D’après « Histoire de la Marseillaise » – Julien Tiersot – 1915
Quand Rouget de Lisle vint à Strasbourg, déjà était accomplie la première époque de la Révolution, celle des grandes journées parlementaires et populaires de 1789. L’élan fraternel de la Fédération de 1790 avait été admirable, mais il n’avait duré qu’un jour. Tout était bouleversé dans le fonctionnement du royaume : le roi, les nobles, les prêtres, perdaient peu à peu les plus enviables de leurs prérogatives séculaires. A ces disputes, les partis s’aigrissaient, les méfiances grandissaient, les haines s’accumulaient de plus en plus.
Dans la région de l’Est, où va se concentrer pour nous l’intérêt de cette histoire, des événements graves s’étaient déjà produits. A Nancy, des soldats, excités et soutenus par le peuple, s’étaient révoltés contre leurs officiers royalistes : le marquis de Bouille, commandant à Metz (le même à l’adresse de qui un couplet de la Marseillaise lance une apostrophe virulente), marcha contre eux et fit tirer par ses soldats sur d’autres soldats et sur les habitants d’une ville française. Bientôt l’émigration, commencée aux premiers jours de la Révolution, grandit. La noblesse de France s’exile volontairement. Réunie sur les bords du Rhin, à Coblenz, à Worms, elle prétend former sur la terre allemande une France extérieure. Les frères du roi ont passé la frontière et négocient avec l’Autriche l’invasion de la France. Le roi ne va pas tarder à tenter de les rejoindre. Et l’on sent que la Révolution, commencée par un rêve de paix et de liberté, ne tardera pas à dévier de sa direction première, que l’ennemi est partout et que la guerre est proche.
A Strasbourg, la situation politique était peut-être encore plus embrouillée qu’ailleurs. Elle se compliquait de questions locales dont une, très importante, n’intéressait pas seulement la région, mais toute la France, indépendante et révolutionnaire : celle des princes allemands possessionnés en Alsace, dont les droits féodaux, abolis par l’Assemblée constituante en même temps que ceux de toute la noblesse française, étaient revendiqués par eux avec une insistance arrogante. D’autre part, l’Alsace n’était française que depuis un siècle environ : une active propagande séparatiste s’établit dès les premiers jours, cherchant à détacher de la Révolution et de la patrie une province qui, depuis ce temps, a donné à la France tant de gages de fidélité. Puis ce furent les menées contre-révolutionnaires, et la propagande cléricale, active et remuante, s’exerçant surtout dans les couches inférieures de la population. Enfin, les premières tentatives du jacobinisme naissant.
De tout cela, il reste de curieux vestiges, qui montrent à quel degré les esprits étaient montés : des libelles, des pamphlets, des chansons, dans un style dont cette époque seule a connu le véritable secret ; les Dîners patriotiques (dialogues dans la manière du père Duchesne, mais dans un esprit tout opposé, car cette prose avait pour but de démontrer aux soldats de la nation qu’ils avaient bien tort de servir la Révolution et la France), un catéchisme en allemand, répandu à travers les campagnes dans les mêmes intentions, des appels à l’invasion, des invectives aux représentants de l’autorité nouvelle.
Au reste, dans la ville, ces moyens grossiers avaient peu de chances de réussir. Le sentiment général était favorable à la Révolution, et la population avait dès le début, accueilli avec joie les nouvelles des premières conquêtes de l’esprit nouveau. Après le 14 juillet 1789, lorsque, à l’exemple de Paris, toute la France se souleva, le peuple de Strasbourg ne fut pas des derniers à marcher : il envahit l’hôtel de ville où il manifesta sa haine des institutions du passé de la façon la plus démonstrative.
A la fête de la Fédération du 14 Juillet 1790, on planta à l’entrée du pont de Kehl un drapeau tricolore avec cette inscription : Ici commence le pays de la liberté.
Quelques semaines à peine après que Rouget de Lisle fut appelé à Strasbourg par son nouveau grade, il put assister au spectacle suivant : tous les habitants, à la nouvelle de l’arrestation de Louis XVI à Varennes, manifestant une joie bruyante, et, le soir, la ville s’illuminant spontanément. Un souffle d’indépendance et de bataille régnait sur tout ce peuple. Et la proximité de la frontière, le voisinage de l’ennemi de demain, ne contribuaient pas peu à l’entretenir.
Dans cet état des choses, Strasbourg trouva un homme qui, s’il ne lui fut pas donné de rester jusqu’au bout maître de la situation, n’en joua pas moins un très grand rôle dans l’histoire de la Révolution en son pays. Il se nommait Frédéric de Dietrich. Il descendait de l’ancienne famille lorraine des Didier, qui, ayant embrassé le protestantisme, avait fui le pays après la Saint-Barthélémy, et était venue se fixer en Alsace vers la fin du XVIème siècle.
Etablie à Strasbourg, la famille Dietrich ne tarda pas à s’y montrer aux places les plus en vue. Plusieurs de ses membres y jouèrent un rôle politique, notamment un Dominique Dietrich qui, en 1681, prit une part active aux négociations qui firent de Strasbourg une ville française, et fut ensuite, après la révocation de l’édit de Nantes, interné à Guéret, où, sans vouloir abjurer, il resta pendant plusieurs années. Sa descendance prospéra. Sous Louis XV, Jean de Dietrich fut anobli à la fois par le roi de France et l’empereur d’Autriche : il pouvait signer « seigneur de Reischoffen, d’Oberbronn et de Niederbronn, comte du Ban de la Roche, etc., etc. et comte de Dietrich ». Les représentants actuels de la famille ont repris la particule que celui avec lequel nous allons avoir à faire plus ample connaissance, avait abandonnée pour se conformer aux usages du temps de la Révolution. Dans le même temps, le général duc Victor de Broglie, fils du maréchal de Broglie, un de ceux aussi dont le nom reviendra souvent dans ce récit, est uniformément dénommé « Victor Broglie ».
Le baron Frédéric de Dietrich, ou, pour laisser à son nom sa forme historique, le maire de Strasbourg Frédéric Dietrich, était le second fils de ce Jean de Dietrich, anobli à la fois par Louis XV et par François Ier. C’était un savant et un sage. Ayant voyagé dans sa jeunesse, il avait écrit un livre sur les minières et usines des Pyrénées et de la Lorraine, et étudié la minéralogie avec les sommités scientifiques. Ses travaux lui valurent d’être nommé membre correspondant, puis membre actif de l’Académie des Sciences. Il s’honorait de l’amitié de Turgot et de Condorcet. Sceptique en matière de religion, il demeura étranger au dogme pratiqué par ses ancêtres. La religion de la Liberté et de la Patrie fut la seule qu’il pratiqua jamais. Quant au reste, bon bourgeois de Strasbourg, ami du « bien vivre » et des aimables compagnies, protecteur des arts, excellent musicien, non dépourvu d’ambition personnelle et se mêlant volontiers aux luttes et aux intrigues de la politique, ayant le goût du pouvoir et les capacités nécessaires pour bien l’exercer, il est le parfait modèle de l’homme de la fin de l’ancien régime, qui fit beaucoup pour préparer le nouveau. Il en dirigea la marche tout d’abord, et finit par se briser dans ce choc prodigieux de deux sociétés entre lesquelles il se trouvait placé. Ses portraits le représentent avec la physionomie sérieuse et entendue d’un philosophe de ce temps-là : une figure aux traits fortement marqués, vraisemblablement assez forte en couleurs, encadrée d’une perruque poudrée, et sur laquelle brillaient des yeux bienveillants et vifs.
Il était entré dans la vie politique aux premiers jours de la Révolution. Nommé commissaire royal aux élections de 89 pour servir d’arbitre entre les différentes corporations dans l’établissement des cahiers, il présida les premières assemblées de la ville, joua le rôle de conciliateur dans les discordes qui surgirent au début, encouragea la création de la « Société de la Révolution » nommée depuis « Société des amis de la Constitution », le premier club qui ait été ouvert à Strasbourg. Sa popularité était grande. Quand, en mars 1790, fut constituée la municipalité de la ville, il fut élu maire à une très forte majorité. La qualification de « premier maire de Strasbourg » lui est restée : ce n’est pas son moindre titre de noblesse. Très actif, toujours prêt à discourir, il inspirait alors grande confiance à ses concitoyens. Dans l’été de 1791, quand Rouget de Lisle arriva, bien que de sourdes rumeurs, avant-coureuses de dissensions prochaines, commençassent à se manifester, il semblait être le maître de la situation.
Pour compléter la reconstitution du milieu où Rouget de Lisle va s’introduire et sous l’influence duquel il créera son oeuvre prédestinée, il nous faut parler maintenant de l’état de la musique à Strasbourg pendant cette période du XVIIème siècle. Cet état était florissant. Strasbourg passait pour la seconde ville de France sous ce rapport, venant immédiatement après Paris pour la richesse et la qualité de ses ressources musicales. Elle possédait deux chapelles renommées, celle de la Cathédrale et celle du Temple-Neuf. Chacune avait un orchestre de vingt-cinq à trente musiciens et un choeur nombreux. Un artiste célèbre dirigeait la première : Ignace Pleyel. Deux théâtres, l’un français, l’autre allemand, jouaient l’opéra. L’orchestre du premier était un des meilleurs qu’il y eût en France. La ville payait elle-même un certain nombre de musiciens, qu’elle engageait au dehors, voulant à tout prix fixer et retenir chez elle des artistes d’une valeur sérieuse.
Chaque hiver, un concert d’abonnement dirigé par un des maîtres de chapelle, avait lieu à dates fixes et faisait entendre au public de Strasbourg des symphonies, des ouvertures, des morceaux de chant classiques et des oratorios. Ce public était excellent, curieux de belles oeuvres et sachant leur faire bon accueil. Strasbourg fut la première ville française où l’on représenta la « Flûte enchantée ». La Création d’Haydn y fut exécutée presqu’en même temps qu’à Paris. En fait d’artistes renommés, elle avait, outre Pleyel, un compositeur oublié aujourd’hui, mais qui jouit d’une heure de célébrité, Edelmann, auteur d’une « Ariane dans l’île de Naxos » représentée en 1782 à l’Opéra de Paris.
Dans une ville aussi bien pourvue en ressources musicales, les amateurs ne pouvaient manquer. A ce point de vue, il est douteux qu’aucune famille de Strasbourg ait rivalisé avec la famille Dietrich, où le goût de la musique était un véritable culte, où tout le monde en pratiquait l’art, chantant ou jouant d’un instrument. Frédéric Dietrich avait une bonne voix de ténor et jouait du violon. Ses talents allaient même jusqu’à la composition.
Quand, plus tard, dans les années sombres de la Révolution, il fut enfermé à l’Abbaye, c’est à la musique qu’il demandait de distraire les loisirs de sa captivité : il écrivit dans sa prison une vingtaine d’allemandes qui sont restées dans ses papiers de famille. Sa femme, Mme Louise Dietrich, née Ochs, jouait du clavecin. Elle paraît même avoir eu quelques notions, tout au moins pratiques, d’harmonie et d’orchestration, car c’est elle qui, la première, fît un accompagnement à la Marseillaise, et, de son propre aveu, en arrangea les partitions « pour clavecin et autres instruments ». Ils avaient auprès d’eux deux jeunes nièces, l’une et l’autre presque enfants, travaillant déjà la musique avec un goût qu’elles tenaient de la famille. Les nièces de Mme Dietrich, habitant Baie, étaient musiciennes aussi. Et quand elle envoya à son frère, leur père, une copie du chant de Rouget de Lisle, elle lui écrivit : « Les petites virtuoses qui t’entourent, n’auront qu’à déchiffrer et tu seras charmé d’entendre le morceau ». Quant aux deux fils, uniques enfants de Frédéric Dietrich, Fritz et Albert, ce sont les seuls membres de la famille sur les talents musicaux desquels nous n’ayons pas de renseignements : occupés à ce moment de choses plus graves, la défense de la patrie menacée, il est probable que, s’ils avaient auparavant cultivé l’art, ils le négligèrent momentanément.
Rouget de Lisle fut introduit dans cette maison dès son arrivée à Strasbourg. Il y fut présenté, dit-on, par Kellermann. Ses talents reconnus de poète et de musicien lui faisaient une situation privilégiée dans le corps des officiers : nous allons le voir, pendant toute la durée de son séjour à Strasbourg, grâce à l’accueil qu’il recevait chez le maire, vivre familièrement, lui simple capitaine, avec tout ce que la garnison possédait de plus hauts gradés, intime avec Victor de Broglie, chef d’état-major général, avec les généraux d’Aiguillon et Achille du Chastellet, s’attachant à leurs intérêts, se mêlant à leurs intrigues.
Il est évident que l’arrivée d’un pareil hôte, poète, bon musicien, ayant eu deux pièces jouées à l’Opéra-Comique, connaissant Grétry, était une bonne fortune pour le salon de Dietrich. Et d’ailleurs, la sympathie de ce dernier ne put que grandir quand il connut mieux son caractère franc, dévoué, enthousiaste. Ils firent d’abord de la musique d’ensemble. Dietrich remplissait d’aise son partenaire violoniste en lui disant qu’il était plus fort que lui. Bientôt il songea à mettre à contribution ses talents poétiques : l’occasion de le faire ne tarda pas à se produire.
L’Assemblée constituante avait terminé ses travaux : la Constitution était achevée. Le 14 septembre 1791, en séance solennelle, le roi lui prêta serment, devant les mandataires du peuple réunis. Ce fut un jour de joie : l’on put croire que l’époque des luttes était close, qu’une nouvelle ère de liberté et d’union allait s’ouvrir, et, dans toute là France, on organisa des fêtes pour célébrer l’accomplissement de cet acte.
La fête fut fixée, pour Strasbourg, au 25 septembre. Elle fut conçue sur un plan très vaste, divisée en plusieurs parties distinctes, dont l’une était spécialement musicale et à l’exécution de laquelle tout le peuple fut convié : disposition qui fut reprise souvent dans la suite des fêtes de la Révolution, mais qui paraît avoir été adoptée en ce jour pour la première fois.
Ce fut Rouget de Lisle que le maire chargea d’écrire la poésie destinée à être chantée à cette cérémonie. Il se borna à compléter un Hymne à la Liberté dont il avait esquissé les strophes au début de la Révolution. Son travail fut donc vite prêt. Pleyel en composa la musique. Pour mieux populariser l’oeuvre, Dietrich avait fait traduire en vers allemands de même mesure la poésie de Rouget de Lisle. Il la fit imprimer sous cette forme et distribuer dans le peuple à un grand nombre d’exemplaires avant la fête.
Le jour vint. Dans la matinée, une cérémonie religieuse eut lieu à la cathédrale. Après le Te Deum, une députation de dames vint offrir à Dietrich une couronne civique. Il la déposa sur la Constitution en disant : « Je crois répondre à vos intentions en couronnant notre nouveau code d’alliance de ces feuilles de chêne offertes par vos mains ». L’office religieux terminé, la cérémonie populaire commença. Elle avait lieu en plein air, sur la place d’Armes (aujourd’hui place Kléber).
Un choeur et un immense orchestre, pour lequel tous les musiciens de la ville avaient été mis en réquisition, avaient pris place sur une estrade, avec Pleyel comme chef. Sur la place, aux fenêtres des maisons, et jusque sur les toits, la population se pressait, la plupart des assistants tenant le texte en main. Enfin, de place en place, étaient alignées les musiques militaires de tous les régiments de la garnison.
La musique de Pleyel, insérée plus tard par Rouget de Lisle dans ses « Cinquante chants français » (avec cette observation : « Cet air est le seul du recueil qui ne soit pas de moi »), est certes bien loin d’avoir l’élan de la Marseillaise : elle n’en était que mieux désignée pour un jour de fête pacifique. Par son style tout classique et sa forme simple, elle était parfaitement convenable à une exécution populaire chez de calmes et flegmatiques Alsaciens. Elle se compose de deux phrases, dans un mouvement de marche modéré. La première a peu de relief : nous en retrouverions aisément les formules essentielles dans le premier final de Don Juan et diverses autres pages classiques. Mais, dans la seconde période, formant refrain, le chant se précise et s’élève. Les voix disent, avec un accent de religiosité : « Liberté sainte ! Liberté sainte ! Viens, sois l’âme de mes vers ; Et que jusqu’à nos concerts, Tout porte en nous ta noble empreinte ».
La mélodie se développe sans hâte, simple et naïve, dans le caractère de certains cantiques allemands : on a là, un instant, comme un avant-goût de ces lieder que Weber rendit plus tard populaires, et la cadence finale termine le morceau sur une impression de vieille romance. A l’exécution sur la Place d’Armes de Strasbourg, le choeur et l’orchestre attaquèrent d’abord seuls la première phrase et firent entendre le couplet tout entier. Mais, à la reprise du refrain, les musiques militaires se mirent de la partie, et tout le peuple, se joignant au choeur, chanta avec lui, en un harmonieux unisson. Il en fut de même pour toutes les strophes suivantes. Ainsi lancé à tous les vents, ce chant ne pouvait manquer de devenir rapidement populaire : il se répandit bientôt jusque sur l’autre rive du Rhin. « Il fut accueilli avec transport par les habitants du Brisgau, nous dit Rouget de Lisle. Souvent, de la rive libre du fleuve, j’ai entendu le rivage opposé retentir de ce chant consacré à la liberté française ».
Et le soir, il y eut un grand banquet donné aux vieillards, aux enfants trouvés et aux orphelins : le Maire, Madame Dietrich, les dames de Strasbourg, les officiers municipaux, les notables de la ville, servaient eux-mêmes « les mets Spartiates de cette table républicaine ». Qu’elles étaient belles, ces premières fêtes de la Révolution, dans leur symbolisme naïf et touchant ! On avait la foi, on pensait avoir fait une conquête éternelle, on prononçait avec amour des mots vagues, où de grandes idées étaient contenues, les temps étaient venus, les noms de Liberté, de Fraternité n’étaient plus de vains mots…
Combien ces douces illusions devaient peu durer ! Dans le temps même que le roi de France jurait « de maintenir la Constitution au dedans et de la défendre contre les attaques du dehors », l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse, d’accord avec le comte d’Artois, concluaient la convention de Pilnitz, laquelle se résumait en une menace et un projet d’invasion de la France. Déjà, lors de la fuite de Louis XVI et de l’arrestation de Varennes, la nation avait pressenti l’approche du danger et s’était mise d’elle-même en état de défense armée. Les premiers bataillons de volontaires de la Révolution furent levés et les garnisons des frontières renforcées.
Le maréchal Luckner, mis à la tête de l’armée du Rhin, vint prendre son commandement à Strasbourg. C’était un vieux serviteur de l’ancien régime, d’origine étrangère, habitué aux anciennes tactiques et aux manoeuvres surannées. Pour ces raisons, il ne joua et ne pouvait jouer un rôle important dans les guerres de la Révolution. Il avait auprès de lui, comme principal lieutenant, le général Victor de Broglie, un de ces nobles à l’esprit libéral qui, à l’aurore de la Révolution, eurent aussi leur heure d’illusion et crurent à la possibilité d’une rénovation pacifique. Élu député par la noblesse de Colmar et de Schelestadt aux Etats généraux de 1789, il y avait embrassé le parti de la Révolution. Les travaux de la Constituante une fois terminés, il reprit du service militaire et partit comme maréchal de camp pour l’armée du Rhin, où il remplit bientôt les fonctions de chef d’état-major général. Il était un des habitués de la maison Dietrich.
Deux autres officiers généraux fréquentaient la même société : le duc Armand d’Aiguillon et Achille du Chastellet. Le premier, fils du célèbre duc d’Aiguillon, était un type accompli du seigneur philosophe des derniers temps de la royauté. C’est lui qui, après le serment du Jeu-de-Paume, prit l’initiative de la réunion de la noblesse avec le tiers-état, et qui, dans la nuit du 4 août, proposa l’abolition des privilèges et des droits féodaux. Il vint ensuite à l’armée du Rhin, et fut nommé maréchal de camp en 1792. Pour Achille du Chastellet (ou Duchâtelet), également maréchal de camp (était-il fils de la célèbre marquise philosophe du Chatelet, l’amie de Voltaire ? C’est ce que les historiens les mieux informés n’élucident pas), il avait professé dès longtemps des sentiments libéraux et civiques qui lui avaient valu une popularité générale. Blessé au début de la guerre, il consola les soldats qui le relevaient en disant que « cela ne devait pas les empêcher de chanter le Ça ira ! » Et comme, par une faveur spéciale, le roi lui avait fait envoyer une litière, il refusa fièrement, répondant « qu’il accepterait tout de Sa Majesté plutôt qu’un bienfait ».
Dans les grades moins élevés, il nous faut citer encore Caffarelli du Falga, capitaine du génie de la même promotion que Rouget de Lisle, plus tard membre de l’Institut, mort dans la campagne d’Egypte, et un tout jeune lieutenant, vingt-quatre ans, aide de camp de Victor de Broglie, qu’on appelait de Veygoux, et qui, dans la suite, renonçant à son titre nobiliaire, couvrit d’une gloire pure le nom primitif de sa famille : Desaix.Tous ces officiers ont joué un rôle, fût-ce celui de simples spectateurs, au moment décisif qui vit naître notre chant national. Leurs tendances politiques étaient généralement libérales ; ils avaient accepté sans hésiter jusqu’alors les premières conséquences de la Révolution. Ils étaient très jeunes, les généraux comme les capitaines. Le plus âgé, Caffarelli du Falga, avait trente-six ans, quatre de plus que Rouget de Lisle. Ce dernier vécut avec eux, pendant la durée de son séjour en Alsace, sur le pied d’une véritable intimité, et subit profondément l’influence de leurs tendances et de leurs moeurs.
Mais, en face d’eux, Strasbourg comptait d’autres gens, auprès desquels paraissaient pâles ces hommes dont l’esprit libre n’allait pas sans quelques ressouvenirs de leurs attaches avec l’ancien régime. L’accession à la vie publique de ce nouveau groupement politique, avait promptement troublé le bel accord des premiers jours. Dietrich, qui naguère inspirait à ses concitoyens la plus grande confiance, allait être attaqué désormais par lui avec une violence croissante.
L’histoire a signalé les jacobins de Strasbourg, parmi ceux qui ont poussé au plus loin les excès de la Révolution. Ils avaient pour principaux meneurs deux prêtres défroqués, venus on ne sait d’où, sûrement d’Allemagne, Euloge Schneider et J.-B. Laveaux, et dont le rôle pendant la Terreur fut tel, que le Comité du Salut public dut envoyer des représentants en mission en Alsace pour réfréner leur ardeur. C’est à Schneider que Saint-Just adressa l’apostrophe historique : « Tu déshonores l’échafaud ! ». Cet ancien moine avait, en effet, promené la guillotine à travers les villes et les campagnes du Bas et du Haut-Rhin, « poussant le délire, disait Robespierre, jusqu’à mettre en réquisition les femmes pour son usage ». Le tribunal révolutionnaire le condamna comme « émissaire de l’étranger ». Il dirigeait un journal, l’Argos, tandis que Laveaux rédigeait le Courrier de Strasbourg.
Dietrich y était traîné dans la boue. On l’accusait d’être un traître, vendu à l’étranger. Pour se défendre, il créa la Feuille de Strasbourg, « journal politique et littéraire des bords du Rhin, par une société de Patriotes ». Mais les polémiques de cette feuille furent timides. Il ne devait se trouver, dans l’entourage de Dietrich, qu’un seul rédacteur de force à tenir tête à Laveaux, à répondre aux attaques avec courage, hardiesse, violence même, et à accuser à son tour. Ce rédacteur fut Rouget de Lisle.
Tel est, considéré sous tous les aspects, le monde au milieu duquel il vécut pendant cette époque décisive de sa vie. Certes, le milieu était sensiblement différent de ceux par lesquels il avait passé jusqu’alors. Lui-même était bien changé. Il n’était plus le jeune officier des forteresses des Alpes, aimable et galant, l’esprit moqueur, ne songeant qu’à tourner de petits vers dont la futilité n’est pas douteuse, et à jouer du violon. Certes, il n’abandonna rien de ses qualités naturelles. C’est une grave erreur, nous le savons aujourd’hui, de considérer la Révolution comme une époque durant laquelle disparurent les qualités aimables qui sont au fond de l’esprit français. Pour en juger dans le cas particulier qui nous occupe, nous avons des témoignages bien significatifs. D’abord, la lettre de madame Dietrich écrite après la première audition de la Marseillaise, lettre intime où elle rend compte à son frère de ses occupations des derniers jours. Elle lui présente d’abord « le capitaine du génie Rouget de Lisle » comme « un poète et compositeur fort aimable ». Et, quant à l’idée même qui présida à la conception de l’oeuvre, elle l’explique de la manière suivante : « Comme tu sais que nous recevons beaucoup de monde et qu’il faut toujours inventer quelque chose, soit pour changer de conversation, soit pour traiter des sujets plus distrayants les uns que les autres, mon mari a imaginé de faire composer un chant de Circonstance ». Ainsi, ce chant national, cet hymne de la patrie ne fut d’abord destiné qu’à fournir un élément de variété à des réceptions mondaines, à la prière d’un maître de maison, riche bourgeois de Strasbourg désireux de renouveler l’intérêt de ses soirées !
Quelques semaines plus tard, une autre lettre vient nous renseigner sur le caractère général de ces réunions : celle-ci est de Rouget de Lisle lui-même, qui, parti de Strasbourg, écrivait à Dietrich : « Ne m’oubliez pas, de grâce, auprès de la petite société du soir où l’on parle si bien patriotisme, et où l’on rit quelquefois de si bon courage aux dépens… de ceux qui le méritent ». Le franc-comtois moqueur reparaît dans ces lignes, et l’on voit par elles que cette tension de l’esprit vers un but unique, qu’on imagine avoir été constante à l’époque de la Révolution, se relâchait assez souvent. Seulement, à son heure, cette tension était extrême, et chez aucun, elle ne fut plus violente que chez Rouget de Lisle. Dès ce moment, il se révèle à nous comme un caractère enthousiaste, passionné, animé d’une ardeur que rien autrefois ne faisait pressentir, saisi d’un besoin de dévouement qui restera jusqu’à la fin de sa vie la principale caractéristique de son esprit : facilement accessible, du reste, aux influences extérieures, et se laissant guider par le sentiment plus que par la raison. Ceux qu’il nommait ses amis pouvaient s’en reposer sur sa parole : elle était sûre et fidèle.
Mais comment cette ardeur, cette passion, cet enthousiasme, n’eussent-ils pas été ressentis et partagés par tous ceux qui l’entouraient, entretenus et avivés comme ils l’étaient par la marche implacable des événements ? Car l’heure décisive avait sonné. C’était trop longtemps tarder, et les esprits s’usaient dans une indécision énervante. L’Assemblée Nationale n’attendit pas que les ennemis, dont tout le monde connaissait les préparatifs belliqueux, commençassent les hostilités : elle prit elle-même la terrible initiative.
Le 20 avril 1792, la France déclara la guerre à l’empereur d’Autriche et au roi de Prusse. Et, le matin du 25 avril, la nouvelle en arriva à Strasbourg. Moment solennel ! Le plus grave, sans doute, de toute l’histoire des temps modernes ! Cette guerre, que la France révolutionnaire déclare à l’Europe monarchique, ce n’est plus une guerre d’intérêts ou de dynasties, comme celles du XVIIème et du XVIIème siècle, mais une guerre de races, de principes et d’indépendance, une guerre nationale s’il en fut jamais. Ce jour est le premier d’une lutte qui se poursuivra presque sans relâche, d’abord jusqu’en 1815, et dont les événements qui ont séparé Strasbourg de sa vraie patrie, ne sont en réalité qu’une reprise. Et quand, écrivant pour la première fois ce récit en 1892 (centenaire des événements qu’il retrace), je demandais avec anxiété si l’ère de ces luttes était définitivement close, je ne prévoyais que trop l’implacable fatalité qui devait les prolonger encore et les renouveler après un nouveau quart de siècle !
A Strasbourg, presque en vue de l’armée ennemie, la proclamation de la guerre, dans la journée du 25 avril, fut célébrée comme une fête. Le peuple s’était répandu par la ville, attentif aux préparatifs, s’informant des nouvelles, tout le monde portant ostensiblement les emblèmes de la nation. Pour donner à la manifestation un caractère d’universalité, et y associer malgré eux ceux qui n’eussent vraisemblablement pas eu la pensée de le faire d’eux-mêmes, des patriotes appliquèrent aux portes des couvents et jusque sur les oreilles des statues de saints des cocardes et des rubans tricolores.
La proclamation fut faite, dans les rues et sur les places, avec un apparat tout militaire. Une colonne composée de détachements de tous les régiments en garnison à Strasbourg défila, ayant à sa tête des canons escortés par la cavalerie de la garde nationale.
A la suite chevauchait le maire, ceint de son écharpe et suivi des autres officiers municipaux. Les musiques des régiments précédaient les autorités, un dernier détachement de cavalerie fermait la marche. On stationna sur les places principales. A chaque pause, Dietrich et son secrétaire donnaient lecture de la déclaration de guerre, en français et en allemand. Les tambours battaient aux champs. Les musiques ne cessaient pas de jouer « l’émouvant Ça ira, encore Ça ira et toujours Ça ira ». Cet air de contre-danse, le Carillon national, comme il s’intitula dans l’origine, répété avec cette insistance obsédante dans une circonstance si solennelle, put sembler déplacé aux gens de goût. Mais ce n’était là qu’un détail qui devait se perdre dans la multitude d’impressions provoquées par l’ensemble d’un tel spectacle.
Déjà l’on s’entretenait de ce que seraient les événements de demain. Il n’était question que du maréchal Luckner, qui inspirait une grande confiance. Il n’avait qu’à passer le Rhin, disait-on, il était sûr d’être accueilli partout comme un ami ! Les Allemands, à sa venue, devaient faire leur révolution, et l’on écrivait de tous côtés qu’ils l’attendaient pour lui donner, non des batailles, mais des fêtes!… Oh ! Les folles illusions ! L’on citait de beaux traits, des mots héroïques, des actes de désintéressement, la plupart réels.
Le matin même, un groupe de citoyens de Strasbourg avait fait offrir au maréchal quatre mille chevaux de trait. Dans la journée, un article de la « Feuille de Strasbourg », signé de deux initiales qu’on n’avait pas encore vues dans ce journal, R. L., après avoir, en quelques, mots d’une ironie cinglante, dénoncé les manoeuvres hypocrites des jacobins, racontait en termes chaleureux que, les bataillons de volontaires s’étant trouvés sans solde et menaçant de se disperser, le général Victor de Broglie avait écrit aux commandants de ces bataillons pour offrir à chacun deux mille francs de ses propres deniers. Par le fond comme par la forme, il était facile de reconnaître dans cet écrit le dévouement éprouvé et enthousiaste de Rouget de Lisle à sa cause et à ses amis.
Des phrases sorties des clubs couraient sur toutes les bouches, telles celles-ci, prises à une proclamation que la « Société des amis de la Constitution » allait adresser incessamment au peuple de Strasbourg : « Aux armes, citoyens ! L’étendard de la guerre est déployé, le signal est donné. Aux armes ! Il faut combattre, vaincre ou mourir. Aux armes, citoyens ! Si nous persistons à être libres, toutes les puissances de l’Europe verront échouer leurs sinistres complots. Qu’ils tremblent donc, ces despotes couronnés ! L’éclat de la liberté luira pour tous les hommes. Vous vous montrez dignes enfants de la liberté, courez à la victoire, dissipez les armées des despotes ! Marchons ! Soyons libres jusqu’au dernier soupir, et que nos voeux soient constamment pour la félicité de la patrie et le bonheur de tout le genre humain ».
Pour terminer ce jour de fête patriotique, le maire offrait le soir un grand dîner aux personnalités les plus marquantes du monde civil et militaire, dans sa maison de la Place de Broglie, demeure familiale des Dietrich, située dans la partie de la ville où, depuis longtemps, la noblesse alsacienne avait établi sa résidence : les Wurmser, les Vendenheim, les Landsberg, les Wangen de Geroldseck avaient là leurs hôtels séculaires. Rouget de Lisle habitait dans le voisinage, rue de la Mésange, petite rue étroite et courte, bordée par de vieilles maisons à pignons et à grandes cheminées carrées comme il en reste encore quelques types dans certains quartiers de la capitale alsacienne. L’hôtel des barons de Berstett, construction du XVIème siècle, s’élevait en face de chez lui.
Les noms de plusieurs convives de ce repas historique nous ont été conservés. Il y avait, outre les maîtres de maison, les généraux Victor de Broglie, Achille du Chastellet et d’Aiguillon, les capitaines Rouget de Lisle et Caffarelli du Falga, deux lieutenants, Masclet, adjoint aux adjudants-généraux, et Desaix, le futur héros de Marengo, des habitants de la ville, Frédéric et Maurice Engelhardt, les fils de la maison, Albert et Frédéric Dietrich, Faîne, chef du bataillon volontaire des Enfants de la patrie depuis 1791, le second engagé des derniers jours. Enfin deux jeunes nièces, et, à ce qu’il semble aussi, leur mère, belle-soeur de Frédéric Dietrich.
C’était comme un dîner d’adieu, une veillée d’armes. Plusieurs se disposaient à partir pour rejoindre leurs postes de guerre. Dans quatre mois, quand nous les retrouverons après le 10 août, ils seront disséminés à Wissembourg, à Huningue, aux gorges de Porrentruy, à l’armée de Belgique. Dès demain, du Chastellet va partir pour aller prendre le commandement de la place de Schelestadt.
De quoi l’on parla d’abord, qui ne le devinera ? Des batailles prochaines, des victoires et des gloires à venir. Car on était plein de confiance et d’enthousiasme, plein d’impatience aussi. Pourquoi, disait-on, avoir retiré de l’armée du Rhin dix mille hommes avec lesquels il eût été facile de surprendre les Autrichiens du Brisgau ? Ce pourrait être déjà fait, tandis que, dans quinze jours, l’on aura devant soi quinze mille ennemis de plus ! Et l’on répétait les beaux traits révélés par les nouvelles de la journée : le maréchal Luckner recevant des propositions pour servir l’Autriche, propositions écrites de la main même de son fils, et la façon dédaigneuse dont il avait répondu, affectant de ne pas reconnaître l’écriture, ses protestations publiques de fidélité et d’amour pour la France, et ses embrassades avec le vieux général La Morlière. On félicitait Victor de Broglie de sa générosité dans l’affaire des bataillons sans solde, et Rouget de Lisle du récit qu’il en avait fait dans le journal, ainsi que de la verte manière dont il avait traité les Laveaux et les Schneider.
Les mots : « Enfants de la patrie » revenaient souvent dans la causerie. C’était ainsi que se nommaient les bataillons des jeunes volontaires, notamment celui de Strasbourg que commandait le fils Dietrich. Il y avait d’autres « Enfants de la patrie » à Schelestadt et à Colmar. Et toujours revenaient les phrases dans le style du jour : ce « Aux armes, citoyens ! L’étendard de la guerre est déployé, le signal est donné. Aux armes!… Qu’ils tremblent donc, ces despotes couronnés… Marchons ! Soyons libres jusqu’au dernier soupir !… ».
Le repas se poursuivait dans une animation croissante. Le champagne parut et les coupes circulèrent sur la table. Les dames, lasses de la politique, réclamaient une autre conversation : on se mit à causer musique. Mais, l’idée de la guerre, s’imposant malgré tout, vint se mêler à la causerie musicale : on parla chansons patriotiques. Toutes les chansons que le peuple chantait venaient de Paris et étaient vraiment trop médiocres. Qu’était-ce donc, par exemple, que ce « Ça ira », qui avait retenti pendant tout le jour aux oreilles importunées de Dietrich ? Un air de bal public, guilleret et vulgaire, qui n’avait jamais eu d’autre mérite, que d’être ramassé dans la rue juste à propos pour s’adapter aux paroles par lesquelles s’exprimait l’entrain du peuple de Paris, tout à l’enthousiasme de ses préparatifs pour la première fête du 14 juillet. « Ah ! Ça ira ! Ça ira ! Ça ira ! ». Ce refrain sautillant était devenu une sorte d’air national, que la France entière répétait depuis plus d’un an et qui se jouait aux armées.
Il ne valait certes pas tant d’honneur. Dietrich, élevé à la bonne école, s’indignait de ce succès immérité. Eh quoi ! disait-il, personne n’élèvera donc la voix pour faire entendre le véritable chant de la patrie ? Ici, à Strasbourg, n’y a-t-il donc pas un poète, pas un musicien, pour composer un hymne de guerre, le chant de guerre de l’armée du Rhin, dont le rythme vraiment martial cadencerait mieux qu’un air de contredanse les pas des bataillons prêts à partir ? Comment faire pour provoquer cette création nécessaire ? Le maire pensa d’abord ouvrir un concours. Oui, c’est cela, dit-il : demain, les papiers publics l’annonceront, et le corps municipal décernera le prix à la meilleure des oeuvres présentées.
Soudain, une autre idée lui traversa l’esprit, et, se tournant vers le jeune capitaine, lui parlant sur un ton d’autorité bienveillante, il l’interpella : « Mais vous, Monsieur de Liste, vous qui parlez le langage des dieux, vous qui maniez la harpe d’Orphée, faites-nous cela. Trouvez un beau chant pour ce peuple-soldat qui surgit de toutes parts à l’appel de la patrie en danger, et vous aurez bien mérité de la Nation ! ».
Rouget de Lisle se dérobait, faisait le modeste, mais tout le monde approuva hautement l’idée de Dietrich. Les généraux se joignirent à lui, les jeunes filles, qui avaient souvent fait de la musique avec le jeune officier, insistèrent. Toute la table était dans un état d’émotion extraordinaire, le Champagne passait et repassait, et les verres se remplissaient sans cesse. Du Chastellet, qui partait le lendemain pour Schelestadt, aurait déjà voulu le connaître, ce chant à venir : « Promettez-moi de me l’envoyer », dit-il à Rouget. « Je le promets pour lui », répondit Dietrich. Bientôt, on se sépara.
Ils sortirent. Sur la place longue et étroite, des groupes populaires stationnaient encore, s’exaltant, eux aussi, à s’entretenir des événements de la journée et de ceux du lendemain. Des soldats rentraient à leurs casernes, les postes étaient doublés, les sentinelles veillaient. Le temps, qui avait été couvert presque tout le jour, s’était dégagé. Maintenant les étoiles brillaient dans un ciel clair traversé seulement de loin en loin par de mouvants nuages blancs. Au bout de la rue du Dôme se profilait, en une masse noire, la nef superbe de la cathédrale. Du côté opposé, un fin croissant de lune, touchant presque à l’horizon, se dessinait nettement au bout de la rue de la Nuée-Bleue, éclairant d’une lueur pâle et oblique les toits et les murailles des vieilles maisons alsaciennes.
La fraîcheur de la nuit remit un peu d’équilibre dans les idées de Rouget de Lisle. Il se sentait dans un état d’excitation inconnu. Après une telle journée, un tel spectacle des enthousiasmes du peuple, de telles émotions patriotiques, cette proposition de Dietrich l’avait troublé au dernier point. Le Champagne, dont il avait bu beaucoup (il l’a avoué plus tard), n’était pas sans avoir contribué un peu à ce trouble. Il n’avait que quelques pas à faire pour aller de chez Dietrich à sa maison de la rue de la Mésange.
Il rentra et monta dans sa chambre, la tête bouillante. Son violon était sur la table. Il le saisit et en tira quelques arpèges. Les formules de l’enthousiasme ambiant revenaient impérieusement à son esprit : « Aux armes, citoyens ! L’étendard de la guerre est déployé, le signal est donné. Aux armes ! ». Les doigts couraient sur les cordes, et des chants mystérieux vibraient sous l’archet. « Marchons ! Soyons libres jusqu’au dernier soupir!… ». Peu à peu, la formule mélodique se fixait, et des vers, où se retrouvaient les paroles entendues dans les discours de la journée, venaient se poser sur la musique, comme d’eux-mêmes. Il prit note successivement des fragments essentiels de la première strophe, « n’écrivant les paroles, a-t-il dit par la suite, que pour garder l’ordre qu’elles devaient occuper dans la mélodie ». Puis, du même jaillissement, il écrivit les cinq couplets suivants. Après quoi, brisé de fatigue et d’émotion, il se jeta sur son lit et s’endormit lourdement.
Il fait jour depuis longtemps à six heures, en avril. Quand Rouget de Lisle s’éveilla, l’air frais du printemps et les joyeuses clartés du matin vinrent dissiper les derniers brouillards, de son cerveau. Se levant de son lit, il aperçut sur le pupitre les notes prises en cette veillée dont le souvenir lui apparaissait déjà comme un rêve. Il saisit les feuillets et se relut fiévreusement, étonné. Il ne pouvait tenir en place. Il sortit, et se rendit d’abord chez son camarade Masclet, officier attaché à l’état-major de Victor de Broglie, un des convives de la veille. « La proposition de Dietrich m’a empêché de dormir cette nuit, lui dit-il. Je l’ai employée à essayer d’ébaucher son chant de guerre, même de le mettre en musique ; lis et dis-moi ce que tu en penses, je te le chanterai ensuite ». Masclet lut et écouta, non moins étonné et indécis ; il soumit à son ami quelques observations, lui fit modifier deux vers, les derniers du couplet : « Amour sacré de la patrie ».
Malgré l’heure matinale, il ne voulut pas attendre plus longtemps et se rendit chez Dietrich. Celui-ci venait de se lever et était dans son jardin. Surpris d’une aussi prompte conception, il jeta les yeux sur le papier, disant : « Entrons au salon que j’essaie l’air sur le clavecin. A première vue, je juge qu’il doit être bien bon ou bien mauvais ». La beauté de la mélodie le frappa du premier coup. Il appela sa femme et lui dit d’écrire immédiatement aux convives de la veille pour les inviter à dîner de nouveau le jour même, annonçant qu’il avait quelque chose d’important à leur communiquer. Certes, c’était quelque chose d’important ; mais ils se méprirent d’abord, et crurent que Dietrich avait reçu des dépêches des armées et qu’il allait leur donner des nouvelles. Aussi, pour piquer leur curiosité, le maire refusa d’abord de leur rien dire. On se mit à table, on causa des mêmes sujets que la veille, et la chronique rapporte qu’au dessert le Champagne parut de nouveau. Alors, Dietrich se leva, et, de sa vibrante voix de ténor, accompagné au clavecin par sa nièce, il entonna : « Allons, enfants de la patrie !… ».
Les historiens qui nous ont fourni avec abondance les détails de la conception et de la composition de l’hymne de guerre, restent muets sur l’impression produite par cette première audition dans le salon de Dietrich. Ils nous la laissent deviner. Nous la devinons. Seule la maîtresse de maison écrivit, à quelques jours de là, cette simple phrase : « Le morceau a été joué chez nous à la grande satisfaction de l’assistance ».
L’audition chez Dietrich eut, dans la ville, un retentissement immédiat. D’autres suivirent, pour chacune desquelles on revendiqua plus tard l’honneur d’avoir été la première. Les uns prétendirent que le Chant de l’armée du Rhin avait été composé pour un repas de corps donné par les officiers de la garnison à ceux des bataillons volontaires nouvellement arrivés à Strasbourg, et chanté pour la première fois à ce banquet, dans la salle dite du Miroir. D’autres voulurent qu’après une simple lecture par Dietrich dans la chambre même de Rouget de Lisle, elle eût été pour la première fois entendue, au cours d’une représentation solennelle donnée en l’honneur du départ des troupes. Plusieurs réunions d’officiers et de soldats connurent l’hymne dans sa nouveauté première, et l’on ne saurait dire, entre toutes, où il fut exécuté d’abord. L’on rapporte, notamment, que Rouget de Lisle le fit entendre dans les premiers jours au café de la Lanterne, sous les Petites Arcades, lieu de réunion habituel des officiers, et d’autres traditions ont cours maintenant encore à Strasbourg. La priorité de l’audition chez le maire n’est pas douteuse ; mais cela ne saurait empêcher que, dans les jours qui suivirent, Rouget de Lisle ait fait connaître son hymne à qui ait voulu l’écouter.
La véritable première exécution publique du chant de guerre, dans un cadre digne de lui, eut lieu le dimanche qui suivit la composition, 29 avril, sur la place d’Armes de Strasbourg, à la parade.
Cette réunion militaire n’était pas un exercice ordinaire : c’était une revue de départ. Les huit bataillons de la garde nationale s’alignèrent sur la place, et la population de la ville se porta en foule autour d’eux. Le commandant d’armes fit reconnaître aux soldats leurs officiers supérieurs, récemment nommés à l’élection, et l’on s’apprêtait à commencer le défilé, lorsqu’arriva sur la place un nouveau bataillon qui venait de loin, les volontaires de Rhône-et-Loire. A leur tête était porté, en guise de drapeau, un aigle d’or aux ailes déployées. Les hommes avaient pour uniforme l’habit bleu de roi, veste, culotte et guêtres blanches, jarretières à broches de cuivre, chapeau retroussé et bordé en poil de chèvre, cocarde tricolore et cheveux en queue avec rosette et agrafe écarlate. Cette belle troupe, commandée par le Lyonnais Charles Seriziat, futur général de l’Empire, alla prendre la droite de la ligne et fit l’admiration des assistants par la précision de sa manoeuvre autant que par sa superbe tenue. Enfin, les tambours battirent, la colonne se mit en marche, et le corps de musique de la garde nationale de Strasbourg, sous la direction de son chef Jean-Zacharie Reisse, attaqua une marche : c’était le chant de l’hymne nouveau. L’on dit qu’en s’avançant aux accents inconnus de cette musique, les soldats se sentirent pris d’une ardeur subite. « Qu’est-ce donc que ce diable d’air ? disaient-ils. Il a des moustaches ! ».
Rouget de Lisle commença dès lors une propagande active. Il fit faire de son Chant de guerre des copies qu’il envoya à divers destinataires : au maréchal Luckner, à qui il le dédia, à Grétry, qui en fit circuler plusieurs exemplaires dans Paris, et, sans aucun doute, à bien d’autres que nous ignorons. Il l’avait promis à Achille du Chastellet : celui-ci, se trouvant à Schelestadt, sans nouvelles depuis trois jours et impatient de savoir quelque chose, écrivait le 29 avril à Dietrich : « Ayez la charité de me mander un peu ce qui se passe dans le monde ; mes lettres et mes gazettes ne me viennent pas de Strasbourg, en sorte que je suis dans un abandon total. Je n’ai point reçu le chant de guerre de M. de Lisle, que vous m’aviez promis ». Il ne tarda pas sans doute à recevoir la réponse qui le satisfit.
De son côté, madame Dietrich passait tout son temps à faire des transcriptions de la musique. Au commencement de mai, elle en envoyait une copie à son frère Ochs, chancelier à Bâle, en l’accompagnant de la lettre suivante : « Cher frère…, je te dirai que, depuis quelques jours, je ne fais que copier et transcrire de la musique, occupation qui m’amuse et me distrait beaucoup surtout dans ce moment où partout on ne cause et ne discute que politique de tout genre. Comme tu sais que nous recevons beaucoup de monde et qu’il faut toujours inventer quelque chose, soit pour changer de conversation, soit pour traiter de sujets plus distrayants les uns que les autres, mon mari a imaginé de faire composer un chant de circonstance. Le capitaine du génie Rouget de Lisle, un poète et compositeur fort aimable, a rapidement fait la musique du chant de guerre. Mon mari, qui est un bon ténor, a chanté le morceau qui est fort entraînant et d’une certaine originalité. C’est du Gluck en mieux, plus vif et plus alerte. Moi de mon côté, j’ai mis mon talent d’orchestration en jeu, j’ai arrangé les partitions sur clavecin et autres instruments. J’ai donc beaucoup à travailler. Le morceau a été joué chez nous à la grande satisfaction de l’assistance. Je t’envoie copie de la musique. Les petites virtuoses qui t’entourent, n’auront qu’à la déchiffrer et tu seras charmé d’entendre le morceau ». Ta soeur, Louise Dietrich, née Ochs. Mai, Strasbourg, 1792.
Cette lettre charmante est d’un intérêt primordial pour l’histoire de la Marseillaise. Elle donne avec une parfaite netteté l’impression de ce milieu familier, où de grandes choses se produisirent inopinément et simplement. Elle montre, en outre, la part qui revient aux Dietrich : l’initiative prise par le mari, la collaboration de la femme qui, la première, soutint d’un accompagnement le chant simple et nu de l’aède ignorant des règles de l’art.
La popularité du Chant de guerre pour l’armée du Rhin grandissait de jour en jour. Il fut imprimé pour la première fois dans le mois qui suivit la composition, et parut chez l’éditeur Dannbach (le même qui imprimait la Feuille de Strasbourg) en une petite feuille de format oblong, avec le chant noté sans accompagnement, sous la forme exacte dans laquelle il sortit du cerveau de Rouget de Lisle, par conséquent différent en quelques endroits du chant que la tradition populaire a consacré. La partie chantée y est suivie d’une singulière petite ritournelle de violon en style rococo, qui est comme la signature de l’amateur à la fin du morceau.
Retenons donc cette date, le mois de mai 1792, comme celle à partir de laquelle le chant de Rouget de Lisle fut définitivement livré au public et commença à se propager, à se répandre au dehors, parmi le peuple, dans la nation tout entière. Désormais, le Chant de guerre de l’armée du Rhin n’appartient plus à son auteur. Le voilà parti à la conquête du monde !
Guibert Jean-Pierre on 28 juin 2017
Le maréchal de camp Achille du Chastellet cité dans cet article n’est pas le fils de la marquise du Châtelet, l’amie de Voltaire. Il s’agit d’Achille François de Lascaris d’Urfé, marquis du Chastellet, né en 1759, qui avait hérité des biens de la célèbre maison d’Urfé, en Forez. Il était fils d’Alexis Jean, marquis du Chastellet-Fresnières, gouverneur de Bray-sur-Somme en Artois et d’Adélaïde Marie Thérèse de Lascaris de La Rochefoucauld d’Urfé. Aide-de-camp du marquis de Bouillé pendant la guerre d’indépendance américaine, il adopte avec enthousiasme les idées républicaines au début de la révolution; mais suspecté de complicité avec Dumouriez, il est emprisonné à Paris en septembre 1793 et se suicide dans sa prison au mois d’avril 1794