La prise de Fort Duquesne par les Anglais
ou quand Fort Duquesne devint Pittsburg
D’après des extraits de la monographie « Histoire d’Angleterre » de Davide Hume – 1840
L’Angleterre n’employa qu’une partie de ses forces des expéditions sur les côtes de France. Le continent de l’Amérique fut le grand théâtre où elle les déploya avec le plus d’éclat.
L’Amérique septentrionale fut le théâtre d’événements d’une plus grande importance. Le gouvernement y avait rassemblé, indépendamment de la flotte et des marins, cinquante mille hommes, dont vingt-deux mille de troupes régulières. Huit mille hommes, sous les ordres, du général de brigade Forbes, furent destinés à la conquête du fort Duquesne, sur la rivière de l’Ohio.
Le lieutenant-colonel Bradstreet était parti avec trois mille hommes, la plupart Américains, pour attaquer le fort Frontenac, situé à l’endroit même où le fleuve Saint-Laurent prend sa source dans le lac Ontario. Il s’embarqua sur ce lac dans des chaloupes et des bateaux, et aborda à un mille du fort Frontenac, dont la garnison, forte de cent dix hommes et de quelques Indiens, se rendit à discrétion.
L’importance de ce fort, qui commandait l’entrée du fleuve Saint-Laurent et servait de magasin aux châteaux forts des environs, rendait le général français inexcusable de l’avoir laissé sans défense. Les fortifications étaient en mauvais état ; mais il y avait dans la place soixante pièces de canon, seize mortiers et une immense quantité de marchandises et d’approvisionnements. Le colonel Bradstreet s’en empara, sans coup férir, ainsi que de neuf bâtiments armés qui étaient sur le lac. Il détruisit le fort, et deux des bâtiments le transportèrent à Oswego avec son armée. Cette perte exposait les Français, au sud du lac, à manquer de vivres, mais on ne peut concevoir pour quel motif le général anglais, plutôt que de détruire ce fort, ne le fit pas réparer et n’y mit pas une garnison. Il se serait ainsi rendu maître du lac Ontario, et aurait pu nuire prodigieusement au commerce et aux expéditions des Français dans l’occident.
A la vérité, une grande partie du commerce était centralisée à Frontenac. Les Indiens y apportaient des pays les plus éloignés, leurs marchandises pour les échanger contre celles d’Europe. Les négociants français l’emportaient tellement sur les Anglais dans l’art de se concilier l’affection de ces tribus, que la plupart d’entre elles, pour venir à ce marché éloigné, passaient par l’établissement anglais d’Albany, où elles pouvaient trouver, à meilleur compte, tous les objets dont elles avaient besoin. Les marchands français les tiraient eux-mêmes de New-York, au lieu de les faire venir de France, ce qui les eût exposés aux dangers de la navigation et aux inconvénients du transport.
La destruction du fort Frontenac facilita l’expédition contre le fort Duquesne. Le général de brigade Forbes, qui en fut chargé, partit de Philadelphie, avec sa petite armée. Il traversa une contrée très peu connue, sans aucune route militaire, et fut souvent arrêté dans sa marche par des montagnes, des bois et des marais presque impénétrables. Ce ne fut qu’avec des efforts incroyables qu’il put se procurer des approvisionnements et des voitures, se frayer de nouveaux chemins, et surmonter toutes les difficultés d’une longue et pénible marche, pendant laquelle il fut harcelé par les Indiens.
Ayant pénétré jusqu’à la ville de Ray, éloignée de quatre-vingt-dix milles du fort Duquesne, il envoya le colonel Bouquet avec deux mille hommes, à cinquante milles au-delà, dans un lieu appelé Lyal-Henning. Cet officier y étant arrivé, chargea le major Grant d’aller avec huit cents hommes reconnaître le fort et ses ouvrages extérieurs.
L’ennemi aperçut ce détachement et envoya un corps de troupes assez fort pour le cerner. Un combat très vif s’engagea, et les Anglais le soutinrent pendant trois heures avec leur bravoure accoutumée contre des forces supérieures. Accablés enfin par le nombre, ils se retirèrent en désordre à Lyal-Henning, après une perte de trois cents hommes. Le major Grant et dix-neuf officiers furent faits prisonniers et emmenés au fort Duquesne.
Malgré cet échec décourageant, le général Forbes résolut de poursuivre ses opérations avec vigueur. Mais l’ennemi, redoutant un siège, abandonna le fort après l’avoir démoli, et se retira aux établissements français sur les bords du Mississipi. Le lendemain du départ des troupes françaises, les Anglais prirent possession du fort. Les Indiens parurent rompre avec empressement leurs relations avec la France, et se réconcilier sincèrement avec le gouvernement anglais.
Le général Forbes répara le fort, changea le nom de Duquesne en celui de Pittsburg (*), y mit une garnison de natifs du pays, et conclut des traités d’alliance avec les tribus indiennes.
(*) Fidèle aux traditions britanniques qui s’efforcent avec la conquête, d’effacer la mémoire du passé, Forbes avait changé le nom de la localité, et, en bon courtisan, avait attaché celui du grand ministre de son pays aux quelques cabanes groupées autour de son camp. « J’ai pris la liberté, écrit-il à Pitt, de donner votre nom au fort Duquesne, car selon mon estime, c’est en quelque sorte parce que nous étions inspirés de votre esprit que nous avons pu nous rendre maîtres de la place. J’espère que le père adoptif voudra bien la prendre sous sa protection ; si vous l’accordez, ces tristes solitudes deviendront bientôt les terres les plus riches et les plus fertiles de toutes les possessions britanniques dans l’Amérique du Nord ». (La guerre de sept ans : histoire diplomatique et militaire. Crefeld et Zorndorf / Richard Waddington – 1899)