Le passage de la Bérésina
D’après « Essai d’une instruction sur le passage des rivières et la construction des ponts »
par Charles Alexander Haillot,
capitaine en premier au corps de l’artillerie, adjudant-major au bataillon de pontonniers – 1835
La division du général russe Lambert, qui faisait partie de l’armée de Moldavie, s’empara le 21 novembre 1812, du pont de Borisow et de cette ville, située sur la rive gauche de la Bérésina.
Le 23, le deuxième corps, commandé par le maréchal duc de Reggio (Oudinot), attaqua et battit cette division qui repassa sur la rive droite de la Bérésina, et coupa en se retirant le pont de Borisow.
Le 25, le général comte Eblé, commandant les équipages de ponts de l’armée française, et le général comte Chasseloup, commandant du génie, chargés de se concerter ensemble pour construire des ponts sur la Bérésina, arrivèrent vers cinq heures du matin à Borisow.
Le général comte Eblé avait avec lui sept compagnies de pontonniers, fortes d’environ 400 hommes, en bon ordre, et ayant tous conservé leurs fusils.
Le matériel consistait en :
- Six caissons renfermant des outils d’ouvriers en bois et en fer, des clameaux, des clous, des haches, des pioches et du fer
- Deux forges de campagne
- Deux voitures chargées de charbon.
Ce matériel, indispensable pour une opération dont dépendait le salut de l’armée, avait été amené entièrement par les soins du général Eblé, qui avait eu aussi la précaution de faire prendre à Smolensk, à chaque pontonnier, un outil, quinze à vingt grands clous et quelques clameaux, que tous déposèrent fidèlement au lieu choisi pour faire les préparatifs du passage.
Le général Chasseloup avait sous ses ordres plusieurs compagnies de sapeurs, et les restes du bataillon du Danube (ouvriers de la marine).
On laissa deux compagnies de pontonniers et une ou deux compagnies de sapeurs à Borisow, pour y attendre de nouveaux ordres, et pour faire auprès du pont rompu et au-dessous des démonstrations de passage. Le reste de la troupe partit vers midi, avec les caissons d’outils et les forges, pour se rendre au village de Wesselowo où le passage avait été résolu. Ce village est situé à quatre lieues environ, au-dessus de Borisow. On y arriva entre quatre et cinq heures du soir.
Le roi de Naples, le duc de Reggio, le général Eblé, le général Chasseloup, s’étaient aussi rendus sur ce point. Il fut convenu que l’on construirait trois ponts, dont deux seraient exécutés par l’artillerie et un par le génie.
Le deuxième corps occupait Wesselowo depuis deux jours. On avait construit près de ce village une vingtaine de chevalets avec des bois beaucoup trop faibles ; ces préparatifs sur lesquels on avait compté, ne furent d’aucune utilité.
Napoléon, qui n’avait pu être informé de ce contre-temps, ordonna de jeter un pont à dix heures du soir, mais il y avait impossibilité absolue de mettre cet ordre à exécution.
A cinq heures du soir, rien n’était donc encore commencé et il n’y avait pas un moment à perdre. On se mit à l’ouvrage : on abattit des maisons, on en rassembla les bois, les uns pour servir à la construction des chevalets, les autres pour tenir lieu de poutrelles et de madriers. On forgea des clous, des clameaux ou crampons, enfin on travailla sans relâche et avec une grande activité pendant toute la nuit.
Afin de suppléer aux bateaux ou nacelles dont on manquait, on construisit trois petits radeaux. Mais les bois qu’on fut forcé d’y employer, à défaut d’autres, étaient de dimensions si faibles, que chaque radeau ne pouvait porter au plus que dix hommes.
Le 26 novembre, à huit heures du matin, Napoléon donna l’ordre de jeter les ponts. On en commenca aussitôt deux, éloignés l’un de l’autre de cent toises. En même temps, quelques cavaliers passèrent la rivière à la nage, ayant chacun un voltigeur en croupe. L’on passa successivement trois à quatre cents hommes d’infanterie sur les radeaux.
On s’attendait à une forte résistance de la part de l’ennemi dont les feux de bivouacs avaient été très nombreux pendant la nuit. Cependant les Russes ne firent aucune disposition sérieuse pour s’opposer à la construction des ponts. Il n’y eut qu’une vive fusillade qui dura pendant trois à quatre heures. Des Cosaques se présentèrent en assez grand nombre, mais ils furent contenus par nos tirailleurs à pied et à cheval, et par le feu de l’artillerie qui était en batterie sur la rive gauche de la Bérésina.
Le général Eblé, qui n’avait pu vérifier pendant la nuit la largeur de la rivière qu’on lui avait assuré être de quarante toises, reconnut au jour, et tandis qu’on travaillait déjà à l’établissement des deux ponts, que cette largeur était de plus de cinquante toises.
Ce fut alors que le général Chasseloup, qui avait déjà déclaré le matin qu’il était dans l’impossibilité de faire construire un troisième pont par le génie, mit à la disposition du général Eblé les sapeurs, ainsi que les chevalets qu’ils avaient construits.
Le nombre des chevalets ne suffisant pas encore tant pour les deux ponts que pour remédier aux accidents, on en continua la construction pendant toute la journée.
A une heure de l’après-midi, le pont de droite fut achevé. Il était destiné pour le passage de l’infanterie et de la cavalerie seulement, parce qu’on n’avait pu employer pour couvrir que de mauvaises planches, de 4 à 5 lignes d’épaisseur.
Le deuxième corps, commandé par le maréchal duc de Reggio, passa le premier.
Napoléon, qui depuis le matin n’avait pas quitté les bords de la Bérésina, se plaça à l’entrée du pont pour voir défiler le deuxième corps dont tous les régiments étaient parfaitement en ordre et montraient beaucoup d’ardeur. On parvint, en prenant beaucoup de précautions, à faire passer sur ce pont une pièce de 8 et un obusier avec leurs caissons, ainsi que plusieurs caissons de cartouches.
Le duc de Reggio marcha droit au camp de la division russe, et la chassa de sa position formidable en un moment. Cette division, que nos dispositions apparentes de passage faites vers le pont de Borisow avaient jetée dans l’incertitude, reprit l’offensive dans la soirée. Mais elle fut repoussée, rejetée et contenue, malgré ses efforts, durant deux jours, et nous laissa maîtres de la position qui couvrait entièrement les défilés des ponts.
Le pont de gauche, destiné spécialement pour les voitures et dont on avait été obligé de suspendre pendant deux heures la construction, afin de pousser avec plus de vigueur celle du pont de droite, fut terminé à quatre heures. Aussitôt l’artillerie du deuxième corps défila sur ce pont. Elle fut suivie par l’artillerie de la garde, par le grand parc, et successivement par l’artillerie des autres corps et les diverses voitures de l’armée.
Au lieu de madriers ou fortes planches, dont on manquait entièrement, on avait employé pour le tablier de ce pont des rondins de quinze à seize pieds de longueur, sur trois à quatre pouces de diamètre. Les voitures, en passant sur ce tablier raboteux, faisaient éprouver au pont des secousses d’autant plus violentes, que toutes les recommandations étaient le plus souvent inutiles pour empêcher beaucoup de conducteurs de voitures de faire trotter leurs chevaux. Les chevalets s’enfoncaient inégalement sur un sol vaseux, d’où résultaient des ondulations et des inclinaisons qui augmentaient les secousses et faisaient écarter les pieds des chevalets.
Ces graves inconvénients, que l’on n’avait ni le temps ni le moyen de prévenir, causèrent les trois ruptures dont on va rendre compte.
A huit heures du soir, trois chevalets du pont de gauche s’écrasèrent. Ce funeste événement consterna le général Eblé, qui, sachant combien les pontonniers étaient fatigués, désespérait presque de réunir sur-le-champ le nombre d’hommes nécessaires pour travailler avec promptitude à des réparations aussi urgentes.
L’ordre s’était heureusement maintenu. Les officiers étaient établis à des bivouacs avec leurs compagnies. On ne demanda que la moitié de la troupe, mais ce ne fut pas sans peine qu’on parvint à tirer d’auprès du feu, où ils étaient endormis, les pontonniers harassés de fatigues. Des menaces eussent été infructueuses. La voix de l’honneur seule pouvait se faire entendre à ces braves, que stimulaient encore l’attachement et le respect qu’ils portaient au général Eblé. Après trois heures de travail, le pont fut réparé, et les voitures reprirent leur marche à onze heures du soir.
Le 27 novembre, à deux heures du matin, trois chevalets du même pont se rompirent dans l’endroit le plus profond de la rivière. La seconde moitié des pontonniers, que le général Eblé avait eu la sage précaution de laisser reposer, fut employée à réparer ce nouvel accident.
Tandis qu’on travaillait avec ardeur à la réparation du pont, le général comte de Lauriston arriva sur les lieux. Montrant une impatience bien naturelle, il fit sentir les vives inquiétudes de Napoléon, et semblait vouloir accuser de lenteur un travail qu’on ne pouvait cependant pousser avec plus d’activité.
Le général Eblé, pendant qu’on était occupé à déblayer le pont à l’endroit de la rupture, faisait construire sous ses yeux les chevalets dont il avait lui-même choisi les bois. Le général Lauriston se fit conduire près de lui, il y resta jusqu’à ce que les trois chevalets, dont on avait besoin, fussent achevés, et tous deux les précédant firent faire place à la foule qui devenait déjà très grande.
A six heures du matin, après quatre heures du travail le plus pénible, la communication fut enfin rétablie. A quatre heures du soir, le passage fut encore suspendu pendant deux heures, sur le pont de gauche, par la rupture de deux chevalets. Cet accident fut heureusement le dernier.
Au pont de droite, où ne passaient que des hommes et des chevaux, les chevalets ne se rompirent pas, mais l’on fut constamment occupé à réparer le tablier formé par un triple lit de vieilles planches qui avaient servi à la couverture des maisons du village, et qui, n’ayant pu être fixées solidement, se dérangeaient à chaque instant. Les pieds des chevaux les brisaient et passaient quelquefois au travers, en sorte qu’on était obligé de les remplacer souvent.
Pour parer à ces accidents, on avait couvert les tabliers du pont d’une couche de chanvre et de foin qu’il fallait fréquemment renouveler.
Cependant, malgré ce contre-temps fâcheux, le passage s’effectua avec assez de promptitude par les troupes qui avaient conservé de l’ordre et qui marchaient réunies.
Jusqu’au 27 au soir, il n’y avait pas eu d’encombrement, parce que les hommes isolés ne s’étaient encore présentés qu’en petit nombre. Mais ils arrivèrent en foule pendant la nuit du 27 au 28, amenant avec eux une grande quantité de voitures et de chevaux. Leur marche tumultueuse et confuse causa un tel encombrement, que ce n’était qu’avec des peines infinies et après avoir couru de grands dangers, que l’on pouvait arriver jusqu’aux ponts.
Le général Eblé, ainsi que beaucoup d’officiers-généraux et autres, tentèrent vainement à plusieurs reprises de rétablir l’ordre. Ils ne purent se faire écouter par ces hommes qui depuis longtemps avaient secoué le joug de toute discipline.
Les voitures arrivant aux ponts sur trente à quarante colonnes de front, il s’établissait aux culées des discussions et des rixes pendant lesquelles le passage se trouvait interrompu.
Le 28 novembre au matin, lors des attaques combinées des armées russes sur les deux rives de la Bérésina, le désordre fut porté à son comble et continua pendant toute la journée. Chacun voulant passer, nul ne voulant céder, le passage était arrêté, et il n’eut bientôt lieu qu’avec une extrême difficulté.
Les hommes, les chevaux, et les voitures de la queue de la colonne, sur lesquels, dès le commencement de la bataille, tombèrent les boulets et les obus, serrèrent sur la tête, et vinrent former près des ponts une masse de 6 à 700 toises de front, sur 160 à 200 toises de profondeur. La plaine, entre les ponts et le village de Wesselowo, était couverte d’une multitude d’hommes à pied et à cheval, ainsi que de chevaux et voitures, qui, tournés eu tous les sens, ne pouvaient presque faire aucun mouvement.
Le neuvième corps, qui soutenait la retraite, combattait depuis le matin avec une valeur admirable, mais son front ayant trop peu d’étendue fut débordé. L’ennemi parvint, à une heure après midi, à établir des batteries qui découvraient les ponts. Les boulets et les obus tombant alors au milieu d’une foule serrée d’hommes et de chevaux, y firent des ravages épouvantables.
L’action de cette masse, se portant elle-même vers la rivière, fut une source de nouveaux malheurs. Un grand nombre d’hommes furent étouffés ou écrasés sous les pieds des hommes et des chevaux, d’autres furent jetés dans la Bérésina et y périrent, quelque-uns se sauvèrent à la nage ou atteignirent les ponts sur lesquels ils montèrent en se cramponnant aux chevalets. Une grande quantité de chevaux furent poussés dans la rivière et restèrent pris dans les glaces. La plupart des conducteurs ayant abandonné leurs voitures et leurs chevaux, la confusion fut à son comble. Les corps morts, les voitures brisées, les chevaux errant sans guides et qui par instinct s’étaient pelotonnés, formèrent à l’entrée des ponts une masse presque impénétrable.
Le feu cessa de part et d’autres, à l’entrée de la nuit, vers cinq heures du soir. Mais le passage, retardé par une succession continuelle d’obstacles, ne s’effectuait plus qu’avec une lenteur désolante.
Dans cette situation, vraiment désespérante, le général Eblé fit faire un grand effort pour débarrasser les avenues du pont, et faciliter la marche du neuvième corps, qui devait se retirer pendant la nuit. 160 pontonniers furent employés à cette opération. Il fallut faire une espèce de tranchée à travers un encombrement de cadavres d’hommes, de chevaux, de voitures brisées et renversées.
On y procéda de la manière suivante :
- Les voitures abandonnées qui se trouvaient dans le chemin que l’on pratiquait, étaient conduites sur le pont par les pontonniers qui les culbutaient dans la rivière.
- Les chevaux qu’on ne pouvait contenir sur le nouveau chemin étaient chassés sur le pont, avec la précaution de n’en faire passer qu’un petit nombre à la fois pour éviter les accidents.
On pratiqua, à droite et à gauche de la grande tranchée, des ouvertures pour faciliter l’écoulement des hommes et des voitures qui étaient encore attelées. Les hommes morts furent mis de côté, mais il ne fut pas possible de détourner les cadavres des chevaux. Le nombre en était trop grand, et ils embarrassèrent beaucoup la route.
Le neuvième corps quitta sa position vers neuf heures du soir, après avoir laissé sur la rive gauche des postes et une arrière-garde pour observer l’ennemi. Il défila sur les ponts en très bon ordre, emmenant avec lui toute son artillerie.
Deux batteries, de six pièces de canon chacune, commandées par les colonels Chopin et Serrurier, passèrent encore la rivière, avec leurs caissons dans la nuit du 28 au 29.
Le 29 novembre, à une heure du matin, tout le neuvième corps, à l’exception d’une faible arrière-garde, s’était porté sur la rive droite, et personne ne passait plus sur les ponts.
Cependant, il restait encore sur la rive gauche des militaires blessés ou malades, des employés, des femmes, des enfants, des officiers-payeurs avec leurs fourgons, des vivandières, quelques soldats armés, mais fatigués, enfin une foule d’isolés avec leurs chevaux et provisions. En abandonnant chevaux et voitures, tout ce monde aurait pu facilement passer les ponts pendant la nuit. Mais dès que le feu de l’ennemi eut cessé, les bivouacs se formèrent avec une incroyable sécurité.
Le général Eblé envoya plusieurs fois annoncer, autour de ces bivouacs, que les ponts allaient être brûlés : officiers, employés, soldats, etc. furent sourds aux plus pressantes sollicitations, et attendirent sans inquiétude, près du feu ou couchés dans les voitures, qu’il fît jour pour se disposer à partir. Le maréchal Victor, qui resta pendant une grande partie de la nuit au bivouac du général Eblé, fit lui-même des efforts inutiles pour mettre en mouvement cette foule indifférente et obstinée.
A cinq heures du matin, le général Eblé fit mettre le feu à plusieurs voitures, pour décider au départ cette masse inerte. Cette mesure produisit quelques effets.
Le général Eblé avait reçu l’ordre de brûler les ponts à sept heures du matin, et fit pendant la nuit tous les préparatifs nécessaires pour assurer la réussite de cette mesure. Il différa tant qu’il put l’exécution de cet ordre, désespéré d’abandonner à l’ennemi une aussi grande quantité de Français. Ce ne fut qu’à huit heures et demie, lorsqu’il n’y avait plus un moment à perdre, qu’il ordonna de couper les ponts et d’y mettre le feu. Cette opération dura une heure et fut entièrement achevée à neuf heures et demie. Alors le général Eblé fit réunir la troupe et se retira sur la route de Zambin que suivait l’armée.
L’artillerie russe commenca à faire feu dans ce moment, mais l’on fut bientôt à l’abri de ses coups.
La rive gauche de la Bérésina offrait alors le plus douloureux spectacle, hommes, femmes, enfants poussaient des cris de désespoir. Plusieurs tentèrent de passer en se précipitant à travers les flammes du pont, ou en se jetant à la rivière qui charriait de gros glaçons. D’autres se hasardèrent sur la glace qui s’était arrêtée entre les deux ponts, et qui n’étant pas encore consolidée céda sous leurs pieds et les engloutit. .
Enfin, vers neuf heures, les Cosaques arrivèrent et firent prisonnière cette multitude, victime en grande partie de son aveuglement.
La timidité avec laquelle l’armée russe s’approcha des ponts, dans la matinée du 29, prouve combien elle avait été mal traitée la veille par le neuvième corps. Ainsi qu’on l’a dit, le feu avait cessé, de part et d’autre, le 28 à cinq heures du soir. Depuis cet instant jusqu’au lendemain à neuf heures et demie, lorsque les ponts furent détruits et que les pontonniers se retiraient, il ne s’est tiré ni un coup de fusil ni un coup de canon. Les Cosaques qui firent les premières reconnaissances hésitèrent longtemps avant que d’oser approcher, bien qu’on ne fît pas feu sur eux. Enhardis enfin, ils vinrent se mêler parmi des gens sans défense, qu’ils n’eurent aucune peine à faire prisonniers.
Le nombre de ces derniers nous a paru être de quatre à cinq mille, y compris femmes et enfants. On laissa sur la rive gauche de la Bérésina, trois à quatre mille chevaux de toutes tailles, six à sept cents voitures de toutes espèces. Mais toute l’artillerie française passa les ponts, à l’exception de quelques caissons isolés ou brisés, et de trois ou quatre canons qui se trouvèrent au loin parmi les autres voitures.
L’arrière-garde de l’armée française prit position à une lieue de la Bérésina, pour couvrir un défilé de deux lieues de long dans une forêt marécageuse, traversée par une chaussée étroite sur laquelle il ne pouvait passer qu’une voiture de front. Ce défilé, dont les côtés étaient presque impraticables pour les gens de pied ou à cheval, était terminé par trois grands ponts en bois de sapin, établis à la suite les uns des autres sur des ruisseaux et des marais qui n’étaient pas entièrement gelés. Les ponts avaient ensemble plus de trois cents toises de longueur, les deux intervalles qui les séparaient, d’environ cent toises chacun, étaient traversés par une chaussée construite en fascines et en terre.
Le maréchal Ney, qui avait pris le commandement de l’arrière-garde, attendait à l’entrée de la forêt le général Eblé, auquel il donna l’ordre, de la part de Napoléon, de brûler les trois ponts dont on vient de parler, en lui disant que leur parfaite destruction était de la plus haute importance.
Le général Eblé, en arrivant près des ponts, fit tout disposer pour leur embrasement. Les pontonniers furent employés le reste de la journée du 29 aux préparatifs de cette opération, que l’on mit à exécution à dix heures du soir, aussitôt après le passage des dernières troupes de l’arrière-garde. Quelques Cosaques et tirailleurs russes se présentèrent à la culée du premier pont, mais ils furent repoussés par la fusillade d’un bataillon d’arrière-garde.
Les pontonniers se retirèrent le 30 à quatre heures du matin, après avoir détruit les trois ponts de manière à ne pouvoir être réparés par les Russes.
Si le général russe, dont la division avait occupé Zambin pendant les trois ou quatre jours qui ont précédé le passage de la Bérésina, eût fait détruire ces ponts, l’armée française se serait trouvée dans une position bien autrement difficile encore que sur les bords de la Bérésina.
La largeur de la Bérésina, sur le point de Wesselowo, où s’est effectué le passage, est de 54 toises. Sa plus grande profondeur était de 6 à 7 pieds. Cette rivière est peu rapide ; son fond est inégal et vaseux, elle charriait des glaces.
A l’endroit du passage, la rive droite est très marécageuse, mais le froid avait durci le terrain : sans cette circonstance, les voitures n’auraient pu être conduites à cent pas des bords de la rivière.
Les bois qu’on employa pour la construction des ponts provenaient, ainsi qu’on l’a déjà fait observer, des maisons qui furent démolies dans le village de Wesselowo, pendant la nuit du 25 au 26 novembre.
La hauteur des chevalets variait depuis trois jusqu’à huit et neuf pieds, la longueur des chapeaux était de quatorze pieds. Il y avait vingt-trois chevalets à chacun des deux ponts, et par conséquent vingt-quatre travées.
La longueur d’une travée, c’est-à-dire la distance du milieu d’un chapeau au milieu du suivant, était de treize à quatorze pieds. Les bois qui servirent en guise de poutrelles, pour former les travées, avaient seize à dix-sept pieds de longueur et cinq à six pouces de diamètre. On n’avait pas eu le temps de les équarrir, pas plus que ceux des chapeaux et des pieds de chevalets.
On a fait remarquer qu’on avait fait usage pour le tablier du pont de gauche, de rondins de quinze à seize pieds de longueur sur trois à quatre pouces de diamètre, et que celui du pont de droite était composé d’un triple lit de vieilles planches, ayant servi à la couverture des maisons du village. Les planches avaient sept à huit pieds de longueur, cinq à six pouces de largeur et quatre à cinq lignes d’épaisseur : on en mit deux longueurs qui se croisaient sur le milieu du pont.
Les détails dans lesquels on est entré, ne donnent qu’une faible idée des difficultés qu’on eut à surmonter, pour, dans une seule nuit, avec une troupe fatiguée par de longues marches de jour et de nuit, et privée de subsistance, abattre des maisons, en rassembler et choisir les bois, construire les chevalets ; puis, avec la même troupe jeter les ponts, les entretenir et les réparer pendant trois jours et trois nuits.
Les pontonniers et les sapeurs ont travaillé à la construction des ponts, avec un zèle et un courage au-dessus de tout éloge. Les pontonniers ont seuls travaillé dans l’eau. Malgré les glaces que charriait la rivière, ils y entraient souvent jusqu’aux aisselles pour placer les chevalets qu’ils contenaient, de cette manière, jusqu’au moment où les bois qui servaient de poutrelles étaient fixés sur les chapeaux.
Les pontonniers, animés et soutenus par la présence du général Eblé, ont montré une persévérance et un dévouement sans bornes. Seuls ils furent chargés des pénibles travaux de la réparation des ponts.
Sur plus de cent pontonniers qui se sont mis à l’eau, soit pour construire les ponts, soit pour les réparer, un très petit nombre revint avec l’armée, les autres restèrent sur les bords de la Bérésina, ou ne suivirent plus deux jours après le passage. Jamais on ne les a revus depuis.
Tant de peine, de fatigues, d’inquiétudes et de malheurs, eussent été évités si l’on avait eu les moyens de jeter un pont de bateaux. Ces moyens, on les possédait six jours avant d’arriver à la Bérésina, et on les a détruits.
Il y avait à Orcha un équipage de pont de soixante bateaux, munis de tous ses agrès, on y mit le feu le 20 novembre. Il ne fallait que quinze de ces bateaux pour construire, en une heure, un pont à côté duquel on en aurait pu établir un autre en chevalets pour rendre le passage plus prompt.
Cet équipage de quinze bateaux eût été rendu très mobile en l’allégeant de moitié, c’est-à-dire en mettant deux voitures par travée, une pour le bateau seul, une autre pour les poutrelles et madriers.
Ces trente voitures eussent été lestement transportées avec moins de trois cents chevaux, qu’on eût trouvés facilement en laissant ou en brûlant à Orcha quelques-unes de ces innombrables voitures qu’il fallut bien abandonner peu de jours après.
Si la proposition qu’avait faite le général Eblé, d’amener d’Orcha une partie de l’équipage de pont, eût été acceptée, le passage de la Bérésina aurait été, sous le rapport de la construction des ponts, une opération ordinaire dont le succès n’eût pas été un moment douteux. Et des malheurs qu’on ne saurait trop déplorer, mais qui auraient pu être bien plus grands, ne seraient pas arrivés. (L’armée française comptait arriver à Borisow avant les Russes, et passer la Bérésina sur le pont établi près de cette ville ; mais il était toujours prudent d’accéder à la proposition du général Eblé).
On a vu qu’il n’était resté sur la rive gauche de la Bérésina que trois ou quatre pièces de canon, qui se trouvaient embarrassées dans les autres voitures. Cette assertion positive dément ce que les ouvrages, sur la campagne de 1812 en Russie, rapportent d’une nombreuse artillerie abandonnée sur les bords de la Bérésina. Il est aisé de prouver que nous n’avons rien avancé que de vrai : en effet, il est incontestable que toute l’artillerie de la garde, celle des deuxième et neuvième corps, le grand parc de l’armée, composé de plus de trois cents voitures dont quarante à cinquante pièces de canon, ont passé la Bérésina. Il en a été de même du parc d’artillerie qui restait aux autres corps. Enfin douze pièces de canon avec leurs caissons, appartenant à ces derniers corps, ont encore passé dans la nuit du 28 au 29.
Au surplus, les auteurs qui ont écrit l’histoire de la campagne de 1812, ont tous donné sur le passage de la Bérésina des détails inexacts et incomplets. Les erreurs de dates qu’ils ont commises et leur silence à l’égard du général Eblé, prouvent assez qu’ils ne se sont pas arrêtés auprès des ponts, où d’ailleurs ils n’avaient rien à faire. Ils n’ont pu voir qu’une faible partie des événements qui se sont succédés sur les bords de la Bérésina, depuis le 25 novembre à six heures du soir, jusqu’au 29 à neuf heures et demie du matin, où les ponts furent brûlés et détruits.
Mais nous qui n’avons pas vu les choses en passant, et que la nature de nos fonctions retenaient sur les bords de la Bérésina, nous qui n’avons pas quitté le général Eblé, nous avons pensé qu’il était de notre devoir de suppléer, autant que cela dépendait de nous, à la relation que cet officier général eût faite d’une opération qu’il a dirigée seul, depuis le commencement jusqu’à la fin du passage, et dont le succès est dû, en tout ce qui concerne la construction et la conservation des ponts, à son active prévoyance , à son sang-froid et à cet esprit d’ordre qui le distinguaient éminemment.
Le général comte Chasseloup a rendu, à cet égard, toute la justice due au général Eblé, en disant au chef d’état-major au moment où l’on commençait à construire les ponts : « Je reconnais que c’est l’artillerie qui doit être chargée des ponts à la guerre, parce qu’elle a, par son personnel, ses chevaux, et son matériel, de si grandes ressources, qu’il lui en reste encore quand celles des autres services sont épuisées. Le génie et le bataillon du Danube (ouvriers militaires de la marine) sont entrés en campagne avec un parc considérable d’outils de toutes espèces. Cependant nous sommes arrivés ici sans une seule forge, sans un clou, sans un marteau. Si l’opération réussit, ce sera au général Eblé qu’on en aura l’obligation, puisque lui seul avait les moyens de l’entreprendre. Je le lui ai dit et je vous le dis aussi, afin que vous le lui répétiez, quelque chose qu’il arrive ».
Le général Eblé fut nommé premier inspecteur général de l’artillerie après le décès du général Lariboissière. Il ne connut pas cette nomination. Succombant aux fatigues inouïes qu’il éprouva dans cette désastreuse campagne, il mourut à Kœnigsberg, le 30 décembre 1812.
Biographie de Jean-Baptiste Eblé
miche.marthoud@sfr.fr on 19 mai 2017
Je n’ai pas eu le temps de terminer mon éloge à ces pontonniers, à ce général EBLE.
Un petit incident Internet m’y empêcha, mais fut écrit mes principales pensées.
Merci de m’avoir fait mieux découvrir la haute valeur de ces hommes.
Ils furent des géants. Que là haut Dieu les protège. MM
Michel Marthoud on 19 mai 2017
je me permets de reprendre mon écrit.
j’ai lu avec effroi et plus que de l’admiration et pourquoi pas dire parfois des larmes aux bords des yeux cet épisode de la retraite de Russie.
le général Jean-baptiste EBLE et ses compagnons si valeureux, les pontonniers.
Nou sommes frères et fils de ces hommes extraordinaires.
nous leur devons notre plus grand repect et surtout ne jamais les oublier. Et pourquoi pas à nouveau lire leurs exploits dans les manuels d’histoire de nos écoles.
A l’heure actuelle le courage manque dans les fibres de la jeunesse Française
Il lui faut de ces beaux exemples pour mieux s’endurcir.