Extraits de la notice de l’abbé Idoux, publiée en 1911 et 1912,
dans les Annales de la société d’émulation du département des Vosges.
Dès 1631, Rambervillers, terre d’évêché du protectorat de la France, fut occupé par les troupes de l’Empire. Mais l’envahissement proprement dit de notre pays n’eut lieu qu’en 1633 par la Haute-Meurthe. Si la plaine des Vosges fut éprouvée par la peste en 1625, 1629 et 1631, la montagne le fut dès 1632. Le fléau semble y être venu par le Val de Lièpvre, et bientôt nombre des villages des environs de Raon-l’Etape furent contaminés.
Lorsque la guerre éclata, ce fut la vallée de la Meurthe qui subit les premiers passages des troupes ennemies. Tandis que Louis XIII en personne assiégeait Nancy, un détachement de Suédois, sous les ordres du rhingraf Othon-Louis, attaqua les troupes lorrraines, au pied des Vosges alsaciennes et les battit complétement à Saint-Hippolyte. S’élançant par le col de Sainte-Marie-aux-Mines, le rhingraf dévala sur Wisembach, entra à Saint-Dié qu’il trouva sans défense, se dirigea sur Raon-l’Etape et parcourut le pays que les Lorrains semblaient avoir abandonné.
Canton de Raon-l’Etape
(Prévoté de Raon et de Saint-Dié – Terre de Salm)
Selon Gravier, les Suédois pénétrèrent dans les Vosges en 1633 par le comté de Salm et vinrent dévaster le val de Saint-Dié. Battus plusieurs fois par Florainville et Gâtinois, maréchaux de camp du duc de Lorraine, ils furent rejetés en Alsace l’épée dans les reins. Il faut placer cette première invasion de bandes perdues de Suédois avant l’affaire d’Haguenau, où Florainville se fit battre à Pfaffenhofen. Dès lors, cette avant-garde suédoise dut pénétrer chez nous par le col du Donon et par la vallée de la Plaine.
De fait, la comptabilité du comté de Salm (1632 et 1634), porte que l’on prit quelques précautions pour arrêter les premières bandes. On fit reconnaître les lieux les plus convenables à la défense du pays, afin d’empêcher, au moyen de retranchements établis sur les sommets des vallées de la Plaine et du Rabodeau, « les courses des gens de guerre ». On constuisit des forts « pour les passages et empêcher l’entrée des Suédois ». Enfin, en 1633, on envoyait des rations de pains et de l’argent aux compagnies de Mitry et de la Brèche qui gardaient le passage de Colroy-la-Grande, c’est-à-dire le col de Saales.
Quoi qu’il en soit, le chancelier de Suède, Oxenstiern, jura de se venger sur les Lorrains de l’attaque de Pfaffenhofen et lança Othon-Louis à travers la vallée de la Meurthe. Ses troupes, ayant pénétré dans Saint-Dié, ravagèrent les environs. Raon-l’Etape eut à subir toutes sortes de violences, et le pays, sans défenseurs, n’eut plus qu’à assister impassible à sa dévastation. Pendant deux ans, la Meurthe et ses affluents furent occupés et pillés par les envahisseurs.
La comptabilité du comté de Salm, après nous avoir dit qu’en 1633, la contagion ravagea Vexaincourt et Luvigny au point qu’il ne restait plus un seul forestier, fait savoir qu’en 1633 et 1634 les scieries comtales chômèrent parce que « les soldats prirent le bétail servant à mener les bois auxdites scieries ». Mais en 1635, un fameux capitaine, Jean de Werth, offrit ses services à Charles IV et vint surprendre les aventuriers dont la France avait fait ses auxilliaires. A la tête d’une petite armée bien organisée, il bondit à Saint-Dié sur 22 compagnies d’infanterie et à Raon-l’Etape sur 5 compagnies de cavalerie. Il leur enleva drapeaux et cornettes, qu’il amena au duc de Lorraine. Ce succès, suivi de plusieurs autres qui devaient permettre au duc de reconquérir ces états, devint bientôt inutile.
On a vu qu’après avoir emporté Rambervillers, Charles IV établit un camp aux abords de la ville. Dans son état-major, se trouvaient le comte de Coloredo et Jean de Werth. Après avoir fait la jonction avec Gallas, le duc pensait poursuivre sa campagne de victoires, lorsque le général des Impériaux refusa, le 29 octobre 1635, d’accepter la bataille que lui offraient La Valette et Weimar. Dès lors, ce fut la disloquation des troupes lorraines, tout le pays rentra aux mains des Français et il fut à la merci de tous les partis. D’un côté les Suédois, de l’autre les Allemands joints aux Lorrains débandés, pillaient, brûlaient, saccageaient.
En 1636, eut lieu la funeste campagne de Franche-Comté, dont les Vosges méridionales eurent tant à souffrir. Coloredo, d’abord relégué au val de Délémont, resta quelque temps en Alsace avec un détachement de l’armée de Gallas. Quand il crut le moment opportun de rejoindre Charles IV, il franchit la chaîne des Vosges, et se heurta à Raon-l’Etape à Gassion qui, l’année précédente, uni à Weimar, avait détruit Charmes. Ce fut par la vallée de la Plaine que Coloredo reprit l’offensive. Ce fut un malheur pour la région. Luvigny fut incendié par l’armée de Gallas, les usines domaniales disparurent et les habitants furent pillés.
Les scieries de Lajus, de Luvigny, de la Goutte-Guyot au val d’Allarmont, de la Goutte de la Maix, le moulin de Raon-sur-plaine, dans la vallée de la Plaine, les forges de Framont, de Champenay, le chaufour de Grandfontaine, le moulin de la Broque, dans la vallée de la Brusche, tout fut pillé, ravagé par Coloredo ou ses adversaires.
Se heurtant à Gassion sous les murs de Raon, Coloredo eut un contretemps qui lui fut funeste. Il fut tenu en échec assez longtemps pour permettre au maréchal de La Force d’accourir et de lui barrer passage. A la jonction de la Plaine et de la Meurthe, un combat acharné se livra, dans lequel la victoire resta aux Français. Les 2 000 Impériaux de Coloredo furent battus, leur général et ses officiers furent pris et envoyés à Vincennes.
Raon-l’Etape était jadis fermé de murailles et de fossés, muni de tours et de trois portes. A la suite de la défaite de Coloredo, les murailles de Raon furent abattues, seules les tours et les portes restèrent suffisamment longtemps pour attester que la dévastation s’était jetée sur la ville. Paul Cabasse nous dit : « Richelieu sacrifia à sa vengeance le château de Beauregard, situé sur la côte nord-est de la ville ». Il est hors de doute que les localités du canton de Raon subirent les conséquences de l’envahissement de 1633, de l’occupation qui suivit, de la chevauchée de 1635, et de la lutte de 1636. Ce fut, croit-on, dans la même campagne que fut détruit le château de Langstein, et ruiné le village de Pierre-Percée, à quatre kilomètres de Celles. Les comptes de Salm montrent que non seulement la vallée de la Plaine, mais celles de la Brusche et du Rabodeau furent entièrement dévastées, et qu’après 1661, il fallut des années pour relever les ruines.
Si les usines, métairies et terres acensées furent partout saccagées, il n’est que trop certain que les fermes, les hameaux, les villages entiers ne furent pas épargnés.
En 1640, Luvigny était à peu près désert, Vézeval avait disparu, la cure de Celles n’était pas rebâtie en 1669, un petit centre nommé Léloz succomba dans la tourmente, et comme Vézeval ne se releva pas. Enfin, le Haut-Allarmont fut complètement détruit.
Dès 1632, les villages environnant Raon-l’Etape étaient ravagés par la contagion et la ville chargée du cantonnement des troupes impériales qui occupaient les terres de l’évéché de Metz, bien que Raon fut pays de Lorraine. De 1634 à 1645, il n’y a plus de compte où il soit question de Raon-l’Etape. Lorsque son nom reparait, c’est pour constater en 1645 « que Raon est comme déserte, qu’il ne s’y tient plus aucun marché », en 1650 que « les armées suédoises de Falkenstein et Roze, qui gitèrent à Raon et environs, ruinèrent toute la contrée ».
En conséquence, après la destruction de Vézeval, il n’y a plus de drapiers à Raon (1655 et 1656), l’hôpital avait succombé depuis les guerres, il n’y avait plus que pierres sur pierres, le four banal, le battant à écorces, la halle était démolie et en décombres. Les vignes qui étaient à la côte de Beauregard, ravagées, ne se façonnaient plus depuis les guerres. La ville, pour faire face à ses lourdes charges, avaient vendu ses coupes de bois. Alors, on ne trouve plus à Raon que dix conduits, et à Laneuveville, il en existe un et demi.
En 1660, Saint-Dié et Raon ne comptent que quarante conduits, Laneuveville un seul et tout le Ban d’Etival vingt-quatre. En 1668, les moulins de Raon et de Laneuveville seront encore à reconstruire. La population se reconstitua lentement. Si en 1710, Raon comptait 194 ménages et Laneuveville 52, Celles n’en comptait que 34, Luvigny 5 et Raon-sur-plaine 34 au maximum. En revanche, les loups pullulèrent au pays, il fallut leur faire la chasse, même à cheval. Sur le ban d’Etival, on rencontre la misère en 1637. Le maire Briot suppliait les religieux de réduire la taille Saint-Remy, « attendu le petit nombre d’habitants qui se trouvaient dans le ban, la grande pauvreté et misère que se constatait pour lors ». Les années suivantes, il ne fut plus question de réduction, on se trouva face à l’impossibilité.
Pour surcroît d’infortune, le 28 avril 1646, le « comte de Vilgdenstein, capitaine du régiment de Toubaldt, ayant son quartier d’hiver » au monastère, une partie de l’abbaye fut détruite par l’incendie.
Les religieux furent obligés, dès 1637, d’exécuter leurs créanciers et ils en donnèrent la raison dans leur procès contre Pont-à-Mousson. Comme la ville, leur devant 1120 francs de rentes échues, arguait que l’année était trop mauvaise, les moines d’Etival représentèrent qu’ils ne pouvaient vivre, à moins que ceux qui leur devaient ne les payassent. Ils gagnèrent leur procès en 1637, mais le jugement resta lettre morte. Force leur fut de faire saisir en 1639 la caisse municipale de Pont-à-Mousson.
D’autre part, les cens des menanties (*), ou d’autres terres du domaine, aliénées moyennant quelques modiques redevances, ne rentrèrent plus.
(*) Le mot menantie est une expression propre au Ban d’Etival et aux Vaux Saint-Dié. Voici comment D. Ligier définit ce mot : « Les menanties ne sont rien autre chose que certains biens, maisons, terres, prés, etc. que les abbés d’Etival ont donné à certains de leurs sujets, pour par eux en jouir leur vie naturelle durant, qu’ils ne pouvaient ni vendre, ni échanger, ni diviser en aucune manière. Ce que n’exécutant pas, lesdits biens ou menanties retournaient au domaine de l’abbaye. S’il y avait plusieurs enfants mâles, la menantie appartenait de droit à l’aîné, à condition cependant qu’il était obligé d’en faire le relevage auprès du seigneur abbé pendant les six semaines depuis la mort du père, faute de quoi elle était réunie au domaine de l’abbaye. S’il quittait le Ban, faisant son établissement ailleurs, la menantie retournait à son origine et était réunie au domaine d’Etival.
Les terres avaient perdu leurs tenanciers, les uns emportés par les fléaux de l’époque, les autres disparus sans laisser de traces. Les survivants étant incapables d’ailleurs de plus verser les cens si minimes imposés par les contrats d’acensement, une quantité prodigieuse d’héritages tombèrent en déshérence ou furent abandonnés, et rentrèrent au domaine de l’abbaye, qui n’en avait alors que faire. Finalement, les cultures formèrent des friches, des halliers, voire des hautes futaies à travers le Ban et le Haut-Ban d’Etival.
Les layettes renferment une foule ventes et d’ascensements nouveaux dus aux abbés de la dernière moitié du XVIIe siècle au premier tiers du XVIIIe siècle. Or toutes ces concessions portent sur des terres autrefois cultivées et qu’il fallait défricher, des menanties qui n’avaient plus été relevées, sur des terrains où les chênes avaient pris la place des guerêts. Les friches avaient tellement envahi le territoire de La Bourgonce, que les cens y étaient perdus, qu’il était extrêmement difficile de retrouver les limites des anciennes forêts abbatiales, et qu’il fallut, après bien des contestations entre la communauté de La Bourgonce et le gruyer d’Etival, procéder en 1721, à une délimitation des biens respectifs des parties, faire un abornement avec carte des lieux en litige.
En plus de la layette ascensements, celles qui portent les noms des différents villages ou hameaux du Haut-Ban d’Etival (Herbaville, La Vacherie, Sauceray, Bréhimont, Biarville, Nompatelize, La Salle, Le Ham, L’Hôte-du-Bois, La Bourgonce), de même que celles du Ban d’Etival proprement dit (Les Basses-Pierres, Neuf-Etang, Saint-Remy, Le Ménil, Pajaille, Le Vivier, Deyfosse, La Fosse et Etival), renferment, pour la même période de temps, quantité d’ascensements refaits sur les friches des anciennes terres des cens.
L’immense plateau situé entre Saint-Remy, Le Menil, Deyfosse, Biarville, Nompatelize et Le Ham, était surtout envahi par les broussailles. Ce fut aux « lieux-dits » La Gasse, Malençon, La Grande Corvée, etc. que les nouveaux habitants de Nompatelize, Saint-Remy et Deyfosse, après la paix, sollicitèrent de la part de l’abbaye, des terres à défricher. Il en fut de même aux Basses-Pierres et à Neuf-Etang pour ceux de Saint-Remy et La Salle. Quant aux habitants de La Bourgonce, ils n’eurent que l’embarras du choix pour se reconstituer des prés et des terres de labour sur le finage embroussaillé.
Sur tout le domaine d’Etival, les scieries, moulins, battants, pilons à écorces, huileries furent la proie des flammes. La forge abbatiale de La Salle fut détruite, les moulins d’Etival et de Brehimont formèrent des monceaux de débris, les nombreuses scieries de Saucerey, La Bourgonce, Etival, etc. disparurent. Ce fut grâce à de nouvelles concessions consenties par les abbés, que la plupart de ces usines purent se relever peu à peu.
A Nompatelize, les Suédois n’épargnèrent rien : église, presbytère, maisons individuelles, tout fut incendié. Ils laissèrent derrière eux la misère et une dépopulation effrayante. En 1710, La Bourgonce comptait à peine 34 ménages, La Salle 19, Saint-Remy 42, Herbaville 18, Brehimont et La Vacherie 22, Nompatelize également 22 et Biarville 12.
Voici quel fut l’état du pays relevant de la juridiction spirituelle et temporelle de l’abbaye d’Etival. Et cependant, Louis XIII l’avait pris sous sa protection !
Le 3 mai 1643, le marquis Claude de Lenoncourt, gouverneur de Lorraine et Barrois, pour le service de la France, recevait « ordre de faire garder exactement les sauvegardes du roi octroyées aux chanoines réguliers de la réforme de Prémontré de l’abbaye, ban, seigneurie et dépendances d’Etival ». Que de fois, nous avons à constater l’inanité des sauvegardes royales !
Au total, dans la région de Raon-l’Etape et d’Etival, nous voyons la population décimée par la contagion, les villages dévastés, les usines incendiées, les terrains broussailleux, Raon démantelé, les châteaux de Pierre-Percée et de Beauregard démolis, et deux localités Vezéval et Léloz à jamais disparues. Et ce sera pareil décompte qu’il nous faudra faire à travers le département entier !
A suivre : les cantons de Senones et de Provenchères