D’après un article du lieutenant-colonel Grasset, extrait
de la « Revue militaire française publiée avec le concours de l’État-major de l’armée » – Décembre 1925
Avant le choc
A – Les préparatifs de l’offensive allemande
Pourquoi les Allemands ont-ils choisi Verdun pour objectif ? Une question qui a fait couler des flots d’encre et soulevé des polémiques passionnées. Nous n’en dirons que ce qu’il faut pour laisser sentir tout le prix que le Haut Commandement allemand attachait à la conquête de la vieille forteresse française, et par là le pourquoi des efforts colossaux consentis pour assurer cette conquête.
Cela, le général Falkenhayn, chef du grand État-major allemand à cette époque, l’explique clairement dans ses Mémoires.
« La France, écrit-il, est arrivée très près de la limite de son effort militaire, avec un dévouement d’ailleurs admirable. Si l’on parvient à faire comprendre à son peuple qu’il n’a plus rien à espérer militairement, elle se découragera et l’Angleterre sera privée de sa meilleure épée. Il n’est pas nécessaire, pour obtenir ce résultat, d’effectuer une trouée avec des masses. Nous ne pourrions pas en engager d’assez considérables pour cela. Mais nous pourrons obtenir le même résultat avec des effectifs limités.
Il existe sur le front occidental, dans le secteur français, à portée accessible, des objectifs à la conservation desquels le commandement français doit sacrifier jusqu’à son dernier homme.
S’il y accepte une lutte acharnée, les troupes françaises s’y épuiseront par les pertes sanglantes qu’elles y subiront, que nous atteignions ou non notre objectif.
S’il n’accepte pas la lutte et laisse tomber l’objectif entre nos mains, l’effet moral produit en France sera énorme. La zone dans laquelle se développera l’opération étant nettement limitée, l’Allemagne ne sera pas forcée d’employer des effectifs tels que tous les autres fronts seraient dégarnis d’une manière inquiétante ».
Les objectifs dont il est question ici sont Belfort et Verdun. Toutefois, c’est Verdun qui mérite la préférence. Les lignes françaises y sont encore à une distance d’à peine 2 km des voies de communication allemandes. Verdun reste le point d’appui le plus puissant pour toute tentative de l’ennemi de rendre intenable tout le front allemand de France et de Belgique, en employant des effectifs relativement faibles. Écarter accessoirement ce danger est d’une telle importance militaire qu’en comparaison le succès politique résultant d’une offensive sur Belfort qui nettoierait le sud-ouest de l’Alsace, n’aurait que peu de poids.
Enregistrons les motifs invoqués par le chef du grand État-major. Tout est là d’ailleurs : il s’agit d’imposer à la France épuisée une bataille d’usure évitable seulement au prix d’une abdication morale fatale ; par surcroît, de libérer les communications allemandes de la menace que faisait peser sur elles la redoutable tête de pont de Verdun.
Sans nous attarder à des objections, remarquons qu’il s’agit bien ici d’une bataille décisive.
L’objectif choisi étant Verdun, restait à déterminer le point sur lequel porterait l’effort. La nature marécageuse de la plaine de Woëvre et l’aspect formidable des Hauts de Meuse firent écarter l’idée d’attaquer le camp retranché d’est en ouest. Le secteur nord fut donc choisi, de la Meuse à la plaine de Woëvre. Des grands bois permettaient d’amener en secret d’immenses moyens à pied d’oeuvre de ce côté ; aucun obstacle ne s’y trouvait que les énormes calibres des obusiers allemands ne fussent de taille à niveler ; par là enfin, l’attaque prenait à revers à la fois les Hauts de Meuse et le fleuve.
La préparation de l’attaque. Les moyens.
a) Troupes. Depuis la bataille de la Marne, cette partie du front était particulièrement calme. Sur un développement d’une trentaine de kilomètres, il n’y avait là que le Ve corps de réserve, vieux Silésiens Polonais en majorité, loyaux à l’égard de la Prusse, certes, mais estimant que la guerre durait trop et ayant beaucoup perdu de leur élan. Le 98e régiment de réserve, qui était venu compléter ce corps d’armée en décembre 1914, lui avait porté un élément lorrain, peu fait pour l’enflammer contre les Français.
Dès les derniers jours de décembre 1915, aussitôt prise la décision d’attaquer, des renforts affluèrent.
Le VIIe corps de réserve vint s’installer dans les cantonnements derrière la Xe division de réserve. Une bonne unité qui, sous le commandement du même chef qui la commande, le général de l’infanterie von Zwehl, avait à son actif la facile victoire de Maubeuge et de rudes combats sur l’Aisne depuis septembre 1914 jusqu’en octobre 1915. L’une des brigades de la XIVe division, la 28e, était active. L’ensemble présentait 25 bataillons, dont 6 actifs ; 6 escadrons et 12 batteries. Des Rhénans de Münster, de Dusseldorf et de la région de la Ruhr, intelligents et vifs, dont l’instruction avait été mise au point et poussée, dans les camps du Nord de la France.
Le IIIe corps, le corps actif et d’élite du Brandebourg, revenu de Serbie, fin novembre, et depuis lors à l’instruction dans les régions d’Hirson (VIe division) et de Montmédy (Ve division), arriva à la même époque dans la région de Mangiennes.
Le XVIIIe corps, le corps actif de Francfort, arrivait le 25 janvier de la région de Saint-Quintin ; le XVe corps, le corps actif de Strasbourg, le 9 février, dans la région d’Étain.
Entre ces troupes de renfort, le terrain de l’action est ainsi réparti, pour qu’elles puissent l’étudier en venant travailler à côté des régiments du Ve corps de réserve, terrés depuis longtemps dans les tranchées de première ligne :
Secteur A : VIIe corps de réserve, de la Meuse à Flabas, face à Brabant et au bois d’Haumont ;
Secteur B : XVIIIe corps, de Flabas au ravin de Ville, face au bois des Caures ;
Secteur C : IIIe corps, du ravin de Ville à l’Herbebois ;
Secteur D : XVe corps, de l’Herbebois à l’Ornes.
Devant le front de la région fortifiée de Verdun, il y avait encore de l’Ornes à Étain, la 113e division ; d’Étain à Saint-Mihiel, la Ve division de landwehr, le Ve corps d’armée actif, la XXXIIIe division de réserve et la VIe division bavaroise ; à la gauche du VIIe corps de réserve, sur la rive gauche de la Meuse, le VIe corps de réserve.
C’était devant la région fortifiée de Verdun, un ensemble de 18 divisions beaucoup plus de 300 000 hommes.
b) Matériel. L’artillerie des 4 secteurs d’attaque a été puissamment renforcée et le 8 février, le travail est terminé de la mise en place dans ces secteurs de 160 batteries de gros et de très gros calibres canons de 90 mm et de 100 mm ; canons lourds de 120 mm et de 150 mm ; mortiers de 15 et de 21 cm, mortiers de côtes de 305 mm ; canons de marine à tir rapide de 305 mm et de 380 mm ; mortiers de 420 mm.
A cette date, chacun des secteurs se trouve disposer, outre l’artillerie de campagne des corps d’armée (12 batteries à 6 pièces pour les corps de réserve et 24 batteries pour les corps actifs), de 40 batteries lourdes et 5 batteries très lourdes. 1.300 trains de munitions ont transporté dans les magasins de secteurs et de batteries 2.500.000 projectiles de tous calibres.
Ce résultat remarquable avait été réalisé dans le plus grand secret et même, le réglage du tir de tant de batteries obtenu, sans éveiller d’une manière alarmante l’attention des défenseurs de Verdun. Ordre avait été donné, en particulier, aux batteries nouvelles de ne pas répondre au tir des Français, et de laisser ce soin aux batteries déjà installées depuis longtemps.
Pourtant, le 8 février, un engin d’une puissance exceptionnelle avait creusé un entonnoir de 5 m de diamètre et de 4 m de profondeur près de la Grand’Garde n° 2 du bois des Caures. Un rapport fut adressé à ce sujet au général commandant le 30e corps d’armée et donna lieu à une visite d’un officier de son état-major.
D’autres préparatifs, d’une importance proportionnée à une aussi formidable entreprise, furent exécutés aussi en secret, grâce à un travail acharné de nuit et à des précautions minutieuses : transport à pied d’oeuvre du matériel du génie, de stocks de ravitaillement et d’eau potable ; création de places de rassemblement pour les prisonniers et pour les prises de guerre ; aménagement des routes, des gares et des cantonnements pour les besoins d’aussi gros effectifs. Nous manquons de données pour aborder l’étude, même sommaire, des procédés employés par les Allemands dans ces circonstances. Cette étude, malgré l’intérêt puissant qu’elle présenterait, dépasserait d’ailleurs le cadre restreint de notre travail.
Le plan général d’attaque.
Le Haut Commandement allemand avait décidé de mener l’attaque principale avec 3 corps d’armée (VIIe corps de réserve, XVIIIe corps, IIIe corps), sur le front nord de Verdun, depuis la Meuse jusqu’à l’Herbebois. Deux corps d’armée devaient en même temps exécuter des attaques secondaires dans la Woëvre et au sud-est d’Étain.
L’attaque avait été fixée au 12 février. Dans la nuit du 9 au 10, les unités du Ve corps de réserve, qui étaient en secteur, furent relevées par le VIIe corps de réserve, le XVIIIe et le IIIe corps actifs, sauf la 77e brigade de réserve, maintenue à la droite du dispositif, depuis la Meuse jusqu’à la ferme d’Ormont.
Les nouveaux bataillons furent disposés pour l’assaut dans les tranchées de première ligne, dans des parallèles de départ, dans des places d’armes, ou entassés dans des abris et dans des boyaux de communications.
Le VIIe corps de réserve est à cheval sur la route de Flabas à Haumont, face au saillant du bois d’Haumont, la XIVe division à droite ; la XIIIe à gauche.
Le 12 février, à 17 heures, quand un bombardement, un Trommelfeuer de 9 heures, aura pulvérisé toutes les tranchées françaises, ce corps d’armée se portera en avant.
La XIVe division de réserve, à laquelle est adjointe la 77e brigade du Ve corps de réserve, doit enlever la partie occidentale du bois d’Haumont. Puis, tandis que la 77e brigade fixera dans leurs tranchées les défenseurs du bois de Consenvoye et de Brabant par une attaque aux flammenwerfer, cette division, obliquant vers l’ouest, s’emparera du Bois sans nom. Sa direction sera sur Samogneux, de façon à menacer la ligne de retraite des défenseurs de Brabant et de Consenvoye, acculés à la Meuse débordée.
La XIIIe division de réserve doit enlever la partie orientale du bois d’Haumont et gagner la lisière sud-est, en direction du village d’Haumont, de manière à commander le ravin qui descend du bois des Caures vers Samogneux.
Cette division tiendra disponibles derrière son aile gauche, 1 régiment d’infanterie et 2 batteries, pour intervenir dans le bois des Caures, si la division du XVIIIe corps, attaquant de ce côté, avait besoin d’appui.
Le XVIIIe corps est à cheval sur la route de Ville, face au bois des Caures, la XXIe division à l’ouest de la route, la XXVe à l’est ; dans chaque division, les deux brigades sont l’une derrière l’autre.
Avec la route de Ville comme axe d’attaque, ce corps d’armée doit se diriger sur Vacherauville, toujours pour acculer à la Meuse le plus d’unités françaises possible.
A gauche du XVIIIe corps, le IIIe corps doit attaquer l’Herbebois. Ce corps d’armée n’ayant pas pris part à la lutte contre la 72e division française, nous ne ferons à son action, dans le cours de ce récit, que les allusions indispensables pour la compréhension du texte.
La méthode d’attaque.
Elle s’inspire des méthodes employées par l’armée française en septembre 1915, en Champagne et en Artois, mais les moyens mis en œuvre ici permettront de décupler les effets de surprise et d’écrasement. La baïonnette et le couteau ne doivent avoir qu’à immoler les rares survivants que le bombardement par les plus gros calibres aura laissés étourdis dans leurs abris bouleversés. L’ordre du Kronprinz impérial, commandant la Ve armée, le spécifie nettement : on n’enlèvera pas les tranchées françaises ; on les pulvérisera ; on ensevelira les défenseurs. L’infanterie ne se portera en avant que quand on estimera le pilonnage suffisant, et elle s’arrêtera si elle se heurte à une résistance, pour permettre aux canons de parachever leur œuvre.
a) Rôle de l’artillerie. L’artillerie sera donc l’arme principale dans cette affaire et son action est soigneusement étudiée. Un plan de tir fixe aux commandants des batteries de tous calibres, la répartition initiale des objectifs, la nature des feux à fournir.
L’artillerie de campagne des corps d’armée est laissée à la disposition des généraux commandant ces corps d’armée, pour contrebattre l’artillerie ennemie, et appuyer l’infanterie. La direction des feux des autres groupements de tous calibres est centralisée au commandement de l’artillerie de l’armée, à Wittarville, d’où les ordres de tir seront donnés aux corps d’armée qui les transmettront aux commandants des groupements installés dans leur secteur.
Les batteries de moyen et de gros calibres des groupements commenceront leur tir à 7 heures. Les batteries de très gros calibres entreront en action à 8 heures et les batteries de préparation augmenteront progressivement l’intensité de leur feu, jusqu’à l’assaut de 17 heures. Les minenwerfer interviendront à partir de midi.
Les batteries de gros mortiers (une batterie pour 150 m de front) doivent écraser les positions avancées de l’ennemi. Une partie des obusiers de campagne et des batteries très lourdes, à tir vertical, ruineront en même temps les points d’appui des deuxièmes lignes, tandis que des obusiers et des canons tirant des obus à gaz combattront l’artillerie ennemie repérée, neutraliseront les batteries nouvelles qui pourraient se révéler, et fouilleront les ravins. L’artillerie des secteurs voisins, y compris celle du VIe corps de réserve, de la rive gauche de la Meuse, appuiera l’attaque par des feux de flanc préparés d’avance.
L’approvisionnement en munitions est illimité. Pour dix heures de tir prévues, on dispose d’un approvisionnement de six journées normales : un jour près des pièces, deux jours à proximité immédiate, trois jours dans les abris à munitions des secteurs.
Outre les avions, des observateurs d’artillerie régleront le tir dans chaque secteur de corps d’armée, et en prévision de la fumée et de la poussière qui, selon toute vraisemblance, rendront difficile la mission de ces observateurs, un détachement de ballons doublera chacun de leurs postes.
b) Rôle de l’infanterie. A 17 heures, tandis que minenwerfer et pièces de flanquement cesseront leur tir et que l’artillerie de préparation allongera le sien, l’infanterie se portera en avant. Dans les corps d’armée, les divisions accolées ; dans les divisions, les brigades se suivent ; dans les brigades, le dispositif que voici :
Devant, des patrouilles de 50 hommes, conduites par des officiers, chargées de voir si les tranchées ennemies sont détruites.
En première ligne, sur plusieurs lignes de tirailleurs, un bataillon mixte, composé de soldats d’élite choisis dans les deux régiments de la brigade, accompagné d’équipes de pionniers et de grenadiers, avec lance-flammes et chalumeaux oxhydriques, pour détruire tous les obstacles ayant résisté au bombardement, fondre les fils de fer des réseaux, mettre le feu à certaines défenses accessoires de la zone boisée. Des officiers d’artillerie assurent la liaison avec les batteries d’accompagnement.
Derrière ces troupes d’assaut (Sturmtruppen), suivant à 200 m et formant trois vagues successives, 3 bataillons. En réserve de brigade, à 500 m un bataillon. En réserve de division, encore à 500 m 2 bataillons.
La première position enlevée, des patrouilles d’officiers doivent tout de suite chercher la deuxième et dire si leur état nécessite une nouvelle préparation d’artillerie ou si l’assaut peut continuer.
Dans ce dernier cas, la première vague, avec ses chalumeaux et ses appareils lance-flammes, sautant par-dessus les premières tranchées nivelées, doit aller tout de suite attaquer les deuxièmes lignes. L’artillerie des corps d’armée se déplacera suivant les besoins du combat. Un changement de position de l’artillerie lourde n’est prévu que pour le moment où l’infanterie aura atteint la ligne 338 (344) Beaumont.
L’attaque ne se produit pas le 12 février. Le 5 février, le commandement de l’artillerie était organisé. Le 10 au matin, l’infanterie était en place. Le 11, les réglages de l’artillerie étaient terminés. Dans l’après-midi de ce même jour, une conférence réunissait au poste de commandement de l’armée, à Wittarville, auprès du Kronprinz impérial, les chefs d’État-major des corps d’attaque et cette proclamation était lue le soir, dans les bivouacs, datée du lendemain, 12 février.
Q. G. de l’armée, le 12 février 1916. « Après une longue période de défensive tenace, l’ordre de Sa Majesté l’Empereur et Roi nous appelle pour l’attaque. Soyons pénétrés de Vidée que la patrie attend de nous quelque chose de grand. Nous devons prouver à l’ennemi que la volonté de fer des fils de l’Allemagne, tendue vers la victoire, est demeurée vivace, et que l’armée allemande, là où elle marche à l’attaque, surmonte tous les obstacles. Dans la conviction ferme que chacun à sa place donnera son maximum d’efforts, je donne l’ordre de l’attaque. Dieu est avec nous ! ». Wilhelm K. J.
Quelques hurrahs retentirent, mais de nombreux déserteurs, affolés, se jetèrent dans les tranchées françaises.
Les uns se disaient Polonais et protestaient de leur désir de « vivre et de mourir en France » ; d’autres ne cachaient pas la terreur que leur inspiraient les préparatifs dont ils avaient été témoins. Ils disaient que tout serait réduit en poussière ; qu’il allait se produire quelque chose « qu’on n’avait jamais vu » (etwas noch nie gesehen) et qu’ils s’étaient laissés prendre pour ne pas assister à une pareille tuerie.
Or, la nuit du 11 au 12 fut une affreuse nuit de pluie et de bourrasques de neige. Les troupes d’assaut demeurèrent donc entassées dans leurs tranchées de départ, la baïonnette au canon et les pieds dans l’eau glacée. Les avions, sur qui l’artillerie comptait pour diriger son Trommelfeuer, ne purent s’élever dans une brume d’ouate, de sorte que l’artillerie, aveugle, dans l’impossibilité de contrôler les résultats de ses tirs, n’osa pas commencer une préparation qui devait coûter des centaines de milliers de gros obus.
L’attaque fut retardée d’un jour.