Le tombeau de la marine de France
ou le dernier jour de la bataille des cardinaux
D’après la monographie « La marine militaire de la France sous le règne de Louis XV » – 1910
L’année 1758 avait été féconde en malheurs militaires pour la France maritime. Aux descentes si souvent répétées des Anglais sur les côtes de la Saintonge, du Cotentin et de la Bretagne, s’était ajoutée la perte de Louisbourg, qui présageait celle de Montréal. Il semblait que la France renonçait à faire sortir ses escadres, elle qui, deux ans plus tôt, avait fait si brillante figure, lors de l’expédition de Minorque.
Le gouvernement, tiraillé en sens divers par les affaires d’Allemagne et par les affaires maritimes, tout porté d’ailleurs à donner aux premières la plus grande partie de son attention, attendait toujours je ne sais quelle occasion pour agir sur mer, mais des Français qui comprenaient que l’océan était dans ces circonstances le véritable théâtre de la lutte, harcelaient le ministère de projets, comme s’ils s’étaient entendus pour le faire sortir de son inexplicable torpeur.
Bigot de Morogues, le fondateur de l’Académie de Marine, proposait d’armer au plus tôt les vingt-cinq vaisseaux de ligne et les frégates qui restaient inutiles dans les ports de Brest, Rochefort et Lorient, et de les faire sortir à tout prix, car les vaisseaux qui restaient dans la rade de Brest n’étaient qu’un vain épouvantail. On formerait ainsi plusieurs escadres, on les enverrait croiser sur les côtes de l’Irlande et de l’Angleterre, en particulier pour brûler les navires charbonniers de Newcastle, ou sur les côtes de l’Irlande et de l’Angleterre. Une forte escadre, de dix-huit à vingt vaisseaux, resterait dans la Manche pour menacer les ports anglais et faciliter ainsi le succès des autres croisières.
L’auteur de ce projet n’avait pas d’autre idée que de rendre aux Anglais le mal qu’ils nous avaient fait, en insultant et en pillant leurs côtes, sans songer à une descente en règle. Dans la Manche où il n’y a, dit-il, de rade bien praticable qu’à la Hougue et à Dunkerque, il parlait de la rade d’Ambleteuse comme d’une position dont la marine devrait tirer parti. C’est la première fois, croyons-nous, qu’un marin signalait cette position. Napoléon devait en faire, environ quarante ans plus tard, l’une des bases de son expédition d’Angleterre.
On en revenait, par la force des choses, à l’idée d’un débarquement dans les îles britanniques car c’était le vrai moyen de nous venger en une fois et de finir la guerre. « Les Anglais sont nos seuls et véritables ennemis, disait avec raison un mémoire de juillet 1769. C’est en portant la guerre chez eux que nous pouvons les forcer à faire la paix ç’est le seul moyen d’en faire une honorable ». Mais que d’avis différents, et sur les moyens d’action, et sur le but à atteindre ! [...]
A la date du 14 octobre 1759, c’est-à-dire deux mois environ après la défaite de Lagos, Louis XV adressait au maréchal comte de Conflans une nouvelle lettre pour modifier les instructions du 26 août précédent. On voit, d’après cette lettre, que le maréchal avait proposé d’aller combattre les escadres ennemies qui croisaient sur les côtes de Bretagne, il se chargeait ensuite lui-même d’escorter, avec l’armée navale tout entière, la flotte du Morbihan, jusqu’à ce qu’elle pût gagner sans danger, sous la protection de quelques navires, le lieu de sa destination. Le roi acceptait ce plan, sans faire aucune objection.
Après cette lettre, Conflans n’avait plus qu’à quitter la rade de Brest sur l’heure même, il ne pouvait plus dire, comme d’Aiguillon l’avait rapporté à Belle-Isle (13 août 1759), qu’il n’était ni instruit ni consulté, et que c’était le service de la Guerre qui voulait conduire une opération de la Marine. Il avait proposé ses idées, on les avait acceptées telles quelles. Il avait eu raison de protester contre le morcellement de ses forces navales, qu’on avait d’abord voulu lui imposer, et il avait obtenu de sortir avec tous ses vaisseaux pour aller chercher à Quiberon le corps expéditionnaire du duc d’Aiguillon.
Quant à cette conception malheureuse, de faire sortir une escadre de Brest pour aller embarquer une armée dans le Morbihan, quand il était tout aussi simple de réunir cette année à Brest même et non à Vannes, il l’avait acceptée sans y faire d’opposition. Peut-être était-il satisfait, comme d’Aiguillon lui-même, qu’on eût évité ainsi les conflits qui auraient pu se produire entre le commandant en chef des forces navales et le commandant en chef des forces de terre.
Quoi qu’il en soit, il avait accepté d’exécuter ce plan, il avait eu le temps d’en examiner tous les détails à l’avance. Son départ ne pouvait être à présent qu’une question d’heures et non de jours. [...]
Enfin, le 14 novembre, M. de Conflans sortait du port de Brest. Son armée navale se composait de vingt et un vaisseaux, répartis en trois divisions, sous les chefs d’escadre Budes de Guébriant, Bauffremont, Saint-André Du Verger.
Il n’avait, pour reconnaître sa route, que cinq frégates ou corvettes. Ce nombre était certainement insuffisant, car il lui fallait à la fois éclairer sa marche du côté du Morbihan et faire surveiller les parages d’Ouessant, dans la crainte du retour offensif des Anglais. Cette surveillance n’eut pas lieu.
Les premiers jours de la sortie se passèrent sans incident mais le mouvement ne se dessinait qu’avec beaucoup de lenteur. Le 19 novembre au soir, cinq jours après sa sortie, Conflans croisait encore à vingt-trois lieues dans le sud-ouest de Belle-Ile. La mer, il est vrai, était mauvaise, et le gros temps l’obligeait à se tenir au large.
Le vent, à cette date, passa à l’ouest. Alors, dit Conflans dans sa relation au ministre : « Je fis signal à l’armée de servir et je dirigeai la route sur Belle-Ile, afin d’entrer le lendemain dans le Morbihan pour suivre les ordres du roi et me conformer à ce que vous m’aviez particulièrement marqué dans votre lettre du 5 de ce mois. Le vent augmenta considérablement dans la nuit. Je fus même obligé de faire très peu de voiles, dans la crainte de me trouver trop tôt sur la terre ».
A la pointe du jour, il était en vue des quatre ou cinq bâtiments de la division du commodore Duff, qui surveillait cette partie de la côte. Il leur fit aussitôt donner la chasse, sa supériorité numérique lui permettait de le faire sans peine. Quelques heures encore, il abordait au Morbihan, le moment était décisif.
A cette heure même, matinée du 20 novembre 1759, les vigies signalaient une escadre de vingt-trois vaisseaux de ligne et de neuf bâtiments inférieurs, en tout trente-deux bâtiments, qui arrivait du nord-ouest, toutes voiles dehors.
C’était l’escadre de Hawke. Ayant donné quelques jours de repos à ses bâtiments dans les eaux de Plymouth, toujours tenu par ses frégates au courant de ce qui se passait à Brest, Hawke était accouru de Torbay, à la première nouvelle de la sortie de M. de Conflans. Il ne l’avait connue que le 17 novembre. Il avait enfin devant lui cette proie qu’il avait guettée, sans pouvoir l’atteindre, durant tant de semaines. C’était la juste récompense de son énergie et de sa décision. La supériorité du nombre et surtout son esprit d’offensive devaient achever ce que sa rapidité admirable avait si bien commencé.
Conflans, avant sa sortie de Brest, était résolu à éviter une bataille générale. Aussi, à la vue de ces trente-deux voiles, il ne songea qu’à mettre en sûreté sa propre escadre, bien qu’elle ne fût pas sensiblement inférieure en nombre. « Tout alors me détermina à prendre la route du Morbihan, d’autant que le vent, dans la position où nous nous trouvions, ne me permettait pas de relâcher en aucun autre lieu, et je n’avais pas lieu croire que j’y entrais le premier avec vingt et un vaisseaux. L’ennemi osât m’y poursuivre, malgré sa supériorité qui devait elle-même embarrasser ses mouvements dans un endroit aussi resserré ».
Il était, en effet, assez naturel de supposer que l’amiral anglais observerait les Français à distance, à cause des conditions d’accès très difficiles en ces parages mais Hawke, en digne précurseur de Nelson, disait : « Là où il y a place pour l’ennemi, il y a place aussi pour moi ».
Comment Conflans, d’autre part, espérait-il passer avec toute son escadre, par un gros temps, à travers un golfe étroit tout hérissé d’écueils, et mouiller dans le dédale des bras du Morbihan, même s’il n’avait pas eu à sa poursuite le plus acharné des ennemis ?
Le mouvement de dérobade avait commencé aussitôt, le vent soufflant avec force de l’ouest-nord-ouest. Le Soleil Royal marchait en tête. Comme dans toutes les manœuvres de ce genre, l’inégalité de vitesse des bâtiments qui prennent chasse amène un allongement excessif de leur ligne de retraite.
Vers deux heures et demie de l’après-midi, le Soleil Royal, qui était excellent marcheur, atteignait les rochers des Cardinaux. Ils font partie des récifs de l’île de Hoëdik, entre Belle-Ile et le Croisic. De là vient le nom de bataille des Cardinaux, donné parfois à cette bataille de novembre.
A ce moment, notre arrière-garde, composée de quatre vaisseaux, était isolée en arrière, à huit ou dix milles, et aux prises avec neuf vaisseaux ennemis. Conflans, qui avait commis une première faute, de ne pas régler la marche de son bâtiment sur celle du reste de l’escadre, en commit alors une beaucoup plus grande, celle de ne pas virer de bord immédiatement pour courir au danger. Il était temps peut-être encore de sauver l’arrière-garde, avant que tous les vaisseaux de Hawke fussent entrés en ligne.
Réduite à elle-même, complètement isolée et entourée, l’arrière-garde française fit une admirable résistance. Le combat que le chef d’escadre Saint-André Du Verger dirigea, pendant plusieurs heures, de la passerelle du Formidable est une des pages les plus honorables de notre histoire maritime. Ce vaillant officier eut la tête emportée. Son frère, Saint-André l’aîné, qui était capitaine en second, fut coupé en deux par un boulet. Le Formidable dut se rendre, ce n’était plus qu’une carcasse, couverte de cadavres, éventrée par les boulets.
Deux autres vaisseaux avaient coulé à pic. Le Thésée, de soixante-quatorze canons, avait essuyé, sans grands dommages, quatre volées d’un vaisseau anglais de même force. Il avait énergiquement riposté par ses canons de tribord, quand survint tout à coup un grain très violent.
On n’eut pas le temps de rentrer les canons et de fermer les sabords. La mer pénétra avec tant d’abondance que le Thésée coula en un instant. Le commandant Kersaint de Coëtnempren, l’un des plus brillants officiers de la marine royale, l’état-major et tout l’équipage furent engloutis. Sur six cent cinquante hommes, vingt-deux seulement parvinrent à se sauver.
Presque en même temps, le Superbe, commandé par M. de Montalais, était coulé par une bordée de l’ennemi, et se perdait corps et biens. Les gardes-côtes de la région de Pontcroix, pauvres laboureurs embarqués sur ce vaisseau, périrent tous, avec le commandant et les officiers. Cette affreuse journée devait plonger dans le deuil la Bretagne entière pour de longs mois. Les trois vaisseaux qui furent coulés, le Thésée, le Superbe et le Juste, n’avaient pour matelots que des Bretons.
Seul des quatre vaisseaux de l’arrière-garde, le Héros, de M. de Sanzay, avait pu s’échapper. Il avait à un moment amené son pavillon, puis il l’avait hissé de nouveau.
Conflans a essayé de justifier son rôle pendant cette partie de l’action, en disant que la vivacité de la riposte de l’arrière-garde lui avait donné lieu d’espérer qu’elle pourrait elle-même se tirer d’affaire. « La nécessité de marquer la route et les mouvements que je voulais faire exécuter m’avaient obligé de rester jusque-là à la tête, et je n’avais pas encore combattu. Je revirai de bord pour me mettre au milieu de la ligne et, en même temps, à portée de combattre l’ennemi, qui se multipliait considérablement. Je dis à l’Intrépide, qui me suivait immédiatement, de faire de même ».
Il était trop tard ; l’arrière-garde était perdue. La distance trop grande et la mer de plus en plus mauvaise rendirent inutile le tir des canonniers du Soleil Royal.
Conflans songea alors à revirer de bord de nouveau, dans l’intention de doubler le plateau du Four, à la hauteur du Croisic, de sortir de la baie et de se faire suivre au large par l’armée navale. Mais la nuit, qui survient de bonne heure à cette époque de l’année, mit fin à cette première journée. Français et Anglais mouillèrent à peu près en ligne, à une certaine distance de la côte. Conflans avait encore sous ses ordres dix-sept vaisseaux, en y comprenant le Héros.
Le lendemain, 21 novembre, vers six heures du matin, une manœuvre inexplicable allait tout à coup paralyser l’action de Conflans : huit vaisseaux prirent le large et s’éloignèrent du côté du sud, sans s’occuper du reste de l’escadre. Les conséquences de ce mouvement devaient être désastreuses. Conflans, avec neuf vaisseaux, se trouvait isolé devant toute l’escadre anglaise.
Sur cet épisode de la bataille, qui pour bien des contemporains, perdit de réputation le chef d’escadre Bauffremont, il est nécessaire d’entendre l’accusation et la défense.
On écrivit de Rochefort au ministre : « La voix générale est que, sans une jalousie de la part de M. Bauffremont, qui ne voulut pas écouter les signaux du maréchal, son commandant, nous aurions réussi. M. de Bauffremont a beau donner des mémoires dans les gazettes, il ne se lavera jamais de cela.
Ou il est un ignorant, ou il est un traître. S’il est ignorant, il ne mérite pas de commandement. Si c’est par traiterie (sic) ou jalousie, il mérite punition… Il est si blâmable que M. de Guébriant assure qu’il prit un porte-voix et qu’il lui cria : Ne voyez-vous pas les signaux du commandant ?
Il répliqua, en levant le bras, que non, qu’il ne le voyait pas, voulant dire : Je ne veux pas le voir ; ce qui fit que les autres ne purent y remédier ».
La défense, elle est dans plusieurs lettres de Bauffremont. Le 21 novembre, c’est-à-dire le soir même du second jour de la bataille, il informait Berryer que le Tonnant venait d’arriver à l’île d’Aix avec le Magnifique, de Bigot de Morogues. Il y avait trouvé cinq autres vaisseaux, qui y étaient déjà mouillés depuis quelques heures : l’Orient, le Northumberland, le Dauphin Royal, le Solitaire et le Bizarre. Pendant la nuit qui avait suivi le combat, nuit du 20 au 21, il avait perdu de vue le Soleil Royal. Son pilote lui avait représenté le danger de rester au milieu des récifs de ces parages.
« Sur cet avertissement, je jugeai que M. de Conflans, à qui ses pilotes n’auraient pas manqué de dire la même chose, prendrait le parti de venir au vent pour doubler la terre et gagner le large. C’est le parti que je pris et le seul qu’il y eût à prendre, dans la position gênante où nous étions sur la terre. Les vaisseaux que j’ai trouvés ici ont pris le même parti, et je suis surpris de n’y avoir pas rencontré le Soleil Royal et nos autres vaisseaux ».
Le ministre ayant envoyé l’ordre aux vaisseaux de Rochefort de partir incessamment pour Brest, Bauffremont répondit (1er décembre) pour montrer les inconvénients de cette nouvelle traversée. « D’ailleurs, après avoir représenté les inconvénients comme je les ressens dans ma conscience, je suis fait pour obéir à tous les ordres qu’on me donnera. J’irai gaiement partout, toujours avec zèle, et je me flatte que je me tirerai comme un autre des obstacles qui ne seront pas insurmontables ».
Il revenait sur la journée du 21. « La première chose que l’on doive faire après un combat qui n’est pas heureux, est de se mettre en sûreté dans le port dont le chemin est le plus libre. Malgré les obstacles, je me tiens encore mieux ici que si j’étais dans la Vilaine. Je n’ai eu et je n’aurai jamais pour règle dans toute ma conduite que le bien du service. Je me suis rencontré dans mes idées sur ma relâche avec tous les capitaines expérimentés, qui ont pris le même parti. Il serait dur d’avoir à me justifier d’avoir bien fait, et huit vaisseaux qui se trouvent en sûreté ici (*) doivent faire plaisir assurément, bien loin qu’on en puisse être fâché de les y voir, et je suis persuadé, monsieur, que vous êtes trop juste pour ne pas le penser, quoique vous ne me fassiez pas l’honneur de me le dire ».
(*) Le huitième était l’Intrépide qui était venu mouiller le 22 novembre dans la rade de l’Ile d’Aix.
En 1762, comme une lieutenance générale était vacante dans la marine, Bauffremont la sollicita pour lui-même auprès du ministre Choiseul, avec qui il avait des rapports de parenté. On lui fit savoir que la nomination serait suspendue pour le moment. « Je ne peux m’en prendre, répondit le chef d’escadre, qu’à la fâcheuse étoile qui domine depuis si longtemps sur le nom de Bauffremont ».
Dans cette longue lettre, écrite pour détruire les préventions du ministre et réfuter « les plus lâches calomnies et les plus odieuses », il exposait le rôle, secondaire à ses yeux, qu’il avait joué dans la journée du 21 novembre 1759. « Je n’ai jamais vu, et c’est peut-être la première fois, – ce coup nous était réservé – qu’on s’en soit pris, dans une affaire malheureuse, à ceux qui ne commandaient pas ».
La partie la plus intéressante de son plaidoyer est celle où il s’efforce d’établir, par le tableau des divisions et la constatation des jours et heures des arrivées à l’Ile d’Aix, qu’il n’est pas responsable du départ des sept autres vaisseaux.
« Je me retirai seul à Rochefort. Je n’y menai point ma division, comme on l’a voulu dire très faussement ».
De sa division, il n’y avait à Rochefort que deux vaisseaux : l’un, le Northumberland, était arrivé six heures avant le Tonnant ; l’autre, l’Intrépide, vingt-quatre heures après. Dans sa route, il n’avait vu aucun de ces deux vaisseaux, « qui ont pris d’eux-mêmes leur parti, forcés par la nécessité et circonstance ».
Des cinq autres vaisseaux, trois, l’Orient (*), le Dauphin Royal et le Solitaire appartenaient à la première division (Guébriant) deux, le Magnifique et le Bizarre, à la troisième (Saint-André). « C’est donc à tort qu’on veut que j’aie mené toute ma division, qui était la seconde, à Rochefort, et très improprement et pour me nuire par cette fausseté manifeste, qu’on a voulu appeler ces vaisseaux réunis, la division de M. de Bauffremont ».
(*) Guebriant explique le départ de l’Orient presque dans les mêmes termes que Bauffremont pour le Tonnant. L’Orient, matelot d’arrière du Soleil Royal, avait tiré les derniers coups de canon de la journée du 20 novembre. Au milieu de la nuit, il perdit de vue le maréchal. Il était alors à une lieue ouest-sud-ouest de l’Ile Dumet. Sur les conseils de ses pilotes, il tint le vent pour doubler ces parages dangereux. « Faisant cette route, j’ai eu connaissance de plusieurs de nos vaisseaux faisant même route, parmi lesquels j’ai reconnu le Tonnant ». Il ne parle pas de la conversation qu’il aurait eue au porte-voix avec Bauffremont (lettre du 22 novembre 1759, en rade de l’Ile d’Aix).
On a accordé des grâces à presque tous les officiers qui avaient pris, de leur côté, le parti de gagner Rochefort, par l’impossibilité où l’on était d’aller à Brest par le gros vent contraire qui soufflait. « Il n’y a que moi seul que, depuis ce temps, on laisse dans la disgrâce. Je n’ai point su qu’on ait cassé le col de tous ceux qui étaient à Crefeld et à Minden. Pourquoi donc s’en prendre à moi si le succès de l’affaire du Morbihan n’a pas répondu aux vœux de la cour et de la nation ? Je ne commandais pas aussi, avec justice, on ne peut s’en prendre à moi de rien ».
« Je ne commandais pas ». C’est Bauffremont lui-même qui, dans son inconscience, prononce sa condamnation. Puisqu’il ne commandait pas, il n’avait qu’à obéir, c’est-à-dire à rester aux ordres de M. de Conflans. Qu’il ait aperçu ou non les signaux du maréchal, son devoir strict était de ne pas perdre de vue le Soleil Royal. D’autre part, Bauffremont ne s’était pas rappelé qu’il était chef d’escadre. Placé à la tête d’une division de sept vaisseaux de ligne, il ne devait faire aucun mouvement, surtout dans un parti aussi grave, sans en informer toute sa division. Il n’a pas pensé un moment à ses obligations impérieuses vis-à-vis de son chef et vis-a-vis de ses subordonnés.
Il ne faut pas dire que Bauffremont a péché contre l’honneur, mais qu’il a péché contre la discipline. Comme les sept autres capitaines, coupables eux aussi, qui gagnèrent Rochefort de leur propre décision, il avait oublié cette règle absolue sur le champ de bataille : l’initiative de tout subordonné est absorbée par la volonté suprême du commandant en chef. C’est là tout son crime, il est déjà suffisamment grand.
Revenons à M. de Conflans. Dans la matinée du 21 novembre, il n’y avait plus autour du Soleil Royal que huit vaisseaux. Peut-on songer à blâmer M. de Conflans, qui, déjà depuis la veille, songeait à se dérober, d’avoir voulu fuir à ce moment, quand la fuite était dès lors le seul moyen de sauver ses derniers bâtiments ? Il pouvait gagner ou la Vilaine ou la Loire.
Dans la soirée du 21, sept vaisseaux – le Brillant, le Dragon, l’Eveillé, le Glorieux, l’Inflexible, le Robuste, le Sphinx – et quatre bâtiments légers - la Vestale, la Calypso, l’Aigrelle, la Noire - mouillaient à l’entrée de la Vilaine. Puis, la marée aidant, ils franchissaient la barre de cette rivière et allaient s’échouer à l’intérieur. Ceux-ci, pour le moment, étaient sauvés, mais ils n’étaient pas au bout de leurs malheurs.
Quant à nos derniers vaisseaux, harcelés par les bordées des Anglais, ils firent force de voiles pour gagner la baie du Croisic, par une mer toujours très mauvaise.
Le Juste, dont les deux capitaines, les deux frères de Saint-Allouarn, avaient été tués dans l’action, s’était perdu dès le 20, à l’entrée de la Loire, avec tout son équipage, lorsque le nouveau commandant, Du Châtel Taneguy, essayait de pénétrer dans ce fleuve. Le Héros, du vicomte de Sanzay, seul survivant, avec le vaisseau-amiral, du combat de la veille, se jeta à la côte, au Croisic. Auprès de lui vint aussi s’échouer le Soleil Royal.
Le 22, le temps étant devenu plus maniable, Hawke s’approcha du Croisic. La veille, il avait perdu trois navires dans ces parages infestés de récifs. A la vue de l’ennemi, Conflans fit évacuer et incendier le Soleil Royal et le Héros. On n’avait pas eu le temps de sauver la magnifique artillerie du Soleil Royal.
L’escadre française était à ce moment ou détruite ou dispersée, presque sans avoir combattu. Hawke n’avait plus rien à faire sur cette côte dangereuse, il reprit le large.
Tel est cet ensemble d’opérations fatales qui dura trois jours, du 20 au 22 novembre. On l’appelle d’ordinaire la bataille de M. de Conflans, « du nom, dit un historien, du lâche maréchal, sans doute pour que le souvenir ne s’en perdît pas et qu’il restât à jamais l’exécration de la postérité ».
Qu’on reproche des grosses fautes au malheureux amiral, soit. Mais il ne ressort nullement du récit de ces tristes journées qu’il doive être flétri au nom de l’honneur militaire.
Il y a bien plus de vérité dans ces lignes d’un inconnu, qui écrivait de Rochefort, le 25 novembre : « Voici une suite de ce que nous voyons depuis longtemps : des bévues, des preuves d’ignorance et enfin des sottises, beaucoup de bonne volonté, point de capacité, beaucoup de bravoure, point de tête, et de la présomption sans méfiance. Voilà un raccourci de ce qui vient de se passer ».
Le crime de Bauffremont fut de n’avoir pas obéi. Le crime du maréchal de Conflans fut de n’avoir pas commandé et d’avoir perdu la tête, au moment le plus critique. Sorti de Brest avec une extrême lenteur, il n’éclaire pas sa route. Arrivé sur le théâtre même de ses opérations, il est en proie à une indécision perpétuelle : il veut chasser l’ennemi, puis se réfugier dans le Morbihan, puis gagner le large. Réduit à échouer son vaisseau, il eut le très grand tort de le détruire en entier, avant que l’attaque même de Hawke ne lui en eût fait une nécessité inévitable.
Préoccupé avant tout d’embarquer le convoi du Morbihan, M. de Conflans avait voulu éviter la bataille générale et avait tout sacrifié à cette idée.
Le gouvernement ne fit point comparaître devant un conseil d’enquête l’amiral, plus malheureux certainement que coupable, pas plus d’ailleurs que le chef d’escadre Bauffremont. On se borna à faire attendre à celui-ci jusqu’en 1764, la lieutenance générale qu’il avait sollicitée en 1762. La sévérité n’était pas alors dans nos mœurs. Conflans quitta la marine et vécut, à peu près oublié, jusqu’en 1777.
A présent que notre marine était morte, il semblait qu’on reculât devant un procès qui aurait pu avoir pour unique résultat, d’étaler au grand jour notre désorganisation politique et militaire.
La bataille des Cardinaux fut le tombeau de la marine de la France sous le règne de Louis XV. La descente en Angleterre fut immédiatement abandonnée, car elle était dès lors matériellement impossible.