la base, s’est trouvée partagée en deux, dans un écroulement chaotique de matériaux et de pierres. Les pièces, béantes, détruites, s’ouvrent dans le vide, où des meubles déchiquetés gisent, où des linges s’effilochent.
Et quand les pompiers, à la lueur de leurs torches, vont fouiller au milieu de ces ruines lamentables, ils retrouvent huit victimes. Quelques heures plus tard, vers huit heures du matin, on allait retrouver, évanouie mais vivante, sous ces mêmes décombres, une dame, âgée de soixante-trois ans. Par un miraculeux hasard, elle ne portait aucune blessure.
La neuvième et la dixième bombe n’ont, par bonheur causé que des dégâts matériels. Un atelier détruit… des devantures enfoncées… des murs jetés bas… un arbre déraciné…
Mais à quelque distance de là, un autre engin cause d’effroyables dégâts et détruit de fond en comble un petit immeuble où se trouvent logés un sous-brigadier de gardien de la paix, M. Bidault et sa famille. La belle-mère de M. Bidault, a été tuée sur le coup. Quelques instants après la chute du projectile, les pompiers et les voisins s’étaient empressés, et comme la fumée commençait à se dissiper, ils perçurent au milieu des murs écroulés, des meubles fracassés, une voix qui appelait : Par ici ! par ici ! C’était M. Bidault qui, enseveli jusqu’à la poitrine, s’efforçait de diriger les sauveteurs. On l’entendit encore crier : Sauvez ma femme d’abord.
Madame Bidault venait d’être relevée, seulement blessée aux jambes et à la poitrine, dans un terrain voisin où la force de l’explosion l’avait projetée. On entreprit de dégager le sous-brigadier de gardiens de la paix. Mais il était trop tard : l’opération du sauvetage n’était pas terminée, que déjà il avait rendu le dernier soupir. Il portait à la tête une blessure affreuse.
La série lugubre n’était pas close encore. Rue Haxo, l’avant-dernière bombe, détruisant totalement un immeuble d’un étage, ensevelissait un homme et sa femme, et retrouvés broyés sous les décombres ; une autre femme, au premier étage, n’était heureusement que blessée.
Enfin, passage des Tourelles, tout à côté d’un dispensaire antituberculeux, dans un autre immeuble d’un étage, qui ne présentait plus qu’un amas de moellons, de planchers, de gouttières et de tuyaux tordus, on découvrit encore le cadavre d’un enfant de huit ans, dont le père n’avait reçu que des blessures, et la dépouille mortelle d’une femme, âgée de cinquante-huit ans.
Plusieurs autres bombes furent encore lancées, ainsi que des fusées. L’une de ces dernières mit le feu dans une commune de la banlieue, à une chambre de bonne ; mais l’incendie put être rapidement éteint. Dans la même localité, on découvrit une bombe non éclatée, qui ainsi que deux autres ramassées à Paris et non explosées également furent portées au laboratoire municipal et désamorcées. L’une de ces bombes était d’un poids double de celle qui fut jetée à Courbevoie dix mois auparavant par un zeppelin. Les deux autres présentaient les mêmes dimensions que cette dernière.
Aussitôt qu’il apprit que des bombes avaient été jetées sur Paris par un dirigeable allemand, le président de la République voulut aller lui-même se rendre compte des dégâts et apporter l’expression de sa sympathie aux victimes ou à leurs familles.
En arrivant dans le quartier atteint par les projectiles, il y trouva le ministre de l’intérieur, le préfet de police, le général Clergerie, le général Galopin, qui déjà, s’empressaient. Un grand nombre de conseillers municipaux, de députés et d’autres personnages officiels étaient également présents. Un cortège se forma qui parcourut chacune des rues où les projectiles étaient tombés, assistant au sauvetage des blessés qu’on retirait des décombres et prodiguant quelque réconfort à la population éprouvée.
Dans le quartier atteint par les projectiles, se trouvait une oeuvre d’hospitalisation de nuit qui hébergeait des vieillards et des femmes. Quatorze personnes chassées de leurs logements à la suite des explosions y furent conduites à deux heures du matin. Ces braves gens surpris dans leur sommeil par la détonation et le fracas des murs qui s’écroulaient, s’étaient sauvés dans la rue, à peine vêtus. Tous ces hospitalisés furent immédiatement réconfortés, mais on ne put obtenir d’eux aucun souvenir précis sur la catastrophe : le bruit de l’explosion les avait abasourdis. Ils se trouvèrent dans la rue sans savoir comment ils s’y étaient rendus.
A une heure du matin, le gouvernement militaire de Paris faisait annoncer que l’alerte était terminée.
Pendant dix mois qu’il n’entendit point les rumeurs de la guerre, Paris pouvait être tenté non point certes de l’oublier, mais de se souvenir un peu moins souvent qu’il n’était pas même à cent kilomètres du front de bataille. Le zeppelin le lui rappela de la façon la plus brutale.
L’on s’est demandé comment il avait pu se faire qu’un zeppelin soit venu sur Paris sans être arrêté à temps par la garde vigilante que montaient nos avions dans l’enceinte du camp retranché. Comment a t-il pu jeter des bombes sur la capitale ? Comment surtout s’est-il enfui sans qu’un combat aérien ait été livré et l’ait abattu à l’intérieur de nos lignes ?
C’est à 9 heures 21 du soir, exactement, que l’alerte fut donnée au Bourget par un coup de téléphone de nos postes avancés qui signalaient l’apparition d’un zeppelin à la Ferté-Milon, naviguant dans la direction de Paris. Tous les aviateurs de service étaient à leur poste. En l’espace de quelques minutes les appareils étaient prêts à prendre leur vol, et, un à un, s’élevaient dans la nuit profonde.
Malheureusement une brume épaisse, constituée par d’opaques nuages à sept ou huit cents mètres d’altitude, empêchait d’une manière absolue les faisceaux de nos projecteurs de percer les ténèbres. Avec de pareilles conditions atmosphériques, l’appareil ennemi pouvait espérer échapper à tous les regards. Ces circonstances expliquent que très peu d’aviateurs l’aient aperçu et que l’ensemble de nos escadrilles n’ait pu opérer contre lui la rapide concentration qui leur assurait une victoire certaine. En dépit de ces conditions défavorables, il fut néanmoins vu et pourchassé de la façon la plus énergique par cinq de nos appareils.
L’enterrement des victimes du bombardement a eu lieu le 7 février 1916.