Jean Louis Lefort, né à Bordeaux en 1875 et décédé en 1954. Il a été membre du comité des indépendants et de la société des aquarellistes français, président de la société des peintres du Paris moderne et du salon des Tuileries.
Ancien combattant de la grande guerre, il a été décoré de la Croix de guerre et fait Chevalier de la Légion d’Honneur.
D’après un article de Jean RENÉ, Conservateur du Musée de la Guerre
paru dans la Revue d’histoire de la guerre mondiale – Société de l’histoire de la guerre – 1924
Jean LEFORT : Un peintre soldat de la Grande Guerre
La plupart des artistes qui ont participé à la guerre, tant comme combattants que comme spectateurs, ont retracé en maints croquis, les visions qui les ont spécialement intéressés. Il n’en est aucun qui n’ait crayonné quelque type ou quelque paysage d’un intérêt documentaire incontestable, les cartons du Musée de la Guerre sont éloquents à cet égard. Les richesses historiques qu’ils renferment prendront toute leur signification, lorsque l’on pourra revoir et parcourir, avec le recul nécessaire, la courbe tragique des événements que nous venons de vivre.
Pourtant, il serait faux de dire que les spectacles de la guerre furent passionnément suivis par les artistes. Ceux qui s’en sont inspirés ne l’ont fait, en général, que d’une façon fragmentaire. C’est le cas de Georges-Victor Hugo, de Maurice Taquoy, d’André Fraye. Les dessins de Dunoyer de Segonzac n’apparaissent que de loin en loin. Luc-Albert Moreau s’intéresse beaucoup plus aux types qu’aux faits eux-mêmes : il généralise, et il est « humain », dans le grand sens du mot, avant d’être narrateur. Jules Flandrin, mobilisé, trouve autant d’attraits à crayonner un bouquet dans la lumière, le sourire d’une fillette, un jardin, un beau cheval, que les types guerriers ou les mouvements de troupe. Dufresne ne fait que de rares aquarelles. On croirait que les sentiments artistiques, meurtris par la vie du front, ne trouvent que rarement en elle sujet à s’extérioriser par le dessin ou la couleur.
Rares, très rares, sont les artistes à qui les événements quotidiens ont servi de thème, et qui se sont résignés à ce thème, depuis la mobilisation jusqu’à l’armistice. Ceux-là, ce sont en quelque sorte les journalistes de la guerre, les narrateurs véridiques de la vie quotidienne des combattants, les auteurs de « mémoires auxquels devront avoir recours les historiens futurs. Le plus complet dans ce genre est peut-être Jean Lefort. Ses œuvres appellent une étude spéciale. Elles sont riches d’indications pour l’intelligence du drame qui a marqué le premier quart du vingtième siècle.
Jean Lefort, ancien élève de l’école des Beaux-Arts de Bordeaux et de celle de Paris où il était venu avec une bourse départementale, n’a pas fait moins de six à sept cents aquarelles depuis sa mobilisation jusqu’à son retour au foyer. Ce sont des œuvres de petit format, tracées à la plume ou crayonnées, et ensuite aquarellées et gouachées, qui tirent leur éloquence de leur vérité même. Sans lyrisme, sans tenter de généraliser, Jean Lefort, simplement, a noté ce qu’il a vu, comme il l’a vu, dans les lieux où il l’a vu, au jour le jour, et c’est par son absolue sincérité que cet oeuvre de guerre prend toute sa signification. Il constitue, dans son ensemble, le plus complet carnet de route d’un mobilisé que l’on puisse concevoir. Il retrace dans ses moindres détails la vie d’un soldat de la grande tragédie.
Cet œuvre est naturellement dispersé. Une collection privée, celle de monsieur Lemetais, possède environ deux cents aquarelles. Le musée de la Guerre en conserve 112, et près de deux cents croquis réunis en des carnets. Quelques pages sont éparpillées à droite et à gauche, l’artiste en garde encore un certain nombre. Mais, la collection publique aidant, il est facile, avec très peu d’imagination, de reconstituer cet ensemble en ses grandes lignes.Quatre expositions successives de Jean Lefort eurent lieu, en novembre 1916, en novembre 1917, en novembre 1918 et en novembre 1919. Elles sont rappelées par des catalogues, qui, simples feuilles volantes, donnent les titres et les dates des tableaux, et apportent ainsi des renseignements qui sont autant de jalons. C’est à l’aide de ces catalogues, complétés par les renseignements oraux que Monsieur Jean Lefort a bien voulu fournir et par les collections du Musée de la Guerre, que j’ai tenté de retracer la vie d’un artiste combattant, des débuts de 1915 à la fin de 1918.
Le second jour de la mobilisation, Jean Lefort, soldat de la classe 1895, prenait le train pour rejoindre le dépôt du 138erégiment territorial d’infanterie, à La Rochelle, où il parvint après cinquante-deux heures de chemin de fer. On ne voulut pas l’y recevoir : il n’était, paraît-il, mobilisable que le treizième jour. Philosophiquement, il reprit la route de Paris pour en repartir à la date indiquée. Lorsqu’il revint, son régiment n’était plus là. On le versa au dépôt, et on l’envoya d’abord garder les forçats, à l’Ile de Ré.
De retour à La Rochelle, il vit, à La Palisse, les paquebots ramenant les réfugiés belges. Plusieurs fois, il fut commandé pour aider le transbordement de ces derniers, du bateau au chemin de fer. Les évacués arrivaient misérables, à demi affamés, transportant avec eux des bribes de leur avoir, saisies au hasard, dans l’affolement du départ, et composées d’objets les plus hétéroclites. De là, date un des souvenirs les plus pénibles pour Jean Lefort : pendant qu’il aidait à un de ces transbordements, un bambin émacié, terrassé par la fatigue, les privations et l’effroi, mourait dans ses bras compatissants.
Ce fut vers la fin de novembre que Jean Lefort, écussonné au chiffre du 237ed’infanterie et compris d’ans un renfort de cinq cents hommes, quitta La Rochelle. Durant son séjour en Aunis, il n’avait pas eu l’esprit tourné vers le travail. A peine avait-il, de-ci de-là, griffonné quelques notes. Pourtant, il emportait dans sa musette un bloc et des couleurs, qui ne devaient plus le quitter, et qui étaient bien, de son mince bagage, ce qu’il considérait comme le plus précieux. Où allait-il ? Il l’ignorait, comme ses camarades. Ou, plus exactement, il croyait, comme ceux-ci, sur la foi des renseignements que les officiers leur avaient fournis, qu’ils allaient à Decize, «garder les mines».
Après un bref arrêt à Decize, le renfort était dirigé sur l’Artois, et, d’eux ou trois jours après son arrivée, au début de décembre 1914, il occupait les tranchées devant Ablain-Saint-Nazaire. Cette petite localité, immortalisée par la guerre, était alors entre les mains des Allemands, sauf la dernière maison que les soldats appelaient la maison Rateau, du nom d’un officier qui l’avait bravement défendue. Le régiment tenait la crête, d’Ablain à Bouvignies, sous les ordres du lieutenant-colonel Schulher.
C’est dans cette région que Jean Lefort fit sa première aquarelle. Il s’y décida tout d’abord par le besoin de lutter contre « le cafard », de remplir le vide de cette vie de soldat, qui, en dehors des heures d’action, est d’une passivité monotone, terriblement lourde pour certains esprits. Ces premiers dessins furent faits sans aucune idée d’en tirer parti, sans penser un moment qu’ils pourraient avoir un intérêt quelconque, dictés par le seul désir, que connaissent bien tous les artistes, de s’extérioriser dans le travail, de crayonner des formes, d’harmoniser des lignes et des couleurs. Ce n’est que plus tard, la guerre se prolongeant au-delà de toutes prévisions, que madame Jean Lefort (après le départ de son mari, elle s’était fait admettre comme infirmière à l’hôpital militaire de Château-Chinon, où elle resta plus de dix-huit mois) eut l’idée, d’organiser une première exposition, dont le succès engendra les suivantes et permit au peintre de subvenir aux besoins de son foyer.
La première aquarelle faite au front par Jean Lefort est une vue de La Tranchée des Arabes, exécutée vers la fin de décembre 1914. Elle ne figura pas à son exposition, où la pièce la plus ancienne en date du 26 février 1915, représentait la Manœuvre d’un ballon observateur.
A ce moment, une relative amélioration survenait dans la vie du soldat Jean Lefort. Le cadavre d’un officier d’artillerie se trouvant entre les lignes, Lefort, un matin, s’en approcha en rampant, le tira par les jambes, et réussit à le ramener jusqu’aux positions françaises. Le peintre ne se glorifie pas de cet acte : chacun, déclare-t-il, était capable d’en faire autant. D’ailleurs, ajoute-t-il, que risquait-on à cette époque ? A peine quelques coups de fusil, car il n’y avait alors presque pas de mitrailleuses. Il n’y a qu’à s’incliner devant ces déclarations et à suivre le cadavre de l’officier jusqu’au poste de La Forestière, où on le transporta, suivi de Jean Lefort.
La Forestière était un poste de secours et de commandement, où se tenaient le colonel, le médecin-major et l’aumônier. Ce dernier, l’abbé Lane, « un homme de dévouement formidable », le seul homme pour qui Jean Lefort déclare avoir eu pendant la guerre une véritable admiration, nous est connu par un croquis, exécuté à La Forestière, Bois de Bouvigny, décembre 1914. Devant un mort enroulé dans une toile de tente et posé sur un brancard, on le voit, incliné et priant. Cet homme grand, d’aspect rude, portant alors toute la barbe, ne redescendait jamais des lignes avec le détachement qu’il y avait accompagné. Resté en arrière, il se consacrait à ensevelir les morts, à recueillir les menus objets qu’ils portaient sur eux pour les transmettre à leurs familles. Il faisait cela avec un héroïsme calme, sans ostentation, et revenait deux ou trois jours après, les joues creuses, les traits tirés, mais ayant accompli ce qu’il disait être son devoir.
Nous voici donc à la Forestière. Jean Lefort est félicité, proposé pour la Croix de Saint-Georges (le gouvernement russe venait de mettre des Croix à la disposition des régiments français). La fouille du cadavre fait trouver, dans une des poches, un croquis portant des indications que l’officier était allé vérifier, l’armée ne disposant pas alors de l’avion et autres moyens de recherches, qui devaient être usités plus tard. Pendant que le colonel examinait ce papier, Jean Lefort remarqua qu’on en pouvait faire le relevé, déclara sa qualité de peintre et de dessinateur ensuite de quoi, il lui fut donné l’ordre de rester à La Forestière.
Son travail désormais consista à parcourir les lignes, pour aller, aux points qui lui étaient indiqués, faire des relevés et des croquis. Ces occupations servaient ses désirs personnels, elles lui permettaient de prendre des notes, pour les compléter ensuite au hasard des repos favorables, et c’est à ces circonstances, et à d’autres de même ordre, que nous devons un ensemble d’aquarelles, qui se continue jusqu’aux jours de joie où Strasbourg ré-arbore enfin la cocarde française.
Au poste de secours de La Forestière, à celui, tout proche, de la Ferme Margot, à l’infirmerie de Verdrel, Jean Lefort voit défiler une série de modèles. Il dessine alors, des types de soldats blessés par des balles, contusionnés par des éclats d’obus ; pauvres épaves glorieuses, hommes meurtris, sanglants, enrobés de boue, masqués de pansements, plus ou moins loqueteux, qui viennent ou qu’on apporte du combat, tous les jours, à toute heure, pour recevoir un soulagement à leurs souffrances, un adoucissement à leurs plaies, et qui sont évacués à l’arrière lorsqu’ils sont trop gravement atteints.
Un poste de secours, commun aux 237e et 360ed’infanterie, qui forment alors brigade, se trouve à Villers-au-Bois. L’infirmerie de cantonnement du 237eest à Hersin-Coupigny. Jean Lefort reproduit l’aspect de l’infirmerie : il montre les diverses scènes de la vie journalière, la corvée d’eau, la lessive, la distribution des boules de pain, celle du « pinard ». Car, la guerre, ce n’est pas de l’héroïsme à jet continu. Les soldats ont aussi à se soucier de leurs besoins matériels manger, boire, se tenir propre. Tour à tour, ils se muent en portefaix, cuisiniers, blanchisseurs, humbles hommes à tout faire, qui d’une besogne passent à une autre et pour qui, bien souvent, se faire tuer est aussi une besogne, inconsciemment héroïque.
A Villers-au-Bois, Jean Lefort montre dans une aquarelle (une de ses premières, puisqu’elle est datée du 28 janvier), intitulée Cimetière près de la route des Pylones, un prêtre en surplis suivi de soldats, qui s’éloignent d’une fosse béante, une sorte de grande tranchée ouverte, où des cadavres reposent côte à côte, dans la suprême fraternité du malheur obscur et glorieux.
A côté du travail et de la mort, les distractions. Une aquarelle, où l’on voit un soldat barbu chanter sur la scène d’un petit théâtre de fortune, devant des musiciens et des camarades assis, représente un Concert organisé à Hersin par les brancardiers du 237einfanterie, le 17 avril 1915. Les infirmiers de Gauchin-le-Gal donnent leur premier concert le 11 juillet, et Jean Lefort est présent, son carnet à la main. Le régiment organise à Houvelin, le 15 juillet, une Matinée récréative à laquelle il assiste également et qu’il se hâte de dessiner.
Entre temps était survenue l’offensive du printemps en Artois. L’attaque du 9 mai devait, pensaient les soldats, nous conduire à Douai. C’est la seule fois que Jean Lefort vit les troupes partir Vers la bataille en chantant. Un même enthousiasme soulevait chacun des hommes, on croyait au succès, et on entrevoyait le retour au foyer. Les objectifs qui devaient être occupés l’après-midi étaient atteints dès dix heures. Les pertes étaient causées par la seule artillerie ennemie, donc elles étaient minimes. Mais les renforts, qui devaient soutenir la première vague, arrivèrent vingt-quatre heures trop tard. Le 237edut revenir sur ses pas et réoccuper ses anciennes positions. C’était le commencement de la bataille d’Arras, que le communiqué du 10 mai indiquait en ces termes : « Nous avons réalisé de sérieux progrès au nord d’Arras, dans la région de Loos et au sud de Carency ». Acharnée, la bataille devait se poursuivre treize jours durant, et non sans pertes. Chaque fois que le régiment montait en lignes, et avant toute attaque, une demande de 250 hommes de renfort était adressée au dépôt.
Cependant, Jean Lefort continue sa tâche de narrateur. Il dessine, entre autres, un Service religieux au Cimetière de Gouy-Servins, le Cantonnement de Fresnicourt le 25 mai, il fait une aquarelle d’un groupe d’Allemands trouvés dans les décombres d’une partie de l’église d’Ablain-Saint-Nazaire, puis l’Intérieur de la voiture servant au transport des blessésentre Ablain-Saint-Nazaire et Gouy-Servins, vieille et archaïque tapissière transformée en une voiture d’ambulance sommaire, sur le plancher de laquelle on étendait les blessés.
Le 6 juillet, le G.Q.G. adressait aux régiments de la région d’Arras, des instructions pour la destruction des poux de la tête et du corps. Tous les soldats n’avaient pas attendu cette circulaire pour lutter, avec plus ou moins de bonheur, contre ces parasites mais, à partir de ce jour-là, ce fut une offensive générale et acharnée. Jean Lefort en a conservé le souvenir dans l’aquarelle où il fait voir un soldat debout, le torse nu, attentif à fouiller les replis de sa chemise.
Jean Lefort, parti simple soldat, devait rester simple soldat jusqu’à la fin. À une question de son colonel lui demandant d’accepter des galons et d’arriver au grade d’officier, Lefort répondit qu’il avait travaillé vingt ans pour apprendre un métier qu’il ne connaissait pas encore entièrement, qu’il n’avait aucune éducation militaire et manquait de compétence pour prendre la responsabilité de conduire des hommes au combat. Le colonel, qui avait des lettres, aurait pu lui répondre en citant Paul-Louis Courier et en reprenant les arguments de la conversation chez la comtesse d’Albany sur le métier militaire. Il comprit les raisons de son subordonné, sourit et n’insista pas.
Le 23 avril 1915, au nord d’Ypres, les Allemands employaient pour la première fois les gaz asphyxiants. Le 15 septembre suivant, Jean Lefort faisait, à Gouy-Servins, un croquis du Premier essai de la cagoule contre les gaz, et, trois mois après, il dessinait de même La cagoule anglaise et le masque Tambuté. Les procédés de défense se multipliaient et se perfectionnaient, comme les procédés d’attaque.
Son régiment étant maintenu dans la même région, les notes sur Ablain-Saint-Nazaire et les environs se multiplient. C’est, entre autres, un Passage de goumiers à Gauchin-le-Gal (24 septembre), La dernière maison d’Ablain, face à la Boucherie (5 octobre), La soupe à Ablain-Saint-Nazaire, Le dépôt d’autobus transport des troupes (11 octobre), le Départ du 237ede Tincques aux tranchées (26 octobre), Les cuistots ravitaillant les premières lignes, dans le chemin des carrières, entre Souchez et Neuville-Saint-Waast (8 décembre), Le retour des tranchées sur la route de Berthonval à Saint-Eloi (1er décembre).
Un des derniers tableautins, exécutés en cette année 1915, est daté du 29 décembre il représente des Tombes de soldats français et allemands sur le front d’Artois. D’après une note prise dans la nuit du 23 au 24 novembre, l’artiste exécuta l’aquarelle Un abri dans le boyau. C’est l’intérieur d’un des trous du poste de secours situé sur la route de Béthune à Arras que décrit Henri Barbusse, dans « Le Feu ». Lefort ne le montre pas à l’heure où affluent les blessés, où un médecin « pratique, en plein air, à l’entrée, des pansements sommaires, et on dit qu’il ne s’est pas arrêté, non plus que ses aides, de toute la nuit et de toute la journée, et qu’il fait une besogne surhumaine ». Non, plus simplement, trois soldats harassés dorment étendus près d’un brasero, à une heure de relative accalmie.
Cependant, le temps passe. Vers la fin de février 1916, le régiment de Lefort est relevé par les troupes anglaises. En lignes depuis la première heure, on lui promet quarante jours de repos. Il part alors dans les divers cantonnements. Au début de mars, il est entre l’Oise et l’Aisne, dans la région de Rocquencourt et de Mesnil-Saint-Firmin le 8 mars, il embarque à la gare de cette dernière localité et vient dans la Marne, à Sivry-sur-Ante.
Mais, depuis le 21 février, Verdun est attaqué. Les régiments cantonnés à l’arrière ne restent pas longtemps au repos. Vers le 20 mars, Jean Lefort et ses camarades sont au ravin de la Caillette, à gauche du fort de Douaumont. Le régiment reste sept jours en lignes, et lorsqu’il redescend, il a perdu, sans avoir participé à aucune attaque, la moitié de son effectif, sort commun de tous les régiments engagés. Ce que furent ces journées, il est à peine possible de se l’imaginer. Demeurant trois à quatre jours dans des trous d’obus, sous un bombardement incessant, tourmentés par la soif et la faim, les soldats connurent là le maximum de tension nerveuse et de souffrances, poussèrent l’héroïsme à ses limites extrêmes.
Jean Lefort et ses camarades arrivèrent la nuit, parcourant un chemin sans abri, sans tranchée ils ne pouvaient même garder le souvenir des endroits traversés. Au retour, rendez-vous général fut donné au faubourg Pavé, à Verdun, et, dans la nuit, chacun, sans savoir au juste comment, se débrouilla pour gagner l’endroit indiqué.
Durant ces sept jours, les « cuistots » se montrèrent splendidement héroïques. « Les vrais héros de Verdun, déclare non sans exaltation Jean Lefort, ce ne sont pas ceux qui ont tenu, ce sont les cuistots. Ce chemin que nous avons fait deux fois et qui apparaît dans mon souvenir comme un cauchemar, eux, ils le faisaient deux fois par jour, et combien chargés. Et encore, lorsqu’ils arrivaient, ceux qui arrivaient, nous les « engueulions parce que la pitance était froide ».
A l’aide de quelques notes et de souvenirs tout proches, dès qu’il trouve un coin où s’installer, le peintre fait de nouvelles aquarelles : Le Ravin de la Caillette (23 et 29 mars), Un bombardement des Côtes de Belleville et du Faubourg Pavé (27 mars), Le retour du Ravin de la Caillette près de Haudainville (4 avril), etc. Mais est-il besoin de dire que ces pièces ne sont pas nombreuses ?
A peine reposé, il faut repartir. On remonte au fort de Souville. On y parvient la nuit, non sans pertes sensibles, après avoir passé par cette période de transes, bien connue de tous ceux qui ont combattu et dont le processus est très net à la descente des lignes, au retour vers le repos, une sorte de bien-être moral, une joie envahissante qui fait tout oublier, puis, dès la remonte en lignes, l’inquiétude, la peur qui se manifeste d’abord chez tous, et qui peu à peu disparaît dans la réadaptation progressive au danger.
Le village de Belleray, sur les rives de la Meuse, au nord de Verdun, possède un petit cimetière, où maintenant sont mêlés à la terre, des restes confus de combattants. Là, dans des toiles de tentes étalées, des territoriaux de corvée apportaient des débris informes, des morceaux d’hommes qu’ils ramenaient pêle-mêle, par charrettes entières, comme un engrais. Des trous creusés les recevaient, la terre compatissante les recouvrait, les enserrait, masquait ces tragiques vestiges du drame intense qui se poursuivait. Le 237e d’infanterie, et d’autres régiments encore, passèrent à côté de cette effroyable vision, que le génie de Dante se fût refusé à imaginer, mais qui n’a pu, un instant, faire fléchir aucune énergie.
C’est auprès de ce village que le régiment s’arrêta après avoir quitté le fort de Souville. Les hommes couchèrent dans des péniches, sur le canal de l’Est qui court en cet endroit parallèlement à la Meuse et à la route d’Haudainville à Verdun. Ils étaient tout à la joie de s’étendre d’ans la paille, douce à leurs membres brisés.
Après avoir cantonné au village de Velaine, que rappelle une aquarelle datée du 8 avril 1916, le régiment partait au repos, vers les Vosges et la Lorraine. Il stationnait à Ruppes, à Jubainville, reçu par les paysans avec une cordialité spontanée et entière. Là, pour la première fois depuis de bien longs mois, Jean Lefort connut cette volupté du soldat : coucher dans un lit ! Et ce fut, durant quarante jours, une période d’accalmie.
Les aquarelles de cette époque nous montrent Une pause entre Saulxerotte et Selaincourt, une Grand’Halte entre Haroué et Crantenoy, L’arrivée au cantonnement à Heillecourt, le paysage Entre Heillecourt et Fontenoy-sur-Moselle.On fait faire à ces hommes, « rescapés » de l’enfer de Verdun, de longues marches on leur impose l’exercice, comme à la caserne, on les soumet à des revues, pour continuer à avoir « la troupe en mains ».
Enfin, en juillet, la brigade est installée en Lorraine, où elle demeure plusieurs mois. Le secteur était calme. De temps à autre, quelques obus sur les tranchées la nuit, quelques torpilles en somme, « très peu de chose ». La tâche de Jean Lefort consistait alors à aller relever les dégâts des torpilles, à en dresser le plan et l’état précis, afin qu’on pût répartir le travail des territoriaux chargés de remettre les choses en bon ordre.
Entre temps, les survivants de la classe 1895 à laquelle appartenait Jean Lefort, et ceux de quelques autres classes, étaient relevés des régiments actifs pour être versés dans les régiments d’infanterie territoriale. L’artiste obtint de son colonel l’autorisation de rester avec ses jeunes camarades. Il y tenait. Quand on lui demanda pourquoi, il répond que ce n’était pas par bravoure, mais parce qu’il ne se souciait pas du tout de mener « la vie imbécile et déprimante du territorial ».
C’est dans ce secteur lorrain que fut dissous le 237e régiment d’infanterie. Une partie passa au 360e, l’autre au 279e. Depuis le début de la guerre, les 237e et 360e d’infanterie n’avaient cessé de fraterniser. Par contre, les soldats de ces deux régiments n’aimaient pas le régiment voisin, le 279e, qu’ils accusaient « d’avoir toujours le filon », car partout, sous la protection du hasard, ses pertes avaient été plus minimes que celles des autres régiments.
L’ordre de dissolution fut accueilli avec stupeur par le 237e. Les hommes, attachés à leur régiment, n’imaginaient pas qu’il pût disparaître. Dans leur esprit, c’est le 279e qui devait cesser d’exister. Si la fusion se fit, pour ainsi dire toute seule pour la fraction versée au 360e, il n’en fut pas de même des éléments versés à l’autre régiment. Ici, les anciens continuèrent longtemps à se grouper, à se réunir dans les cantonnements, comme les eaux de ces rivières qui, jetées dans un même lit, roulent côte à côte sans parvenir à se mélanger. II y eut des injures, des batailles chez les « bistrots », l’intimité fut longue à s’établir.
Jean Lefort, versé au 360e, partait sur la Somme avec ce régiment, lequel prenait, fin août, les tranchées entre Biaches et Barleux devant Péronne, et devait rester dans la région jusqu’à la mi-novembre.
Ces quelques mois furent admirablement employés par Jean Lefort. Si l’on pouvait réunir les aquarelles nombreuses qu’il fit alors, on aurait tous les détails pittoresques d’une région particulièrement mouvante et animée à cette période. Le Musée de la Guerre, qui malheureusement n’a pas d’aquarelles de la région de Verdun, en possède plusieurs exécutées sur le front de la Somme, du mois d’août à la mi-novembre 1916. C’est le Ravin des Colonels, l’intérieur d’un Baraquement à Méricourt, Le canon de 37 à Cléry, près de la voie ferrée, L’arrivée d’un renfort lors de l’attaque de septembre 1916, qui, si elle nous coûta bien des pertes, fut une défaite pour les Allemands. Le coiffeur de la Compagnie à Froissy, un Train blindé au camp 59, entre la Motte-en-Santerre et Morcourt, l’Entrée du boyau de la Choucroute près d’Herbecourt, deux poilus Dans la tranchée Dolfus, face à la Maisonnette, etc…
Le seul énoncé des titres indique la variété des sujets et la diversité des notes. Quelques-unes de ces aquarelles ont figuré dernièrement à l’exposition coloniale de Marseille : un groupe de soldats noirs en corvée de bois au Camp 59, derrière Morcourt, un Soldat annamite croqué au Camp du 16ebataillon indo-chinois, l’Auto-bazar venant ravitailler les camps, dessiné à Cappy, etc.
Cependant, le 14 décembre, le régiment embarquait en gare de Rethondes pour aller occuper le secteur de Moulin-sous-Touvent, dans l’Aisne. Jean Lefort allait bientôt quitter le 360e, quelques jours avant le fameux repli Hindenburg, et il n’accompagna pas le régiment dans sa marche en direction du massif de Saint-Gobain.
Le canevas de tir de la 1re armée, à laquelle appartenait le groupement de Jean Lefort, avait, par une circulaire, demandé des dessinateurs. Jean Lefort s’était fait inscrire, au moment où il partait pour une permission. Au retour, après une recherche de trois ou quatre jours, il retrouvait son unité. Ce fut pour recevoir l’ordre de se rendre à Verberie, et d’y passer les épreuves éliminatoires. L’examen terminé, il rejoignait le régiment, alors à Offémont. Il y était à peine réinstallé qu’on le demandait au canevas de tir où il était admis. Ceci se passait en mars 1917.
Voilà donc le peintre à Verberie. Pour lui, changement de décor. Le canevas de tir était logé dans une maison confortable, qui possédait chauffage central et éclairage électrique. Les hommes, groupés par trois ou quatre seulement par chambre, couchaient sur des paillasses. L’arrivée fut un enchantement. Cela ne l’empêcha pas de regretter presque aussitôt son régiment. Il était tombé sur ce qu’il appelle « une administration effroyable ». Ce fut une période de « cafard », « d’attrapades » avec son capitaine le travail lui paraissait sans intérêt, et il n’eût pas hésité à demander sa réintégration au 360e, si madame Lefort, heureuse de le sentir plus au calme, ne l’avait exhorté dans ses lettres, à la patience et à l’acceptation de son sort, enviable à bien des égards matériels.
Jean Lefort était alors au « Service de la restitution ». Il reportait sur carte les renseignements donnés par les photographies d’avion. Quelquefois, il allait aux premières lignes pour préciser certains détails demandés par les Etats-Majors. Il notait en même temps les aspects typiques, dont il tira alors quelques pages plus importantes, qui sont dans une collection privée. Il avait une installation acceptable et pouvait travailler dans de meilleures conditions. Jusqu’alors, ses notes une fois prises, il devait chercher un coin abrité pour les mettre en œuvre. Ce coin était le plus souvent un bout de table chez un « bistrot ». Là ne régnait pas un silence ou une atmosphère propice au recueillement.
Il ne devait pas rester longtemps à Verberie. Son unité revint à Château-Thierry, et, durant tout le mois de mai, qu’il passa dans cette petite ville, Jean Lefort dessina à Brasles : Cantonnement du 9e Zouaves, à Courtault, à Essonnes, à Marizelle.
C’est au cours de ces diverses pérégrinations que lui arrive un incident dont le souvenir le met en joie. Un garde-champêtre, le voyant dessiner, ne trouva pas cette besogne très naturelle. Il pensa tout de suite à un espion. Fier de sa clairvoyance, appelant à la rescousse d’eux énormes artilleurs pour encadrer son prisonnier, il arrêta l’artiste, le conduisit devant le commandant de batterie. L’interrogatoire de Jean Lefort fut hilarant. Pour en reproduire le caractère, il ne faudrait rien moins que l’admirable talent de notre Courteline. Le garde-champêtre, triomphant tout d’abord, déchanta peu à peu. Jean Lefort, ayant démontré ses qualités et précisé ses fonctions, fut remis en liberté.
Pareille aventure devait d’ailleurs lui survenir, plus tard, à Dunkerque, où, arrêté par les Anglais, il fut relâché grâce à l’intervention de camarades et au prestige de sa croix de Guerre.
De Château-Thierry, le canevas de tir auquel appartenait Lefort fut dirigé sur la Ferté-sous-Jouarre. Dans cette dernière localité, un contingent fut détaché pour aller dans les Flandres. Jean Lefort y figurait. On le retrouve vers la mi-juin, en pleine activité, à Hondschoote. Il y devait rester cinq mois, et parcourir toute la région, prenant, au long des jours, des notations nombreuses et importantes. Son travail militaire allait être quelque peu modifié. Les photographies d’avions se multipliaient : les canevas de tir qui les recevaient en vrac, finissaient par ne plus s’y reconnaître, d’autant plus que si les « reconnaissances » françaises et belges étaient d’ordinaire prises et apportées avec une certaine méthode, on n’en pouvait pas toujours dire autant de celles qui provenaient des services anglais de l’aviation. Il fallut songer à établir un service central qui, recevant toutes les épreuves, eût pour tâche de repérer sur carte les points touchés par les « reconnaissances » et de les donner, ainsi sériées, à chaque restituteur. Lefort fut chargé de ce service central.
Les aquarelles faites en Flandre durant cette période comptent, pour le sujet, parmi les plus pittoresques du peintre. Il est alors en contact avec les Belges, et il montre, entre autres scènes, un Rassemblement de troupes belges près de l’église d’Hondschoote, un Parc de camions belges dans cette même ville, et là encore, un Cantonnement de repos des troupes belges. Il est auprès des Anglais, et il peint le Retour des tranchées d’une compagnie de Tommies, Le camp anglais près du moulin d’Hondschoote, etc…
Et c’est aussi une Patrouille sur la plage de Rosendaël, La Tour des Templiers à Nieuport, des Artilleurs rejoignant leur batterie dans les dunes, Une batterie de 305 en action à Wulveringhem, etc…
Ses annales de la guerre s’enrichissent chaque jour d’une autre page. Un document nouveau surgit à chaque instant, il fait vivre sous nos yeux, dans le cadre de leur action, tous ces hommes perdus, noyés, ensevelis en quelque sorte dans la nature et qui, minuscules sous les grands ciels, sont les artisans d’une des luttes les plus prodigieuses dont le monde ait tressailli.
A la fin de juillet 1917, eut lieu l’offensive britannique des Flandres, que devait entraver et interrompre le mauvais temps. Les troupes françaises, opérant en liaison étroite avec nos alliés et couvrant leur flanc gauche, enlevaient le village de Bixschote et le cabaret Kortekert. Cette offensive avait été précédée, dès la mi-juillet, d’évacuations de villages. On vit, une fois de plus, la triste cohue des habitants obligés de quitter leurs demeures, partant chargés de ce qu’ils possédaient de plus précieux, au long des chemins et des routes désolés. Jean Lefort, sensible à toute cette misère, devait la consigner dans une aquarelle, faite sur la Route de Loos à Nieucapelle le 18 juillet.
Puis il note les Ruines de Boesinghe, une Patrouille visitant les abris bétonnés allemands effondrés dans le bois 14, une Compagnie traversant l’Yser, des Soldats puisant de l’eau dans un trou d’obus, des Sapeurs-pionniers asséchant un boyau au Cabaret Kortekert. Grâce à l’artiste, la vie des troupes dans cette région des boues est relatée dans des pages qui viennent éclairer de reflets pittoresques les communiqués et les récits officiels.
Ceci devait durer jusqu’à la mi-décembre. Le 14, Jean Lefort roulait Dans des wagons à bestiaux, de Bergues à Toul, ainsi que le montre un dessin, et, le 19, il aquarellait un départ aux tranchées, dans le ravin de Jolival, au secteur de Régnéville en Lorraine. Ensuite, il dessinait divers coins de Toul et des environs, tout en continuant sa besogne militaire. L’offensive allemande de mars 1918 lui fit quitter hâtivement la Lorraine. Alertés, ses camarades et lui filent sur Montdidier, où ils sont reçus… par les Allemands, et où, il va sans dire, ils ne s’installent pas. Ils se retirent sur Beauvais, où ils arrivent le 23 mars, et où ils attendent des ordres qui devaient mettre un mois environ à venir. Jean Lefort, durant ce temps, muse à travers la ville. Le spectacle qui s’offre chaque jour à ses yeux est à la fois navrant et pittoresque. Les réfugiés de la Somme et de l’Oise affluent dans la ville. Ils encombrent les rues, campent sur les places. Leur misère se mêle aux uniformes bleu-horizon, dans une cohue qui fait dire aux soldats : « Si les avions boches venaient par ici, quel boulot ils feraient ».
Hommes, femmes, enfants, dans leur commune détresse, se rassemblent aux carrefours. On en loge partout. L’ancien Musée en regorge. Jean Lefort note leurs attitudes de pauvres bêtes traquées et pourchassées : il fait quelques aquarelles à Beauvais et dans les environs, se rapportant toutes aux détails des événements en cours, mais il ne semble pas que les semaines passées sous l’égide du chevet ajouré de la cathédrale gothique aient été fructueuses. Il se rattrapera au cours des mois suivants, lorsqu’un ordre, enfin reçu, l’amènera à Conty.
Là, des premiers jours de juin jusqu’à la mi-juillet, le canevas de tir loge, dans des baraquements, et se remet à travailler.Jean Lefort, à ses heures de loisir, montre la vie refluant vers cette petite localité où ont lieu des Départs d’ambulances vers le front, où les Voitures de ravitaillement se rassemblent sur la place, et où les soldats porteurs de bidons accourent à L’heure du pinard. Lefort y note l’aspect d’un Parc à bestiaux, il assiste à une Halte de troupes noiresen marche vers l’avant. Il voit les habitants, presque chaque nuit alertés, partir, le soir venu, en longues théories, pour se réfugier dans les carrières des environs, ainsi que le montre une aquarelle conservée, avec mainte autre déjà citée, dans les collections du Musée de la Guerre.
Cependant, rayonnant autour de Conty pour la besogne qui lui était commandée, Jean Lefort parcourt toute la région ouest de Montdidier. Lors du départ de l’offensive franco-britannique du 8 août, il est sur la Route de Moreuil à Villers-aux-Erables. Dans les ruines de l’église de Moreuil, il voit un Enlèvement de cadavres. Il fait un dessin du butin d’artillerie réuni dans cette localité deux jours après l’attaque, un autre d’un Convoi de prisonniers de passage à Breteuil, le 23 août, le lendemain d’un bombardement nocturne, qui avait fait exploser deux wagons de munitions. Il note l’aspect lamentable de la gare à demi-culbutée mais bientôt il a la joie de montrer, à Contre, les réfugiés revenant vers leur village reconquis, pour en occuper, hélas, les décombres.
Il est alors cantonné à Beaulieu-lès-Fontaine. C’est de ce point central qu’il a l’occasion de peindre la Ferme de la Panneterie au Sud-Ouest de Libermont, ferme qui fut prise, perdue et reprise sept fois dans les journées des 2 et 3 septembre.
Quelques jours après, il est à Montdidier, dont il nous présente les ruines désolées puis, l’avance continuant, il dessine entre autres choses L’entrée souterraine du Canal du Nord, l’Intérieur de l’église de Candor utilisée comme ambulance par les Allemands. Arrivé à Saint-Quentin vers la mi-novembre, aux jours de l’armistice, il y reste trois semaines sans avoir rien à faire pour l’armée. Cela lui permet de prendre de nombreuses notes dans la ville, de montrer les maisons en ruines de la Rue des Toiles, les décombres du Couvent des religieuses de la Croix, où descendait le Kaiser lorsqu’il venait dans cette région, et maint aspect de cette grande cité, meurtrie et pantelante encore de l’occupation ennemie.
Jean Lefort va jusqu’à Homblières, Quartier Général de la 1re armée, là où la délégation allemande avait séjourné un instant en se rendant à Tergnier, à Rethondes, pour y connaître et y accepter les conditions de l’armistice. De Homblières, Lefort revient à Saint-Quentin. C’est là qu’il reçoit l’ordre, impatiemment attendu, de regagner Châlons-sur-Mame pour y être démobilisé.
Ce que fut la démobilisation, la plupart d’entre nous le savent : une grande et longue fatigue, impatiemment supportée dans l’attente du dénouement. Les philosophies hindoues insistent sur les liens qui unissent nos frères inférieurs, les animaux, aux hommes peu évolués. C’est une dernière leçon d’humilité qui nous fut donnée par des transports d’une monotonie et d’une lenteur désespérantes, dans des wagons à bestiaux. Les centres démobilisateurs étaient presque toujours loin des gares. Chaque mobilisé, chargé de ce qu’il avait de plus précieux, devait y gagner le plus lointain baraquement, pour y avoir froid, sinon faim. Et il arriva que les soldats, harassés, à qui on avait offert en souvenir leur casque de guerre, jetèrent peu à peu sur la route les objets les plus lourds ou les plus encombrants, et que les chemins, de la gare aux baraquements, et même le long de certaines voies de chemin de fer, furent marqués de casques abandonnés.
L’on essaya des palliatifs pour éviter cet abandon : c’est ainsi qu’à la 8e armée, et dans d’autres peut-être, dès le départ du second « échelon », on fit courir le bruit que tout démobilisé, qui ne pourrait pas présenter son casque au dépôt, devrait payer la somme de dix-sept francs cinquante. Beaucoup s’émurent de l’étrange forme que prenait ce cadeau, peu s’en étonnèrent, quelques-uns gardèrent jusqu’au bout leur coiffure guerrière.
Jean Lefort qui, démobilisé, avait mis trois jours pour parcourir les 173 kilomètres qui séparent Châlons de Paris, les trains alors roulant à une allure moins rapide que celle des bicyclettes, a montré un groupe de soldats désarmés, enfin libres, regardant d’un air mi-respectueux, mi-goguenard deux officiers debout sur un trottoir. C’est un Départ de démobilisables, exécuté d’après un croquis pris à Châlons-sur-Marne, le 4 janvier 1919, et qui clôt la série de l’œuvre artistique de guerre du peintre Jean Lefort.
Depuis lors, dans les diverses expositions et au Salon des Indépendants, on a revu Jean Lefort avec son macfarlane foncé, sorte de limousine de berger de l’idéal, qui est son costume habituel. La canne au bras, portant sur la tête un chapeau plat à larges bords, toujours de même forme et toujours rattaché par un cordon à une boutonnière, on le retrouve avec le sourire amical de ses yeux clairs. Dans sa face restée ronde, presque poupine, seule la moustache a passé du brun au poivre et sel.
Durant ces quatre années de diverses tribulations, il fut maintes fois, selon ses propres termes, « chamboulé, soufflé par obus, effleuré par des balles, enlisé en Artois, retiré avec des cordes ». « Il avait pleuré par les gaz ».
Il avait été plusieurs fois cité à l’ordre. Une des citations le peint tout entier « A manifesté, dans maintes circonstances dangereuses, une humeur au-dessus de tout éloge », « humeur » qui ne l’empêche pas de se mettre parfois en colère, de discuter avec véhémence, de rester combatif dans la vie civile, comme dans la vie militaire.
Démobilisé, il reprit sa boîte de couleurs, partit pour Strasbourg, erra parmi les rues qui avoisinent l’Ill, peignit les maisons pavoisées, la Cathédrale parée de nos trois couleurs, la place Kléber illuminée dans la joie du retour à la patrie. Et puis il parcourut l’Alsace, ses petites villes aux lisières des Vosges, continuant sa tâche de narrateur, toujours précis, toujours attentif au détail pittoresque, amusé par un vieux porche, une vieille maison, une place de village, une entrée d’église, une procession, par les faits et les choses de la vie journalière, par ses moindres apparences, par ce qui en fait le charme et la douceur. Et tout cela, Jean Lefort, chroniqueur de son temps, le note pour le plaisir d’un grand nombre de ses contemporains et pour l’information des historiens futurs.
Yves Hamard on 12 décembre 2013
Merci pour ce super article.
Danielle Lefort on 4 février 2016
Bravo pour toutes ces recherches et explications
J’aimerai en savoir plus
Bientôt peut être
Merci
LAGET on 20 avril 2019
travail exceptionnel, exceptionnel, et bien réconfortant….
Grand, grand merci.
Ca fait plaisir, et ça fait du bien.
Bravo, cher Monsieur, que je ne connais pas…C’est magnifique…
Haut les coeurs,
SL