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  • 15 février 2010 - Par Au fil des mots et de l'histoire

     

    Le camp de la misère de la presqu'île d'Iges dans GUERRE 1870 - 1871 presquileiges-150x150cartediges-150x150 dans GUERRE 1870 - 1871campmisere-150x150

    D’après des extraits de la monographie « Campagne de Sedan » du commandant Polyeucte Vidal – Chef de bataillon au 91e – Publication 1910

     

    4 septembre 1870

    Il était environ une heure du matin, la nuit des plus obscures, chargée de vapeurs et d’une humidité pénétrante, ne nous permettait d’apercevoir que par intervalles, les lignes sombres et silencieuses de l’ennemi qui formaient la haie des deux côtés de la route où nous étions de nouveau engagés. A part le hennissement de quelques chevaux, le silence le plus complet nous entourait.
    Après avoir suivi cette route pendant quelque temps, nous passons sur un pont éclairé par un grand feu qu’entretenaient des Prussiens groupés autour, et dont les casques brillaient d’une sinistre lueur. A cette clarté, nous voyons deux pièces d’artillerie braquées vers le pont jeté sur un cours d’eau qui me parut profond. Au-delà, nous passons entre des maisons, puis entre des allées d’arbres et, dès lors, sur les deux côtés de la route, nous ne cessons de voir allongés dans des couvertures, ou bien groupés autour de feux de bivouac, ou blottis sous des tentes, des masses de nos hommes, pêle-mêle, sans aucun ordre.

    Nous marchons ainsi longtemps, longtemps par à coups, à la queue leu leu, comme un troupeau de moutons, la tête basse, barbotant dans un terrain glissant et toujours au milieu du plus lugubre silence. Tantôt la route monte, tantôt elle descend. Ici, ce sont des arbres élevés, là un taillis, plus loin une clairière qui nous laisse voir à droite les reflets de la Meuse.

    L’humidité, le besoin de dormir m’avaient enlevé à peu près tout sentiment et mon esprit, ébranlé par les épreuves des derniers jours, n’avait plus la force de réfléchir. J’étais dans un état d’atonie complet et, cramponné à l’arçon de ma selle, je pensais a tout instant me laisser choir, je n’avais plus que la conscience de la longueur du trajet. Qu’il me parut long, mon Dieu. Si au moins, j’avais pu marcher, mais ce m’était impossible ! Enfin nous quittons cette interminable route et entrons dans un champ puis, au bout de quelques pas : « Halte ». On s’arrête, nous étions arrivés au but.

    Le colonel me dit de faire camper mon bataillon mais tout le régiment était confondu et la majeure partie ne suivait pas. Où était-elle ? Il me fallut revenir sur nos pas, crier, appeler, rallier à moi presque tout le régiment dont j’étais le seul chef de bataillon, lui indiquer la direction à suivre, trier les bataillons dans l’obscurité, et me basant sur une ruine dont j’apercevais la silhouette à ma gauche, indiquer à peu près l’alignement. Enfin, après des allées et venues interminables, la majeure partie du régiment se trouva arrêtée. Les rares tentes étaient dressées et je pus songer à ma triste personne, faire dresser ma tente, attacher au piquet mes deux chevaux et, vers 3 heures et demi environ, j’oubliai notre malheur dans le plus complet anéantissement.

    La campagne était terminée pour nous, le calice était vidé jusqu’à la lie, rien n’y avait manqué, privations, fatigues, périls, humiliations, déshonneur.

    Les causes… Elles découlent nettement des pages qui précédent et peuvent se résumer en ces mots : « En ce qui concerne l’armée de Sedan, tout, tout était défectueux, à peu près tout avait été laissé au hasard. Pour ce qui a trait au Pays : Peuple en décadence, pays dégénéré, pays du mercantilisme et par conséquent de l’égoïsme, pays ou le mépris de la loi est passé en principe, où sont atrophiés les plus beaux sentiments, ceux qu’inspirent seul le patriotisme, parce qu’il n’y a plus de patriotisme dans notre pauvre France ».

    En sortant de ma tente, après quelques heures d’un sommeil léthargique, mon premier soin fut de me rendre compte de notre position. Voici ce qui s’offrit tout d’abord à mes regards.

    A 20 pas de ma tente, la Meuse, coulant ses eaux limpides de droite à gauche dans un cercle qui semblait nous envelopper complètement. Sur la rive gauche que nous occupions, à 30 ou 40 pas, les ruines d’une tour carrée, assez semblable à un blockhaus, où l’on distinguait des créneaux, et qui avait dû être, jadis, un poste de douane destiné à surveiller les contrebandiers. En arrière, à 200 mètres environ, une élévation couverte de maisons séparées ou bordées de jardins verdoyants ; à droite, des massifs d’arbres et taillis, des haies entourant des champs cultivés ; à gauche, une vaste prairie. Sur la rive opposée, une ceinture de hauteurs présentant alternativement de riants villages, des bois, des terres labourées, des prairies, et venant mourir en pentes douces au bord de la rivière que longeait une route.

    L’ensemble de ce paysage adouci par une légère vapeur qui succédait à l’extrême humidité de la nuit, était fait pour porter à la rêverie mais, hélas, on était bien vite ramené à la réalité par la vue des sentinelles prussiennes le casque en tête, le fusil sur l’épaule, se promenant flegmatiquement à 200 pas de distance les unes des autres sur toute la rive droite. En arrière d’elles, des petits postes échelonnés ; au-delà des grands gardes. Plus loin, sur tous les versants, toutes les crêtes, et aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, des divisions entières campées. Oh ! Nous étions prisonniers, bien prisonniers.

    Tout autour de moi, nos soldats grouillaient, les uns faisant du feu, les autres épluchant des légumes ou apportant le produit de leur maraude, ceux-ci faisant sécher leurs effets à un feu chétif, ceux-là barbotant dans la Meuse. D’autres enfin se construisant des abris avec des branchages, des débris de vêtements ou d’objets de campement, le tout dans un ordre qui laissait tout à désirer. D’alignement, il n’y en avait aucun, l’obscurité avait empêché de le prendre quand on s’était arrêté. On était à peu près par bataillon, voilà tout, et, comme on supposait que des ordres généraux allaient être donnés, ou que l’on ne tarderait pas à partir, aucune rectification ne fut faite, aucune mesure de salubrité ne fut prise. Aussi, quel taudis que ce camp après deux ou trois jours. Et après une semaine donc !

    Une reconnaissance ultérieure me fit connaître la disposition du pays dans lequel nous étions confinés.

    Au sortir de Sedan, la Meuse, dont la direction générale de Stenay à Mézières est du sud-est au nord-ouest, se dirige, après quelques méandres, droit au nord pendant 3 kilomètres environ. S’infléchissant alors vers l’ouest en une courbe gracieuse, dont la corde est d’à peu près un kilomètre, elle se dirige vers le sud pendant 5 kilomètres pour reprendre ensuite vers Douchery une direction perpendiculaire à l’ouest.

    La Meuse forme ainsi une boucle d’une longueur moyenne de 4 kilomètres sur 1 kilomètre de large. A sa partie la plus étroite, est creusé un canal oblique qui fait de cette boucle une île véritable reliée à la terre ferme par un seul pont jeté sur le canal au village même de Glaire. Une hauteur de 60 à 80 mètres environ, assez raide à l’est, beaucoup plus douce à l’ouest, s’étend dans le sens de la longueur de l’île et se termine par une dépression insensible aux deux extrémités. Une vaste carrière de pierres à bâtir en exploitation élève ses falaises abruptes et ses amas de débris rocheux dans le versant oriental, sur le bord de la route qui va de Glaire à Iges. Trois villages, Villette au sud-ouest, Iges au nord-est, Glaire au sud-est, à cheval sur le canal, tels sont les seuls lieux habités de cette presqu’île qui reçut et gardera dans l’histoire le nom de Camp ou « camp de la misère ».

    Dominée de tous côtés par des hauteurs garnies de troupes et d’artillerie à une distance d’au plus 3 kilomètres, entourée d’une rivière, large d’une trentaine de mètres, guéable nulle part, et d’un canal profond, cette position avait été choisie avec un art infernal par le génie de Moltke, et c’est là, dans cette impasse, frais et plantureux alors, mais bientôt cloaque infect, qu’étaient jetés plus de 70 000 hommes et 20 000 chevaux, tous confondus, infanterie, cavalerie, artillerie, génie, soldats, officiers, généraux, tous sans armes (à l’exception des officiers), sans abris et sans vivres. Tous assimilés à un troupeau de bêtes et abandonnés, en l’absence de toute discipline, aux passions les plus brutales. Tous à la discrétion du bon plaisir de ces froids et implacables ennemis qui ne se sont pas fait faute de nous traiter en brutes.

    Le temps était couvert et très humide et annonçait une continuation sinon une recrudescence des mauvais jours qui avaient tant assombri notre malheureuse campagne. Les rares tentes dressées ne séchaient pas. Le sol assez argileux se pétrissait sous les piétinements des hommes entassés. Les feux allumés avec du bois vert donnaient peu de chaleur et beaucoup de fumée. Ma tente, la seule du régiment, était devenue le cercle de mon bataillon et servait de gîte la nuit, d’abri contre le mauvais temps, au colonel et à quatre de mes plus anciens officiers. Tous les officiers du bataillon, le colonel et moi, au nombre de dix, nous réunîmes en une seule popote et mîmes nos provisions en commun. Elles consistaient en très peu de pain, quelques gourdes de vin, presque pas de viande et quelques légumes. Ferait-on bientôt des distributions ? Il n’en était nullement question.

    Combien de temps devions-nous demeurer dans ce Cayenne ? Nul ne le savait.

     

     

    5 septembre

    Le jour suivant se passa comme la veille à piétiner dans la boue, à baguenauder au milieu, je ne puis plus dire du camp, ce n’en était un sous aucun rapport, mais des abris bizarres, grotesques, informes, qu’officiers et soldats s’étaient confectionnés en guise de tentes, de gourbis, avec tous les haillons, les débris de clôture, d’arbres ou de plantes qu’ils avaient pu se procurer.

    Ce jour-là, je pus subvenir à la nourriture de mes chevaux en allant moi-même glaner, dans un champ complètement dénudé, des débris d’herbe et de luzerne.

     

     

    6 septembre

    Le bruit circulant que l’autorité prussienne donnait, de 8 à 9 heures du matin, aux officiers des permissions pour aller à Sedan, je résolus de m’y rendre pour ravitailler notre popote. Le lendemain à 7 heures et demi du matin, mon ordonnance et moi montions à cheval munis de sacs, de sacoches, de cordes pour rapporter le plus possible de vivres, fourrages et provisions.

    A 8 heures, j’étais au pont jeté sur le canal, dit pont de Glaire. Plusieurs maisons situées à droite sur notre rive étaient occupées par des soldats allemands et on m’indiqua la dernière comme étant celle où se délivraient les permis en question, mais ce n’était qu’à partir de 9 heures et non 8 heures.

    Ayant une heure à perdre, j’en profitai pour faire un tour vers la partie ouest de l’île, afin de me rendre compte de la configuration du terrain. La cavalerie était de ce côté, dans un ordre relativement passable, les chevaux au piquet [...] 

    Le bureau des permissions était maintenant ouvert et assailli par une foule d’officiers. Je me faufile avec peine au milieu d’eux, jusqu’à une pièce contenant 3 tables et 3 chaises où trônaient arrogamment 3 officiers prussiens de divers grades se faisant passablement comprendre en français. Après une heure d’attente, j’obtenais en langue allemande, sur un petit carré de papier, quelques lignes qui, visées par le plus élevé en grade des trois, me donnaient le droit de passer le pont avec mon ordonnance et mes deux chevaux, à la condition expresse d’être rentré à 1 heure de l’après-midi [...]

    Je regagnai le pont de Glaire, non sans avoir encore acheté en route à un paysan qui en récoltait des pommes de terre, et ramassé plusieurs bottes de foin et de luzerne. Mes poches bourrées, les sacoches pleines, mes chevaux disparaissant sous leur charge, c’est ainsi que j’arrivai à mon camp où je fus reçu avec enthousiasme !

    Bien m’en avait pris de me rendre aussi promptement à Sedan. D’abord la pénurie de nos provisions l’exigeait, puis le temps qui menaçait se gâta le soir même et la pluie ne nous quitta plus, et enfin, dès le lendemain, les permissions pour aller en ville furent complètement supprimées, soit caprice de l’autorité allemande, soit par suite d’abus. Nous avions des vivres pour 48 heures environ, après, nous verrions.

    Pendant mon absence du camp, les régiments d’infanterie de marine étaient venus se grouper autour de nous, ce qui n’était pas fait pour diminuer l’encombrement, bien s’en fallait. Je retrouvai là plusieurs camarades et recueillis des détails exacts sur la part que cette arme avait prise à la dernière bataille où elle avait combattu à Bazeilles même et soutenu cette fusillade épouvantable. Ses pertes avaient été grandes, mais les Bavarois engagés contre elle, avaient, de leur propre aveu, été écrasés.

     

    7 septembre

    Pendant la nuit, je suis réveillé par des clameurs et le bruit de chocs violents et multipliés sur le sol qui en était ébranlé. Je mets le nez hors de ma tente et j’aperçois tous les hommes debout, dans des costumes impossibles, et agitant les bras pour effrayer et éloigner une masse de chevaux libres, qui faisaient irruption dans le camp en hennissant, se battant, écrasant les tentes et abris improvisés et quelques fois même leurs habitants.

    Voici ce qui était arrivé : depuis plusieurs jours, les chevaux ne recevaient plus la moindre nourriture. Après avoir rongé le peu d’herbe qui entourait leurs entraves, s’être mutuellement dévoré les crins de la queue et de la crinière (historique), ces malheureuses bêtes se livraient entre eux des combats acharnés. Pris de compassion, les cavaliers ne trouvèrent rien de mieux à faire, que de leur donner la clé des champs et aussitôt ces 20 000 chevaux de tout sexe et de toute race, parmi lesquels se trouvaient 3 à 4 000 étalons arabes, s’étaient rués dans toutes les directions faisant un steeple-chase homérique. Toute la nuit se passa à se garer contre cette invasion d’un nouveau genre.

    Outre le peu d’envie que j’éprouvais pour ma part de recevoir quelque ruade dont n’aurait pu certes pas me préserver la muraille de ma tente, je craignais que les postes prussiens ne crussent à quelque révolte et ne se missent à tirer sur nous comme sur des chiens, et il parait que c’est ce qui faillit arriver. Dieu sait quel carnage en fut résulté !

    Dès l’avant-veille, les hommes avaient commenée à abattre pour leur nourriture dos chevaux ramassés par ci par là. Ce qui n’avait été jusque-là que cas isolés devint général, il y avait du reste embarras du choix. Déjà l’on voyait en tous sens, dans les chemins, sur le bord de la rivière, dans les enclos et jusqu’au milieu des tentes, les carcasses de ces animaux élevant au-dessus du sol leurs côtes dépouillées et encore sanglantes.

    Pas la moindre distribution de vivres n’avait été faite depuis le 2 septembre et on peut dire que, depuis à peu près le 25, le plus grand nombre n’avait plus de pain, et vivait à la dragonne, mais depuis deux jours, malgré les pillages, tous, absolument tous n’avaient plus rien. Les chevaux furent les victimes de cet état de choses inouï (70 000 Français, sans le moindre aliment, en pleine France, dans une contrée riche et fertile) et déjà ils tombaient par centaines. Déjà on ne voyait plus que quartiers de ces animaux accommodés en grillades, en bouillie, sans aucun légume, sans sel, condiment dont la privation était la plus sensible.
    Notre popotte, combien ne paraissait-elle pas luxueuse à côté de ces repas hippophagiques !

    Qu’allions-nous devenir ? Combien de temps allions-nous demeurer dans cette affreuse position ? Nous l’ignorions encore, bien qu’il courut une rumeur annonçant que le départ pour l’Allemagne était commencé, mais rien, rien d’officiel. Une fois les chevaux mangés ou morts d’inanition (car pour eux il n’y avait pas la moindre ressource), serions-nous réduits à nous manger nous-mêmes ?

    Pour comble de malheur, la pluie tombait, tombait toujours. Il fallait rester là tout le jour, toute la nuit, sans abri ou à peu près, dans la boue, dans les immondices, dans les détritus de toute espèce, comme des porcs dans leur bauge, sans pouvoir même, faute d’instruments, se livrer aux soins de propreté indispensables à une telle agglomération d’hommes. 

    Je ne m’appesantirai pas sur l’état des troupes au point de vue discipline : il n’y en avait pas la moindre, les soldats ne saluaient plus les officiers, ceux-ci même ne daignaient plus honorer d’un salut leurs supérieurs, donnant en cela le plus déplorable exemple. A tout instant, nous étions témoins de scènes d’insubordination les plus révoltantes.

    Le camp, qui laissait déjà tant à désirer sous le rapport de l’ordre, de la salubrité et de la discipline, était devenu en outre une véritable forêt de Bondy : des vols incessants étaient signalés partout, tout disparaissait.

     

     

    8 septembre

    Notre seule préoccupation était de chercher à savoir quand finirait cette effroyable misère et notre seule occupation de songer à apaiser cet impérieux besoin, le plus inexorable de tous, la faim, ce besoin prosaïque, vulgaire, mais sans cesse renaissant, véritable vautour qui, après la soif, est celui qui influe le plus sur les facultés morales et physiques de l’homme. Nos vivres, à nous-mêmes, étaient épuisés dès le matin. Il ne nous restait rien, rien.

    Que faire ? Faire comme les autres, manger du cheval, ainsi fîmes-nous : bouilli de cheval, avec grillade idem, sans pain, ni vin, ni sel. Même répétition le soir, tel fut notre ordinaire pendant cette journée. Je trouvai pour ma part cette viande dont je n’avais jamais mangé, que je sache, dure, filandreuse, d’un goût fade et particulier qui me restait à la gorge et que ne purent dissiper les quelques gorgées d’eau nauséabonde puisée dans la Meuse déjà empestée par les immondices et les détritus de toute sorte. Un sergent vint m’offrir pour dessert une compote de pommes qu’il avait fait cuire dans sa gamelle, avec de la graisse de cheval. Sans doute j’avais encore faim, mais ce mets ne peut passer. Je ne crois pas avoir de ma vie goûté à quelque chose d’aussi écœurant.

    Cette misère, cette famine véritable auxquelles était soumise notre malheureuse armée, devaient, malgré tous les obstacles, inspirer à ceux qui y étaient en lutte, l’idée de s’y soustraire. J’avais bien entendu, dans le courant des nuits précédentes, quelques détonations d’armes à feu dans diverses directions ne sachant à quoi les attribuer, je ne m’y étais pas arrêté. J’appris ce jour-la, qu’un certain nombre de nos hommes, officiers et soldats, avaient traversé la rivière à la nage pour s’évader. Mais un bon nombre avaient été fusillés par les sentinelles au bord même de la rivière où, arrêtés, plus loin, ils avaient été sommairement passés par les armes. Le nombre de ces exécutions (nombre que je crois exagéré) s’élevait, disait-on, à plusieurs centaines (On parlait de 1 200).

    Nous apprîmes aussi, dans cette même journée que l’évacuation des prisonniers sur l’Allemagne était commencée ; on assurait que la troupe partait par détachements de 10 000 hommes, séparée des officiers subalternes qui formaient des convois distincts de 1 000 individus, et que les officiers supérieurs et généraux étaient libres de se rendre, sur parole, à Pont-à-Mousson, dans un délai fixé, avec leurs armes, chevaux et équipages.

    Désireux d’être fixé sur ce point, je me rends au pont de Glaire où j’acquiers la conviction que ces bruits sont parfaitement fondés et je vois sur le bord de la route, à l’entrée du pont, un énorme tas de sabres d’officiers, brisés ou tordus pour la plupart, que leurs propriétaires avaient dû rendre avant leur départ. J’exprimai mon indignation pour cette mesure qui était une violation formelle d’un des articles de la capitulation. Il me fut répondu que messieurs les Prussiens l’interprétaient ainsi. Une fois de plus, suivant le digne axiome de monsieur de Bismarck, « la force primait le droit ». Il fallait s’incliner.

    Je retournai au camp par la crête de la hauteur qui forme comme l’arête dorsale de l’île. Le versant occidental était presque entièrement dégarni des nombreux camps que j’y avais constatés la veille. Il ne restait plus, de la cavalerie, que les chevaux errants à l’état de squelettes, le sol présentait partout les nombreuses carcasses de ceux qui avaient servi d’aliment aux troupes et, à tout instant, je rencontrais des groupes de trois ou quatre hommes accroupis autour du cadavre d’un de ces malheureux animaux et, semblables à des chacals, déchiquetant ses membres pantelants. Je remarquai deux soldats qui, ne sachant sans doute comment abattre la victime qu’ils avaient choisie, lui avaient bandé les yeux et la menant à reculons jusqu’au bord de la carrière, l’y précipitèrent d’une hauteur de 60 à 80 mètres pour aller ensuite la dépouiller à l’aise. Je m’en allai révolté.

    De retour au camp, j’appris que trois petites vaches avaient été envoyées pour tout le régiment, trois bêtes étiques pour 2 000 hommes ! Je sus également qu’on avait enfin songé que, aucune distribution régulière n’ayant été faite depuis douze jours, il y avait des probabilités pour que nous fussions à court, car plusieurs voitures de biscuit étaient arrivées au pont. Mais ces voitures, qui étaient du reste comme un grain de millet en présence de cet ogre armé encore de 50 000 mâchoires, ces voitures avaient été pillées en un instant, malgré l’escorte prussienne qui avait dû larder plusieurs des assaillants, mais sans parvenir à les repousser [...]

    Cependant, le nombre des troupes ennemies préposées à notre garde était sensiblement plus clairsemé que les jours précédents. De temps en temps, nous apercevions de sombres colonnes serpentant à travers la campagne. On assurait qu’elles se dirigeaient sur Paris. Néanmoins le chiffre des grands gardes, petits postes et sentinelles, échelonnés le long de la rivière, était toujours le même. A quelques pas de notre camp, l’ennemi avait établi un bac pour relier les deux rives et faciliter son service. De temps en temps, un soldat prussien venait apporter des paquets de tabac de contrebande qu’un marchand français demeuré sur l’autre rive nous vendait à des prix incroyables. J’ai vu payer 5 francs un paquet de 0 fr. 50, échantillon du patriotisme de nos compatriotes. Par ce bac, nous faisions parfois passer des lettres ouvertes. J’y ai vu également passer plusieurs officiers français qui, ayant signé le « revers » prenaient la direction de la Belgique, emportant leurs sabres et bagages [...]

     

    9 septembre

    Cependant, malgré la fraîcheur et la pluie qui heureusement régnaient à peu près sans trêve depuis notre internement, les nombreux cadavres de chevaux répandus avec toutes les issues sur tous les points de l’île commençaient à se putréfier et à répandre une odeur qui, non seulement devenait intolérable, mais qui menaçait de donner la peste, pour peu que cet état de choses se prolongeât encore quelques jours.

    Ne pouvant disposer que d’une vingtaine d’outils fournis par le maire d’Iges, pour enfouir ces détritus, le colonel C. et moi convînmes de les brûler et je me chargeai de l’opération. A cet effet, je réunis la plupart des hommes de la brigade, en envoyai une partie chercher du bois et avec le reste, me mis en mesure de réunir en un seul tas tous les restes des chevaux égorgés aux alentours de notre camp. Je ne saurais dire toute la peine que j’eue pour stimuler les hommes, tous tombés dans une apathie, que dis-je, dans un état d’hébétement incroyable, et pour faire surmonter la trop juste répugnance que leur inspiraient l’approche et surtout le contact de ces charognes qu’il fallait saisir avec la main, et qui me soulevaient le cœur à moi aussi. Leur indifférence était telle que je ne pouvais pas décider même ceux dont les abris touchaient à ces cadavres à nous donner un coup de main. Ils regardaient sans bouger, assis ou couchés, comme des idiots, à côté de ces corps en décomposition.

     

    Pendant tout l’après-midi, je ne fis qu’aller et venir des uns aux autres, ne craignant pas de donner l’exemple, mettant moi même la main à cette infecte besogne. Je parvins ainsi à réunir en un gros tas environ 80 de ces cadavres, les fis couvrir de branches, malheureusement vertes, et après beaucoup de peine j’eus la satisfaction de voir le feu flamber et d’obtenir un commencement de crémation qui n’était encore que superficielle, lorsque survint une pluie battante qui éteignit le bûcher et nous força à la retraite.

     

    10 septembre

    Le lendemain, je repris mon écœurante besogne, mais tout était si trempé qu’il nous fut impossible de rallumer le feu. Avec les pelles et pioches, je fis alors recouvrir de terre le monceau de cadavres qui fut transformé en un énorme tumulus. Les abords de notre camp se trouvaient ainsi déblayés et assainis, mais au-delà, combien n’y avait-il pas encore de centaines, pour ne pas dire de milliers, de ces charognes dont personne ne se préoccupait ! A tout instant du reste, de nouvelles victimes tombaient ou de faim ou sous le couteau des soldats affamés qui n’avaient plus absolument que cette nourriture.

    Qu’ils abattissent ces malheureuses bêtes, rien de plus naturel, mais ce qui me dégoûtait, c’était les plaisanteries ignobles que se permettaient ces misérables entourant leur victime comme des cannibales. Ce qui me révolta surtout, oh je ne l’oublierai de ma vie ! ce fut de voir des soldats (je rougis de honte en relatant ce fait malheureusement trop véridique), recevoir, dans leur quart en fer blanc, le sang sortant du poitrail d’un de ces généreux animaux et le boire fumant.

    Vers 6 heures, des voitures suffisamment escortées cette fois par des Prussiens en armes, amenèrent jusqu’au village des caisses de biscuit. Rien ne saurait peindre l’air famélique de nos soldats agglomérés tumultueusement autour de cette manne que défendaient les baïonnettes allemandes et attendant comme des dogues affamés leur part qui s’éleva cette fois à un demi-biscuit par homme Les fatigues et les privations de toute espèce avaient répandu sur tous ces visages un cachet morbide, précurseur sinistre des diarrhées, des dysenteries et du typhus qui devaient si cruellement décimer cette pauvre armée. Le teint hâve et bistré, les joues creuses, les yeux hagards, les lèvres pendantes prouvaient les ravages de la famine. Et c’était à des hommes dans un tel état qu’on allait faire faire, pendant quatre jours consécutifs, de 30 à 40 kilomètres par jour, avec des distributions insuffisantes et à une allure forcée Et on parlera de l’humanité au XIXe siècle !

    Le soir, vers 11 heures, je sortis pour prendre quelques dernières dispositions relatives au départ et je pus apprécier mieux encore toute l’horreur de la position de nos malheureuses troupes. Dans tout le village, contre les murs, se tenaient blottis, couchés et plus souvent accroupis, enveloppés dans d’informes haillons, des milliers de soldats endormis ou sommeillant sous une pluie fine et froide, dans une obscurité profonde et un silence lugubre. Dans le courant de l’après-midi nous avions été prévenus que le camp serait complètement évacué le lendemain, que les officiers subalternes restants se mettraient en route en un seul détachement à 8 heures, tout le reste de la troupe à 9 heures et que les officiers généraux et supérieurs qui engageraient leur parole, partiraient dès le jour avec les avantages et aux conditions précédemment énoncées.

    A cet effet, les hôtes du père Picou se rendirent chez le maire d’Iges, où demeurait le général Lebrun resté le dernier au camp, et nous signâmes l’engagement d’être rendus à Pont-à-Mousson le 14 à midi, c’était environ 145 kilomètres à parcourir on trois jours et demi.D’après cet engagement, un sauf-conduit collectif nous fut délivré pour les 7 officiers qui avions décidé de voyager ensemble. Messieurs Bionard, chef de bataillon au 31e, et Moch du 64e s’étaient joints à nous. Nos ordonnances au nombre de 9, 10 chevaux et deux voitures attelées destinées à porter notre bagage et nos provisions, complétaient notre petit convoi.

    Cette formalité remplie, je descendis une dernière fois au camp, pris congé de mes officiers ainsi que de mes pauvres soldats que je ne devais plus revoir, et dont je ne me séparai pas sans émotion et je regagnai furtivement notre demeure, honteux d’être si bien quand ils étaient si mal.

     

    11 septembre

    Départ pour Pont-à-Mousson. Il parut enfin ce jour qui devait nous arracher au spectacle navrant de toute une armée abandonnée à toutes les misères les plus affreuses [...]

     

  • 3 commentaires à “Le camp de la misère de la presqu’île d’Iges”

    • Alexandre on 27 février 2011

      Très interessant !
      Et quel document, très peu de pages témoignent de cette horreur qu’était le « camp de la misère ».
      Cela prouve en effet de la notion d’humanité n’était pas acquise, au point même de laisser des vaincus « crever » et faire renaître de force leur instinct animal, les privant de leurs forces physiques et mentales.
      Merci pour ce témoignage, qui m’a ouvert les yeux sur les atrocités de la presqu’île d’Iges, à défaut d’avoir plus de documents sur lesquels m’appuyer.
      Bonne continuation.
      Cordialement.

    • Gérald on 22 septembre 2015

      Bonjour, j’ai lu avec beaucoup de plaisir ce récit.

    • Mourier on 26 mai 2016

      Le « roman » de Zola « La débâcle » décrit très bien l’enfer du Camp de la misère.

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