Texte écrit par Maurice BARRES à l’occasion de la Journée des Poilus le 25 décembre 1915
Voila de ce fait le mot « poilu » installé sur tous nos murs, en grands caractères, presque officiellement. J’ai dit, l’autre jour, que je trouvais quelque chose de déplaisant à cette consécration d’un mot qui ne me semble pas respecter assez ceux qu’il désigne. Poilu! Le vocable a quelque chose d’animal. C’est vrai que j’avais demandé: « A quand une journée du poilu? » Mais ce qu’un écrivain peut se permettre dans une conversation familière avec ses lecteurs n’est plus de même convenance si c’est le Parlement qui l’emploie. Pour une solennité, le mot manque de dignité; il respire une jovialité qui est peu de saison et nous entraîne trop du côté de la farce…
Le pittoresque est-il donc indispensable? Pourquoi pas, tout simplement, la « Journée du combattant »,ou, comme me disait Gyp, la « Journée du soldat »? « Mais non, me dit un sage correspondant, je ne vous suis pas dans vos scrupules. Le mot de poilu a rompu ses liens étymologiques autant que celui de soldat. Un poilu a sans doute du poil, autant que le soldat reçoit une solde, mais des harmoniques supplémentaires donnent la note fondamentale. Le « combattant » a, comme tous les mots qui gardent leur figure de participe présent, quelque chose de pas définitif: un mourant, un mendiant, un protestant… Poilu a je ne sais quoi d’hirsute, sans doute, mais aussi de solide et de fort.
Je vous assure qu’en avril, au poste de commandement d’où nous observions le déclanchement des braves gens qui partaient à l’assaut, blocs de boue transformés soudain en guerriers, il n’y avait pas d’autre mot pour venir sur nos lèvres, au commandant R… et à moi: Il faut une fête du poilu, Barres devrait s’y atteler. » J’écoute, mais je ne me rends pas. Dans l’action même, le poilu est admirable de spontanéité, de vérité farouche. Il est juste, hardi, fait image, et l’on serait bien chétif de s’offusquer. Mais sur de grandes affiches officielles et froides, pour annoncer une fête nationale, pour grouper des jeunes filles qui quêteront le passant, ces deux syllabes ne sonnent pas à l’unisson avec nos pensées d’amitié et de respect… Tout ceci, d’ailleurs, est d’importance secondaire, et l’on m’excusera de céder aux manies d’un écrivain habitué par sa profession à peser, faire sonner et vérifier les mots, sur sa table de travail, un peu plus qu’il n’est raisonnable. Poilu ne peut plus ne pas être. Le mot est créé. Au début, plaisait-il tant que cela à l’armée? J’en doute. Mais c’est d’elle qu’il nous vient, et nous recueillons avec la plus amicale curiosité tout ce qui se forme spontanément dans son esprit, tout ce qui réfléchit sa misère et sa vaillance.
Un aimable correspondant m’envoie un petit essai plein d’esprit sur le langage que ses amis et lui parlent au fond des tranchées. C’est imagé, très riche en pseudonymes, cela rappelle par la couleur et la crudité le vieux français: c’est jailli de la source vive. Puisque la « Journée du poilu » nous en donne l’occasion, et que M. Henry-Solus (à l’armée, un caporal; dans le civil, un docteur en droit, lauréat de la Faculté) m’en prête la science, voulez-vous que je vous présente le poilu tel qu’il parle?
Le poilu est un homme. Mais vous l’entendez rarement parler de sa figure. Son visage, le plus souvent recouvert de barbe (d’où son nom), prend une appellation animale peu honorable, qui est d’ailleurs commune à l’ensemble de la figure et à la bouche en particulier… Vous comprenez ? L’expression revient à tout propos et sonne rude et bien. On dit: Prendre un obus sur le coin (je me demande où il se trouve) de la g…, comme aussi: en pleine poire, dans le portrait! En tout ceci, c’est de la figure qu’il s’agit. Vous savez que la tête ou trognon se coiffe d’un képi, dit kébrock, pot de fleurs.
Le buste du poilu, la partie de son corps qui contient l’estomac et les entrailles, qui sont par conséquent le réceptacle de la nourriture, se nomme pour ce motif: coffre, bide, buffet, lampe. Rien ne fait plaisir comme de s’en flanquer plein la lampe. Le poilu met ses jambes, ses quilles, ses pattes, ses harpions, son compas, dans un objet appelé par certains pantalon, mais par lui: falzar, frandar, froc, fourreau, grimpant. On voit le geste de l’homme qui s’habille… A ses pieds, panards, ripalons, il enfile des godillots ou, si vous préférez, des godasses, des grôles, des croquenots, des ribouis, des péniches (le pied du soldat est généralement mignon), des chaussettes à clous, des pompes (à l’usage de l’eau des tranchées, probablement).
Tout le monde connaît Azor, le sac; Mlle Lebel, le fusil, et Rosalie, la baïonnette, trois fidèles amis du troufion. Le temps où le poilu se couchait dans un lit, appelé pajot ou plumard, en raison sans doute de l’absence de plumes dans la literie, est maintenant passé. Il dort (quand il dort, et alors il pionce, il roupille, il en écrase) sur la terre, heureux d’avoir de temps en temps un peu de paille en guise de drap ou de sac à viande. Au repos, en arrière, il trouve quelquefois un lit: quelle joie, quelle nouba. Quelle foire!
Mais la chose est rare depuis que le poilu habite la tranchée et ses gourbis, ses cagnas, ses calebasses. Sa grande préoccupation est alors de défendre sa peau. Car il reçoit des visites peu agréables: les gros noirs, les marmites, les wagons-lits, les trains de wagons-lits, s’il y en a plusieurs, le métro… Que sais-je encore? C’est alors que retentissent les: « Planquez-vous! » Les poilus s’aplatissent sur le sol sans s’émouvoir: faut pas s’en faire! A quoi bon avoir les foies blancs, verts ou tricolores, en d’autres termes, avoir peur? On n’est pas une bleusaille! Et quand résonne l’éclatement formidable du 105 ou du 120, le poilu apprécie d’un air amusé: C’est un pepère… un maous… un pépère-maous. De petits bourdonnements se font entendre: ce sont les éclats nommés mouches à miel, abeilles (ces qualilicatifs étant d’ailleurs communs aux balles) qui, heurtant un obstacle, cessent brusquement leur ronronnement.
Aussi, on est brave; on en a dans le ventre; on est blessé, attigé, amoché; on meurt, cela s’appelle être occis, clamecé, claboté, bousillé, zigouillé. Il en tombe beaucoup, surtout à la charge à la baïonnette, quand on va à la fourchette. Notez enfin un autre petit inconvénient de la vie des tranchées. Ces cochons de Boches ont amené avec eux, laissés en liberté, une multitude d’insectes parasites, parmi lesquels on doit signaler, en raison de leur nombre et de leur universelle renommée, les poux, totos ou gos, petites bêtes blanches aux pattes agiles, appelées aussi pour ce motif mies de pain mécaniques… Et je vous assure que pour s’en débarrasser on a bien de la peine: quel boulot!
Ce sont là les ennuis d’un métier qui réserve, par contre, d’agréables moments. La soupe, par exemple!… Il faut avoir vécu au front pour être capable de comprendre l’enthousiasme de l’accueil fait à l’homme sale et graisseux que la guerre a révélé cuisinier, « Ah! Te v’là, l’cuistot! Eh bien! Ça va, à la cuistance? Dis donc… vieux, qu’est-ce que tu nous apportes à becqueter? » Le cuisinier, louche en main, procède alors à la distribution. Chacun tend sa galetouse, lisez gamelle, et reçoit sa portion de rata: bidoche ou barbaque cuite avec patates, faillots ou riz. Avec cela, un quart de boule (pain ou bricheton); et de temps en temps, un morceau de frometon ou fromgi (fromage). Seulement, il arrive parfois que, pour divers motifs, la soupe ne vient pas: attaques, changements imprévus de secteur, culbute du cuisinier et de sa becquetance sous la rafale des obus. Philosophiquement, en s’accompagnant d’un geste des mains qui esquissent un nœud imaginaire sur le ventre, le poilu se met la tringle ou la corde, serre un cran à la ceinture, ou, par antithèse, il se bombe. Et il le fait sans trop se plaindre -rouspéter ou rouscailler- se réservant d’ailleurs de se tasser une boîte de singe. Mais quelle n’est pas sa joie lorsqu’il peut se rassasier à son aise, se taper la tête ou la cloche, s’en mettre plein le col, plein le cornet! Le comble du bien-être est atteint quand paraît le vin, le pinard tant désiré. On ne l’a plus, comme autrefois, en litre, en kil; on en touche – et encore!… – un quart. Sinon, au cas où le pinard a fait le mur, on se contente d’eau dite flotte ou lance. Puis vient le traditionnel jus, dont on ne se passerait pas pour un empire. De temps en temps, enfin, on distribue de l’eau-de-vie: la goutte, la gniole, le criq, le « j’te connais bien ».
Mais généralement le poilu voit là un signe avant-coureur d’une attaque. Alors, malgré le plaisir de l’absorption, il trouve que ça la fiche mal! Il eût préférer déguster en paix, que diable! Ce plaisir de la soupe s’adresse à ce qu’Aristote appellerait l’âme inférieure. Il en est un autre d’une essence supérieure: celui de recevoir des lettres. Les babillardes sont toujours bienvenues: celles des parents, des vieux; des frères et sœurs, frangins et frangines; des amis, des copains, des connaissances restées au pays; des parrains et marraines de guerre.Souvent aussi on y trouve de quoi garnir son portemonnaie.
Les yeux du poilu, ses mirettes, s’illuminent lorsqu’il voit son morling se remplir de ronds, de balles, de tunes. Bienheureux ceux qui ont du pognon, du pèse! La guerre a eu le magnifique résultat de créer entre les combattants, dans la tranchée, des liens d’amitié et de fraternité qui se traduisent de préférence par les qualificatifs: mon vieux (même s’il est de la classe 17), mon pote. Le poteau est celui sur lequel on s’appuie, en qui on a pleine confiance. C’est le copain préféré, le bon zig, le chic type. On est heureux de le retrouver. Quand on le voit, on lui saule su’l'paletot (bien qu’il n’en porte plus depuis plus d’un an), on lui bondît su’l'poil (ce qui est plus conforme à la réalité), on l’agrafe (vous apercevez dans ce terme le mouvement des atomes crochus dont parlait Lucrèce). Depuis les secours sur le champ de bataille jusqu’aux menus services de tous les jours, le poteau est toujours prêt à obliger son copain. Il cherche, en douce: sans bruit, en secret, à lui éviter des histoires. Il l’empêchera de se faire poisser, piper, gaffer par un chef, d’avoir des embêtements, de tomber sur un os, sur un dur, sur un manche, sur un bec de gaz. Il lui conseillera de ne point faire le zouave ou le mariolle, ce qui signifie faire sottement le fanfaron.
Pour passer le temps, et entre deux parties de cartes, les poilus causent avec plaisir de leurs prouesses.Avec force détails et déplacements de képi sur la tête, ils racontent les aventures qui leur sont arrivées depuis le jour où ils ont quitté le dépôt, ce qui se dit: En jouer un air, mettre les voiles, les bâtons, les bouts de bois (simple façon de parler, jusque et y compris leur arrivée à l’hosto (l’hôpital). Que pas un ne s’avise alors d’exagérer, de bourrer le crâne, d’en lanquer plein la vue aux autres, d’en faire un plat ou une tartine: Ça n’a rien à faire! lui répond-on. Tu vas un peu fort, tu charries, tu attiges! (car tout le monde se tutoie maintenant). Mais ce peut être de bonne foi que l’auteur du récit se trompe; le copain rectifie alors: « Non, vieux, tu te gourres! » N’allez pas croire surtout que les poilus sont toujours d’accord. Leurs discussions sont quelquefois violentes. Il leur sort de ce que vous appelez bouche des expressions qui brûleraient ce papier si je les y transcrivais…
En voici une tout au moins convenable et curieuse: volaille! En accentuant sur les voyelles des deux premières syllabes, ce qui donne à l’épithète une expression de dégoût, de haine… Quant au mépris, rien ne l’exprime mieux que: sale embusqué, genou creux! Sachez, en outre, que le poilu agacé et importuné vous envoie promener sans scrupules, en lançant la main droite par-dessus l’épaule et en disant, après un petit sifflement: A la gare: Traduisez: Laissez-moi la paix, c’est inutile d’insister, vous perdez votre temps. Et d’autres fois il vous déclarera sans sourciller: J’en ai marre! J’en ai assez! Apprenez enfin que Cambronne est très admiré et plagié dans certaines de ses expressions historiques. Son mot célèbre retentit à tout propos, dans les moments tragiques comme dans tes circonstances les plus comiques. Selon l’intonation de la voix, il exprime la joie, la surprise, l’ennui, la tristesse, la colère. Il entre surtout dans la composition d’une locution célèbre, très goûtée du poilu, ayant un synonyme que je puis seul vous livrer: débrouillard.
Voilà ce que me raconte le caporal Solus. Je le remercie, au nom de mes lecteurs, pour sa curieuse communication. C’est une feuille de l’herbier des tranchées qu’il nous envoie là. Il a cueilli sur tige-dos, mots qu’on ne reverra plus aux printemps prochains, des mots nés d’un caprice, d’une misère, d’une minute de vaillante gaieté, et qui passent de bouche en bouche sans jamais se fixer. Tout au plus si parfois une main engourdie les trace au charbon sur les planches pluvieuses d’un baraquement provisoire. Le plus grand nombre s’évaporeront le jour où nos soldats reprendront leurs vêtements, leur langage civil, le jour où le jeune caporal Solus revêtira, au barreau de Paris, sa robe d’avocat stagiaire.
Dans ce temps même, ils ne cessent pas de se transformer. Certains sombrent, d’autres émergent. Il s’agit pour eux de peindre une réalité si mouvante! J’ai dans l’idée que le mot poilu lui-même est au bout de sa course. Il rendait admirablement les dehors du soldat des tranchées, mais celui-ci, vous savez comme il est à cette heure? Le casque en tête, des lunettes d’automobiliste sur les yeux et trois tampons en bâillon sur la bouche, la musette remplie de grenades à main, quelques appareils respiratoires pendu; à ses trousses, c’est une curiosité zoologique inouïe que le poilu du front à la fin de 1915; c’est une nouveauté dans cette vie d’héroïsme; il va se rebaptiser.