D’après un article paru dans l’encyclopédie « La France contemporaine »
Tome Année 1940
La France était encore sous le coup de la défaite et de l’armistice. Présidé par le maréchal Pétain, le dernier gouvernement de la IIIe République se préparait à transférer son siège de Bordeaux à Vichy. Certains départements ministériels avaient déjà commencé leur mouvement. Ainsi le commandant en chef des forces maritimes françaises, Darlan, venait-il d’arriver à Vichy, tandis que son chef d’état-major était encore à Nérac avec les principaux services et les transmissions de l’amirauté française.
C’est là que, vers le milieu de la matinée du 3 juillet 1940, l’amiral Le Luc reçut un télégramme urgent du commandant de la flotte de l’Atlantique, l’amiral Gensoul, à bord du Dunkerque, annonçant qu’une puissante escadre britannique venait de se présenter devant Mers-el-Kébir et qu’on le sommait, soit de se rallier, soit de couler ses bateaux, faute de quoi on l’y contraindrait par la force.
En fin de journée, la rumeur se répandit que les Anglais avaient effectivement ouvert le feu…
Le premier mouvement fut d’incrédulité. Ce ne pouvait être qu’une invention de la propagande allemande.
Il y avait 120 ans que nous avions échangé le dernier coup de canon avec les Anglais sur le champ de bataille de Waterloo. Nous avions au cours du XIXe siècle fait deux guerres à leurs côtés. Il n’y avait pas un mois qu’à Dunkerque, renouvelant sa fraternité d’armes de 1914-1918, la Royal Navy avait dépassé les limites de l’endurance et du sacrifice pour nous aider à sauver encore quelques milliers de vie.
C’était pourtant vrai. L’attaque n’était pas la conséquence d’une méprise tragique, elle n’était pas due à une impulsion irraisonnée née d’un mouvement de panique. Elle avait été longuement préméditée, exactement depuis le jour où le gouvernement anglais avait compris que nous allions perdre la bataille de France.
Elle ne s’était pas cantonnée au seul port de Mers-el-kébir : l’opération Catapult – qu’un amiral anglais baptisera l’opération Boomerang en raison de ses conséquences désastreuses – visait en réalité tous les bâtiments de guerre français où qu’ils fussent et elle avait été montée simplement parce que, après avoir fait le compte de ses moyens, le gouvernement de Winston Churchill n’avait pas voulu courir le risque, si minime fût-il, de voir la flotte française grossir les forces de ses ennemis.
Risque illusoire si l’on voulait bien faire confiance à ses alliés. Tous les bateaux de guerre français lors de la signature de l’armistice étaient hors de portée de l’ennemi. Mais Churchill n’avait pas confiance et sa méfiance allait causer la mort de 1 297 marins français, pour aboutir au résultat exactement inverse de celui qu’il cherchait, car, si l’attaque de Mers-el-Kébir a causé la perte d’un cuirassé ancien et mis le Dunkerque hors de combat pour des mois, elle a en revanche rapproché pour le reste de la flotte la menace d’une mainmise allemande, inconcevable en Afrique du Nord, en les obligeant à se replier sur Toulon, à la merci d’un coup de force.
Ce coup de force surviendra le 27 novembre 1942, obligeant nos marins à saborder leurs navires comme ils s’étaient engagés à le faire, démontrant ainsi aux Anglais la folie de leur action d’Oran.
Le pire fut évité. Si Mers-el-kébir provoqua instantanément de toute la marine française, jusque-là pro-anglaise à cent pour cent, comme le déclarera plus tard l’amiral Gensoul, le gouvernement français sut maîtriser ces réactions. Et paradoxalement, ce fut le mouvement de la France libre qui faillit en périr, comme le constate le général de Gaulle en écrivant ses Mémoires de guerre : « [...] c’était dans nos espoirs un terrible coup de hache. Le recrutement des volontaires s’en ressentit immédiatement. Beaucoup de ceux, militaires ou civils, qui s’apprêtaient à nous rejoindre, tournèrent alors les talons. En outre, l’attitude adoptée à notre égard par les autorités dans l’empire français ainsi que par les éléments navals ou militaires qui les gardaient passa, la plupart du temps, de l’hésitation à la réprobation ».
« Si les membres du présent gouvernement sont renversés, et si d’autres prennent le pouvoir au milieu des ruines, vous ne pouvez pas méconnaître que le seul atout qui leur restera pour négocier avec les Allemands, sera la flotte, et que si ce pays a été abandonné à son destin par les Etats-Unis, personne n’aura le droit de blâmer ceux qui auront alors la responsabilité s’ils recherchent les conditions les plus douces pour les survivants ». Ces lignes n’ont pas été écrites par un ministre français au mois de juin 1940. Elles sont extraites d’un télégramme que Winston Churchill adressait le 20 mai 1940 à Roosevelt et dont on pourra trouver le texte original dans le volume III des Foreign Relations of the United States, 1940.
Si Churchill, au 10èmejour de l’offensive allemande à l’ouest, avec toute la fierté qu’il éprouvait plus que tout autre Anglais peut-être pour la Royal Navy, envisageait froidement qu’il pût un jour se trouver un gouvernement anglais pour payer de la flotte un adoucissement au sort de ses compatriotes, comment s’étonner qu’il ait été intimement convaincu que les Français battus n’hésiteraient pas à en faire de même, ou qu’en mettant les choses au mieux, ils seraient incapables d’empêcher les Allemands de s’en emparer ?
Ce cauchemar d’un gouvernement britannique utilisant sa flotte comme monnaie d’échange, Churchill ne l’a pas eu une seule fois. Il y reviendra souvent au cours des semaines qui vont suivre.
Le 5 juin, dans un télégramme adressé au gouvernement du Canada, il envisage la politique qui pourrait être suivie par une « administration pro-allemande » installée à Londres à la suite d’une défaite britannique. Il en parle encore le 15 juin, puis à plusieurs reprises un peu plus tard.
Il ne faut donc en aucun cas, tant que l’Angleterre tient encore, qu’un gouvernement français ait la possibilité matérielle d’agir comme pourrait peut-être le faire un gouvernement anglais vaincu. Qu’on retourne dans tous les sens les éléments de la tragédie du 3 juillet 1940, la clef du problème est là. Tout le reste n’a plus qu’une importance secondaire. Connaissant Churchill comme on le connaît, avec l’ascendant extraordinaire qu’il a déjà pris sur ses compatriotes, sur l’amirauté britannique, sur l’opinion publique mondiale, on peut être assuré que c’est son idée qui prévaudra. Or, depuis la percée de la Meuse et les appels angoissés de Renaud, Churchill a la hantise de voir la flotte française, dont il faisait cas il n’y a pas si longtemps, affrontant un jour la Royal Navy sous le pavillon de la croix gammée.
Sur son ordre, le conseil de l’amirauté a pris ses dispositions. Sous son impulsion, le cabinet de guerre va donner l’ordre d’exécution. il faudra qu’au jour dit, par surprise, partout où dans le monde des bâtiments de guerre français sont accessibles, ils soient, suivant les circonstances, amenés à se rallier de gré ou de force, saisis ou, s’il en est nécessaire, détruits. Pas un seul ne doit rester intact si ce n’est sous « control » anglais, ce control qui est une prise de possession et non pas du tout une simple mesure de vérification comme le contrôle français.
Cette décision, Churchill en porte seul la responsabilité. Il n’a jamais cherché à s’en décharger. Il s’en est toujours prévalu comme d’une preuve de combativité et d’énergie. Comme il devait l’expliquer plus tard à M. Cordell Hull, chef du département d’état américain, puisque tant de gens dans le monde croyait la Grande-Bretagne sur le point de se rendre, il voulait par cette action, montrer qu’elle entendait encore se battre.
Disons tout de suite que la marine britannique n’a pas accepté de gaieté de cœur les ordres de son gouvernement. Tant qu’il n’était question que d’encourager les camarades français à désobéir à leur gouvernement, passe. A Bizerte, l’amiral sud, à Casablanca, l’amiral Afrique et le commandant de la marine au Maroc sont vivement sollicités. De Gibraltar, l’amiral sir Dudley North prend passage sur un torpilleur pour se rendre à Oran, afin de rencontrer l’amiral Gensoul, commandant l’escadre de l’Atlantique amarrée dans le port de Mers-el-kébir.
Partout les représentants de la marine britannique ont développé le même thème, partout il leur est répondu que les marins français suivraient les ordres de leur gouvernement, mais que ces ordres prévoyaient qu’en aucun cas la flotte ne tomberait aux mains de l’ennemi. Les officiers de liaison détachés dans nos forces navales sont rentrés à Londres convaincus de notre sincérité et de notre ferme propos. Ils l’ont dit. Il n’en sera jamais tenu compte.
Mais, lorsqu’il s’agit de passer aux actes, les amiraux britanniques sont loin d’être unanimes. Sans doute le premier lord naval, sit Dudley Pound ne semble t-il pas s’embarrasser de vains scrupules, lorsqu’il encourage ses subordonnés à balayer toutes ces balivernes et autres sornettes à propos de sentiments et d’amitié…
Il y a aussi l’amiral sir William James, commandant en chef à Portsmouth, qui dans ses Souvenirs, s’étend complaisamment sur les ruses grâce auxquelles il a pu endormir la confiance des équipages français et s’emparer de leurs bâtiments par surprise. Celui-là, manifestement, n’a aucun remords, et se réjouit plutôt du bon tour joué aux Français. Mais lui, du moins, n’a pas de sang sur les mains.
Les Mémoires de l’amiral Cunningham, en revanche, ne laissent aucun doute sur l’effet déplorable que lui firent les ordres de l’Amirauté. Quant à l’amiral North, commandant à Gibraltar, dès qu’il eut vent de ces projets, il expédia à l’Amirauté une lettre incendiaire, qu’on ne devait jamais lui pardonner et qui lui coûtera sa mise à la retraite d’office trois mois plus tard.
L’amiral Somerville, quant à lui, envers lequel nous autres marins français, avons sans doute été parfois injustes, a vraisemblablement fait tout ce qui était en son pouvoir pour faire revenir l’Amirauté sur les ordres donnés. Il ne s’est incliné qu’en apprenant qu’il s’agissait d’une décision irrévocable du cabinet de guerre.
Voici d’ailleurs ce qu’il écrivait à sa femme le lendemain de l’affaire de Mers-el-Kébir :
« J’ai bien peur de recevoir une volée de bois vert de l’Amirauté pour avoir laissé échapper le croiseur de bataille (il s’agit du Strasbourg). En fait, je ne serais pas surpris d’être relevé sur-le-champ. Peu importe, c’est une véritable saloperie de tirer sur ces Français qui ont fait preuve de la plus extrême bravoure. La vérité est que mon cœur n’y était pas, et l’on ne devrait pas avoir de cœur en temps de guerre. Mais, comme j’en avais averti l’Amirauté, je pense que c’est la plus grosse faute politique des temps modernes et j’imagine qu’elle va soulever le monde entier contre nous.
Je n’aurais jamais pensé qu’ils se battraient, en dépit de ce qu’avait dit l’amiral français… Mais les Français étaient furieux de ce que nous ne leur faisions pas confiance pour empêcher les bateaux de tomber entre les mains allemandes. Je suis sûr, quant à moi, que nous pouvions leur faire confiance, mais, mais, même si nous ne le pouvions pas, j’eusse encore préféré que cela se produisît que d’avoir à tuer une foule de nos anciens alliés.
Nous nous sentons tous souillés et honteux de ce que notre première bataille ait dû être une affaire comme celle-là. Mais je sens bien que je vais être blâmé pour avoir bousillé le travail et je pense que je l’ai effectivement bousillé. Mais à vous, je peux bien confesser que j’y allais à contre-cœur et qu’on ne peut gagner une bataille dans ces conditions… ».
Et voici que deux jours plus tard, il reçoit l’ordre de « remettre ça ». Le Dunkerque, paraît-il, n’est pas assez détruit. Il n’y a pas de mots pour stigmatiser une telle ignominie, écrit-il à sa femme, et je maudis le jour où l’on m’a confié ce poste. Dire qu’il me paraissait si merveilleux et que tout cela est si horrible…
Somerville ne fut pas relevé de son commandement. Il reçut même un télégramme de félicitations du premier lord de l’Amirauté et du premier lord naval auquel le premier ministre tint à s’associer. Mais, comme l’écrit son biographe, la confiance de Somerville dans la sagesse de ses chefs fut désormais ébranlée de façon permanente.
La répartition géographique de la flotte française à la date de la signature de l’armistice suffisait à donner dans l’immédiat tous les apaisements nécessaires à l’Amirauté britannique. Mais la rédaction de l’article 8 de la convention d’armistice devait, lui, fournir un argument, assez spécieux à vrai dire, en faveur de la destruction de la flotte française. On y lisait en effet que la flotte française serait … rassemblée dans des ports à déterminer et devait être démobilisée et désarmée sous le contrôle de l’Allemagne ou respectivement de l’Italie. La désignation de ces ports sera faite d’après les ports d’attache du temps de paix…
En bon français, contrôle de l’Allemagne et de l’Italie veut dire que des contrôleurs allemands ou italiens viendront s’assurer périodiquement de l’exacte exécution des clauses de désarmement ou de démobilisation. Mais pas en anglais. En anglais, dire que l’on contrôle un bateau, cela signifie qu’on l’a effectivement sous ses ordres. Première source de difficultés.
Deuxième source, le choix des ports de désarmement. il est de fait que le plus beau morceau de notre flotte, l’escadre de l’amiral Gensoul, actuellement mouillée à Mers-el-Kébir, était basée à Brest avant la déclaration de guerre. Est-ce à dire qu’elle va remonter dans ce port occupé par les Allemands ? Eventualité inacceptable.
La délégation française n’a pu obtenir que ce passge soit modifié dans le texte de la convention, mais le maréchal Keitel a promis que l’affaire pourrait se régler à l’échelon de la commission d’armistice. De fait, nous avons pu garder notre flotte dans les ports d’Afrique du Nord, où son désarmement est déjà commencé. Les Italiens, sur qui les Allemands se sont déchargés des questions méditerranéennes, n’ont fait aucune objection et la discussion avec la commission d’armistice allemande ne paraît pas devoir accrocher sur ce point.
En revanche, ce qui retarde le règlement définitif, c’est la question des bâtiments français retenus en Angleterre. Les Allemands n’ont pas plus envie de les voir passer aux Anglais, que les Anglais de voir les autres passer aux Allemands.
On sait déjà tout de même que ces derniers n’exigeront aucun retour dans les ports de la zone occupée, et d’ailleurs ils nous ont interdit de faire passer aucun bâtiment de guerre à travers le détroit de Gibraltar dans l’un ou l’autre sens. Voilà qui règle la question et qui devrait permettre de balayer ce malentendu, né de l’article 8, s’il était possible de s’expliquer en toute sérénité avec nos alliés.
Malheureusement, le contact est devenu très difficile. L’ambassade de Grande-Bretagne s’est évacuée spontanément de Bordeaux le 23 juin, sitôt que sir Ronald Campbell a eu connaissance du texte de l’armistice. Nous n’avons plus le droit de nous servir de la T.S.F, et pour communiquer avec Londres, il nous faut passer par le relais de l’attaché naval à Madrid. Le moindre télégramme met deux jours à parvenir à destination.
Tout cela explique fort bien comment jusqu’à la dernière minute avant le drame, les chefs de la marine britannique, incomplètement informés, ou se refusant à comprendre, se feront de la situation exacte une interprétation erronée, justifiant à leurs yeux les contraintes les plus rigoureuses.
Voici un exemple de ces mauvaises interprétations relevé dans un message de l’Amirauté britannique, en date du 26 juin : « … Il faut cependant observer que, d’après l’armistice signé avec l’Allemagne et l’Italie, les navires de guerre français doivent être démobilisés et désarmés sous contrôle allemand ou italien ».
Et voici comment, le 29 juin, le premier lord naval présente la situation au commandant en chef en Méditerranée à Alexandrie : « Nous n’avons pas encore reçu les clauses authentiques de l’armistice en ce qui concerne la flotte française. La version donnée par la B.B.C est qu’ils devront se rendre dans les ports métropolitains pour démilitarisation sous contrôle allemand ou italien. C’est probablement la version correcte… ».
Depuis le 17 juin, la force H se prépare à Gibraltar. Elle comprend le croiseur de bataille Hood, les cuirassés Valiant et Resolution, le porte-avions Ark-Royal, les croiseurs Arethusa et Enterprise, onze destroyers et un sous-marin.
Elle va appareiller le 2 juiller, à 16 heures Greenwich, pour se présenter le 3 au matin devant Oran.
Et le drame va commencer.